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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Filière

de Philippe Sands

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Histoire

Dans cet ouvrage aux allures d’enquête policière, Philippe Sands nous emmène sur les traces d’Otto von Wächter, baron autrichien, alias le « boucher de Lemberg ». Ce SS ordonna, par exemple, la suppression des Juifs de Galicie : 500 000 morts au bas mot. Il finit ses jours à Rome, dans des circonstances mystérieuses, alors qu’il s’apprêtait, grâce à la « filière », à rejoindre l’Amérique latine. Depuis, son fils Horst essaie de réhabiliter sa mémoire. L’assassin aurait été un homme bon, malheureusement instrumentalisé par le régime criminel d’Adolf Hitler.

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1. Introduction

Les personnages principaux du drame familial narré par Philippe Sands sont Otto von Wächter et son fils Horst, torturé par la culpabilité familiale. Le destin de cette famille est emblématique de celui de leur pays : l’Autriche. Cela commence sous la bannière des Habsbourg, lors de la Première Guerre mondiale.

Alors, tout marche comme il faut. Le grand-père, Joseph Wächter, est un officier admirable. Son combat lui vaut le titre de baron, qu’il transmettra à ses descendants. Mais 1918 devait apporter la ruine, et à la famille Wächter, et à l’Empire, désormais démembré.

Le jeune Otto adhéra au nazisme. Cheville ouvrière de l’Anschluss, il se vit confier, durant la guerre, la tâche d’administrer la Galicie. C’est là que, expert en aryanisation musclée, il acquit le surnom de « boucher de Lemberg ». La débâcle, il la passera parmi ces Allemands qui avaient la haute-main sur la République de Salo. Traqué, il s’enfuira dans les Alpes, puis à Rome, d’où il tentera de rejoindre l’Argentine. Atteint d’un mal incurable et foudroyant, il reçut l’absolution des mains d’un évêque. Mais le droit, lui, n’en finit pas de le poursuivre.

Pour autant qu’il soit coupable de crime contre l’humanité, sa faute est imprescriptible et le pardon ne peut lui être accordé. La descendance d’Otto se déchire. Les uns veulent tout taire ; les autres le blanchir. Selon ces derniers, il n’aurait fait qu’obéir à des ordres dont il ne lui appartenait pas de mettre en cause le bien-fondé. Loin d’être un monstre, il aurait été un valeureux soldat de l’anticommunisme, un empoisonné mort dans les bras d’un évêque qui lui accorda le pardon.

2. Cheville ouvrière de l’Anschluss

Le baron Otto von Wächter est né en 1898. C’était, dans les années 1920, un bel aryen, grand, athlétique, intelligent et ambitieux. Baptisé comme tout bon Autrichien, dans la Sainte Eglise catholique, il avait suivi des études de droit. Il n’avait pas fait la guerre, d’où une certaine frustration, une envie de combat, alors que Vienne, ce foyer de l’antisémitisme, voyait affluer d’innombrables réfugiés juifs et slaves fuyant la guerre civile russe. À John le Carré qui lui demandait un jour pourquoi il vivait à Vienne, « centre névralgique de l’antisémitisme », Wiesenthal répondit : « Pour étudier la maladie, vous devez vivre dans le marécage » (ibid., p. 373.

Naturellement, Otto embrassa la cause du nationalisme le plus ardent. Il adhéra, comme son père avant lui, au Deutsche Klub, qui réclamait le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne et la mise au pas des Juifs. Bientôt, il rejoignit les rangs du national-socialisme. La roue de l’histoire était enclenchée.

En 1933, Adolf Hitler accédait au pouvoir. En Autriche, c’était l’effervescence. Les nazis réclamaient l’unification des deux Etats germaniques, mais c’était interdit par les traités de paix et le chancelier Dollfuss ne le voulait pas. Comme on sait, la violence ne fait pas reculer les nazis. Otto von Wächter fut donc très heureux de participer au complot de 1934 visant à balayer Dollfuss et à prendre le pouvoir.

