Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Philippe Silberzahn & Béatrice Rousset
Depuis des décennies, les tentatives de transformation des entreprises s'enchaînent sans succès. Pourtant, la nécessité de rendre leurs modes de fonctionnement plus agiles et adaptables est de plus en plus vitale, dans un monde aux changements accélérés. Le fatalisme n’a plus lieu d’être, car il existe une solution universelle pour « cracker » enfin le code des organisations : c'est le modèle mental, ou la représentation de la réalité construite par l'organisation et ses collaborateurs. Un ouvrage dédié à tous les acteurs de l’entreprise qui souhaitent insuffler un nouveau souffle à celle-ci (dirigeants, DRH, salariés, consultants, coachs, responsables publics…).
Ce livre est le fruit d'un long travail de recherche, nourri par l'expérience de deux experts confirmés en management. Illustré de nombreux exemples, il montre comment les modèles mentaux sont la source du blocage des organisations, mais aussi le point d'entrée pour les remettre en mouvement.
Il s’appuie sur une méthode pragmatique du management, l'effectuation, mise en lumière au début des années 2000 par la chercheuse américaine Saras Sarasvathy pour proposer cinq leviers d’action, des modèles mentaux alternatifs inspirés des entrepreneurs.
Avant de développer une approche permettant de rendre ce changement systématique au niveau de toute l'organisation et de poser les bases d'une nouvelle compétence managériale de gestion des modèles mentaux.
Dans les organisations, un malaise croissant se fait jour. Difficultés à recruter, fort turnover… Les salariés sont démobilisés par l’absurdité des tâches, la lenteur des process, l’étroitesse d’esprit, l’incapacité à changer la façon de faire les choses ou encore la difficulté d’agir. Le besoin d’appartenance, si important autrefois comme marqueur social, disparaît, de plus en plus remplacé par la recherche de sens. Par ailleurs, la nécessité de se transformer ne fait aucun doute.
Dans une réalité de plus en plus évolutive et incertaine, les cinq axiomes sur lesquels repose le management traditionnel (démarrer avec un objectif ; décider sur la base de gains attendus ; définir des rôles ; éviter les surprises ; résoudre des problèmes) semblent aujourd’hui avoir atteint leurs limites. Le modèle économique né au XIXe siècle, celui de la production de masse et sur lequel les entreprises ont bâti leur succès, est arrivé à sa fin.Or, la plupart des programmes de transformation mis en place depuis 20 ans peinent à atteindre leurs objectifs : délais non respectés, dispositifs qui ne vont pas assez loin…
Ce n’est pas faute, pourtant, de dépenser beaucoup d’énergie et d’argent pour des séminaires et autres actions de formation : empowerment (prise de pouvoir et d’initiative) des salariés, entrepreneuriat, intelligence collective, méditation, escape games, design thinking (méthode de gestion de l’innovation)… Mais rien n’y fait, le blues persiste.
Explication des auteurs à ces échecs persistants : les méthodes appliquées pour se transformer ne tiennent pas compte de ces changements. Ils évoquent la longue liste des échecs en la matière : les approches sociologiques ne donnent pas de solutions concrètes, tandis que les psychologiques ramènent tout à l’individu, en faisant abstraction du contexte.
Autres tentatives avortées : la libération complète de tout management, ou encore l’intrapreneuriat (mobilisation de l’entrepreneuriat au sein des organisations). « Une raison est peut-être que ces modes de gestion sont difficiles à mettre en œuvre en parce qu’ils éludent la question du pouvoir, qui est centrale dans une organisation », évoquent les auteurs (p.15). Autres « fausses causes de l’échec » : la vision, l’exécution, la résistance au changement, la communication, le leadership, les valeurs, l’entrepreneuriat... Il manque seulement aux dirigeants un « code » pour lire l’organisation et agir dessus.
Par le terme de « modèles mentaux », on désigne le filtre composé des hypothèses, des croyances et de valeurs que nous utilisons pour décrypter le monde. Les modèles mentaux se construisent à partir de nos cinq sens, de nos expériences passées, vécues ou empruntées à d’autres, ainsi que de notre environnement géographique, culturel, social, intellectuel, imaginaire. Par exemple, le budget, manière de se représenter les flux financiers à venir de l’entreprise, est un modèle mental à la fois individuel et collectif. La notion est mise en avant par un vaste corpus de recherche en psychologie, psychiatrie, et neurosciences notamment. C’est un élément clé de la psyché humaine.
Les modèles mentaux sont des points d’entrée dans la culture de l’organisation. Au sein des entreprises, les modèles mentaux se renforcent continuellement par le jeu du recrutement, de l’intégration et des départs. Or, les dirigeants ont très rarement conscience d’avoir un modèle mental, sans doute parce qu’ils sont prisonniers d’un modèle mental particulier, celui de la pensée analytique et causale. Le changement est donc difficile parce qu’il revient à remettre en question des modèles mentaux profondément ancrés, tant en chaque individu qu’au sein des organisations en tant qu’élément essentiel de leur identité, et surtout invisibles. Et parce qu’ils ont, de longue date, prouvé leur efficacité.
Après tout, c’est à eux que nous devons les deux premières révolutions industrielles et notre richesse matérielle actuelle. « Le modèle mental est à la fois le problème invisible et la solution ; le virus et le vaccin. Il est le problème parce qu’une organisation qui reste prisonnière de son modèle mental alors que le monde change est condamnée au déclin (…) Mais le modèle mental est aussi la solution, car si on peut amener cette organisation à l’ajuster, tout le reste suit », déclarent les auteurs (p.17) Et ils préviennent : la mise à jour des modèles mentaux qui ont permis son succès jusque-là est un préalable indispensable pour toute organisation qui a besoin de se transformer.
Cette mise à jour doit s’appuyer sur le modèle des entrepreneurs. Marque distinctive de ces derniers ? Ils transforment leur environnement. Henry Ford a ainsi bouleversé le marché automobile avec la Ford T, Netflix l’univers de la télévision et du cinéma, Airbnb l’hôtellerie… Ils le font en remettant en cause des croyances qui nous semblent évidentes. Autrement dit, ils changent nos modèles mentaux.
En 2001, la chercheuse américaine Saras Sarasvathy a montré que les entrepreneurs appliquent cinq principes simples, regroupés sous le terme « effectuation ». Principes repris par les auteurs en les reformulant en modèles mentaux alternatifs pour les organisations. Leur force ? Partir de la réalité pour la transformer, tout en restant en permanence en lien avec celle-ci.
Ces cinq principes sont les suivants :
- Modèle 1 : Démarrer avec ce qu'on a. Les plans de transformation des organisations correspondent à une logique causale : définir un objectif, puis trouver les moyens pour l’atteindre. Mais partir d’une vision détourne le regard de la réalité actuelle du système. En partant de leurs ressources disponibles, plutôt que d’un rêve, les entrepreneurs s’y mettent immédiatement, et avec