Or, la machination échoua, Dollfuss fut assassiné et la République autrichienne traqua les coupables. Recherché pour haute trahison dans son propre pays, Otto gagna Berlin, laissant à Vienne une épouse éplorée, mère de famille nombreuse, inquiète que son mari, qu’elle savait homme à femmes mais qu’elle adulait, ne la trompe allègrement.

3. Administrer la Galicie

En 1938, l’Allemagne envahit l’Autriche. Otto était l’homme de la situation. Les nazis avaient besoin d’hommes sûrs, pour administrer la nouvelle province. Adhérant de la première heure (1923), il avait risqué sa vie pour le parti, et on ne lui connaissait aucun défaut, ni physique, ni racial, ni idéologique. Il fut promu.

Son portrait en pleine page parut dans le Völkischer Beobachter, l’organe officiel du Parti. Il emménagea dans la vaste demeure du Juif Mendl, n’hésitant pas, semble-t-il, à s’approprier les œuvres d’art et les objets de luxe qui s’y trouvaient. Il adopta, à la grande joie de son épouse, le mode de vie d’un prince. Nommé secrétaire d’Etat à Vienne, il fut chargé de l’épuration. Elle fut féroce : plus de 16 000 fonctionnaires licenciés. Et elle fut impitoyable : il n’épargna pas ses anciens professeurs de droit d’origine juive, Hupka et Brassloff, qui tous deux moururent dans les camps. Toutefois, ce n’était rien encore.

En septembre 1939, la Pologne était écrasée. On avait besoin de cadres pour gérer le Gouvernement général. Otto rejoignit alors Cracovie, puis Lemberg, dont il devint l’un des maîtres. Dans ces deux villes, il s’acquitta impeccablement des tâches qu’on lui confiait : le marquage, le parcage puis l’élimination des Juifs ; l’exécution massive d’otages au moindre signe de résistance de la part des civils, vieille politique allemande. À en croire la correspondance qu’il échangeait alors avec son épouse, c’étaient des jours heureux. Il vivait dans l’opulence.

Otto pouvait être fier : Cracovie et Lemberg (aujourd’hui Lviv en Ukraine) furent parmi les premières localités à pouvoir être déclarée Judenfrei, c’est-à-dire libérée de toute présence juive. Coût : au moins 500 000 morts.

4. Janus totenkopf

Atroce avec les ennemis, Otto est charmant avec ses amis, sa famille, ses compatriotes et même certains occupés. La Galicie, c’était un tiers de Polonais, qui furent déportés pour le travail forcé, un tiers de Juifs, qui furent exterminés, et un tiers d’Ukrainiens.

Parmi ceux-ci, les jeunes étaient dans l’armée rouge ou avaient pris le maquis. Restaient les femmes, les enfants, les vieillards et des koulaks victimes du NKVD. Certains de ceux-là trouvèrent Otto fantastique, et Otto en déduisit que l’Ukraine toute entière le soutenait. Il leur promit la revanche contre les Soviets, à condition de s’engager dans la division SS Galicie, qu’il monta de toute pièce. Otto n’était pas, en effet, un raciste borné. Le sang ukrainien pouvait bien couler lui aussi pour l’Europe nouvelle : pourquoi les Germains seuls supporteraient-ils le poids de la lutte pour libérer l’Europe du judéo-bolchevisme ?

Et c’est ainsi que naquit la légende du bon gouverneur Wächter, obligé bien malgré lui d’appliquer les ordres criminels de ses supérieurs, mais au fond simplement bon patriote, bon père de famille (qui en réalité trompait sa femme régulièrement), ami de l’Ukraine et fer de lance de la lutte contre le communisme, ennemi de l’humanité. La légende est bien pratique : c’est sur elle que repose la défense de Horst von Wächter, le fils d’Otto. Comme nombre d’Allemands, celui-ci cherche par tous les moyens à expliquer et à amoindrir les fautes d’un père qu’il aimait.

5. Otto en Italie

Comme on sait, l’orgie macabre de l’hitlérisme ne dura pas. L’armée rouge envahit (ou libéra) la moitié de l’Europe, dont la Galicie. Désormais « roi sans royaume », Otto trouva à s’employer en Italie, pays dont il connaissait parfaitement la langue, lui qui avait grandit à Trieste, alors autrichienne. Son rôle fut important, sinon crucial : d’aucuns affirmaient qu’il contrôlait l’économie italienne.

Quand les Américains eurent libéré la péninsule, Otto s’enfuit dans les Alpes. Il vécut là de 1945 à 1947, tâchant de se faire oublier, grâce à l’aide de son épouse (qui vivait du recel des objets volés pendant la guerre) et sur celle d’un camarade nazi, plus jeune et plus fort. Otto craignait les tribunaux : nombre de ses supérieurs et camarades avaient été condamnés à mort à Nuremberg.

Bientôt, la situation changea. Le nazisme était terrassé. Le nouvel ennemi de l’Occident, c’était le communisme. Une fois de plus, Otto était le candidat idéal. Obéissant et inhumain jusqu’à pouvoir ordonner le massacre d’innombrables innocents, il nourrissait à l’endroit du communisme une haine inextinguible et il n’avait pas le choix : s’il tombait entre les mains de la justice, c’en était fait de lui. C’est ainsi qu’Otto partit pour Rome, où il avait de nombreux amis parmi les néo-fascistes.

On le présenta à l’évêque Hudal, anticommuniste convaincu qui, jadis, avait négocié le concordat entre l’Eglise catholique et le régime hitlérien. L’Eglise lui donna une chambre dans un couvent : le « boucher de Lemberg », comme l’appelait la presse communiste, était décidément bien reçu. On pensait le faire partir, comme beaucoup d’autres, en Argentine ou en Syrie. Sans doute y serait-il parvenu, s’il n’était pas mort, brutalement, d’une infection contractée dans les eaux malsaines du Tibre, où il aimait à nager.

Otto avait laissé un manuscrit. Cela s’appelle : Quo vadis Germania ? Tout un programme : il y avoue que le racisme nazi était sans fondement, mais il ne regrette rien des massacre auxquels lui et ses camarades se sont livrés ; surtout, il indique la direction que doit suivre son pays : l’union de l’Europe contre le communisme, contre les Soviétiques.

6. Combat mémoriel

Horst von Wächter, le plus jeune fils d’Otto en est persuadé : son père, qui n’était pas un mauvais bougre, aurait pu jouer un rôle de premier plan durant la guerre froide, s’il n’était pas mort. Cela, affirme-t-il à Philippe Sands venu l’interroger dans son vieux château décatis datant des Templiers, les Russes le savaient. Ils avaient peur de lui et de son influence en Galicie sur les valeureux combattants ukrainiens qu’il avait formés et que l’URSS devait mettre des années à réduire .

Ce sont donc eux, pense le fils, qui ont assassiné Otto. D’ailleurs, le cadavre était tout noir, comme s’il avait été empoisonné, et c’est avec un homme très louche qu’Otto avait dîné pour la toute dernière fois. Ce Karl Hass, ex-nazi, aurait été un agent double, travaillant pour les Américains mais surtout pour les Russes. Pour Horst, il n’en faut pas plus, c’est la preuve indubitable que son père fut empoisonné, probablement sur ordre des Soviétiques, à défaut par les Juifs qui traquaient les nazis, peut-être par le plus fameux d’entre eux, Simon Wiesenthal . Miracle : son père est une victime, et non un bourreau ; c’est un antisoviétique, d’ailleurs jusqu’à nos jours adulé par les patriotes ukrainiens de Galicie ; c’est un homme qui, ayant refusé de servir l’infâme Staline fut pour cette raison assassiné par empoisonnement. Alors, sa mémoire est sauve. D’ailleurs, il fut absous, au seuil de la mort, par l’évêque Hudal.

Pour Philippe Sands, cette thèse alternative (complotiste) ne tient pas. Tout d’abord, il existe une infection que l’on peut attraper en nageant dans une eau infestée de rats, comme le Tibre à l’époque, et elle se termine effectivement par une hémorragie générale de surface donnant au cadavre une couleur noire : c’est la maladie de Weil, et Otto aimait nager dans le Tibre. Ensuite, ni les Soviétiques ni les Juifs n’avaient intérêt à supprimer un homme qu’ils n’auraient eu aucun mal à confondre devant les tribunaux. Enfin, Karl Hass, le potentiel Judas de l’histoire, n’a rien d’un agent soviétique ; au contraire, il est en si bons termes avec les Américains que, ironie de l’histoire, son fils a eu un enfant avec la fille de l’agent américain qui le surveillait. Quant à l’absolution, elle émane d’un évêque fasciste et germanophile…

7. Conclusion

À travers le destin d’Otto von Wächter, Philippe Sands nous donne à comprendre ceci : au début de la Guerre froide, les services américains ont organisé, avec l’aide de très hauts prélats de l’Eglise catholique, le recrutement, le blanchiment et le sauvetage d’anciens criminels nazis qui leur paraissaient pouvoir être utilisés contre le communisme. Il s’agit de la ratline, littéralement la « route des rats », filière d’exfiltration qui aboutissait en Syrie et en Argentine.

Mais Philippe Sands interroge aussi le destin du fils d’Otto, Horst von Wächter, seul parmi les enfants du boucher de Lemberg à accepter d’évoquer publiquement la mémoire de son père. En quelque sorte, il représente la mémoire torturée de l’Allemagne contemporaine. Il accepte de parler. Il est sincèrement anti-raciste. Il a le souvenir de son père comme d’un homme bon, et il veut à tout prix le dédouaner. Il minimise donc les crimes, les rapporte à ceux de l’adversaire soviétique. Il magnifie sa popularité auprès des populations occupées de Galicie. Il reprend, aussi, à son compte, le projet que formait son père : taire les crimes, accuser l’URSS, s’allier aux Etats-Unis, se rapprocher du Vatican, maintenir les liens avec la Galicie fasciste et se fondre dans l’Europe pour mieux renaître.D’où il ressort que les enjeux mémoriels ont des implications très politiques.

8. Zone critique

Le livre de Philippe Sands a les caractères de son origine : une série de podcasts pour la radio conçue comme une série policière où l’enquêteur (qui est ici l’historien) doit faire la lumière sur le meurtre d’un serial killer. Fasciné, le lecteur lit que peut-être untel fut un agent double, peut-être triple, que peut-être le Vatican cache des secrets inavouables, que peut-être il y eut empoisonnement et que, cerise sur le gâteau, l’amour a uni un descendant des combattants de la liberté à celui de nazis, si bien que le beau-père d’un certain Américain se trouve être un ancien SS. Horreur !

Cette manière de faire est sans doute captivante, mais elle fait la part belle aux légendes les plus tenaces sur le nazisme qui survivrait en Argentine, en Syrie, dans la CIA et la Galicie, grâce à des évêques fascistes et des agents américains passionnément anticommunistes, etc. S’il y a bien du vrai dans ces choses-là, on pourra regretter que Philippe Sands n’ait les ait pas confrontées, pour les comprendre, aux idées des historiens du nazisme.

Par exemple, la théorie de Johann Chapoutot sur le management nazi par la délégation de responsabilité permettrait de comprendre l’irresponsabilité criminelle d’Otto Wächter ; celle d’Arendt sur banalité du mal permettrait de comprendre que l’assassin de centaines de milliers de personnes puisse être aussi un brave homme ; celle d’Albert Speer sur l’absence de culture politique dans la bourgeoisie germanique permettrait de comprendre comment un étudiant en droit chargé de culture a pu plonger dans le crime sans se rendre compte de rien. Le lecteur aurait ainsi pu comprendre pourquoi, aux yeux de beaucoup, la responsabilité du crime résidait plus dans le système nazi que dans l’individu Otto von Wächter, brave homme au fond que rien n’empêchait de servir des causes plus nobles.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Philippe Sands, La Filière, Paris, Albin Michel, 2020.

Du même auteur– Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017.

Autres pistes– Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991.– Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « nrf essais », 2020.– Gerald Steinacher, Les nazis en fuite. Croix-Rouge, Vatican, CIA, Paris, Perrin, 2015.– Simon Wiesenthal, Les Assassins sont parmi nous, Paris, Stock, 1967.– Kurzio Malaparte, Kaputt, Paris, Gallimard, coll. « folio », 2014.– Graham Green, Le troisième homme, Paris, Robert Laffont, 1992.– Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011

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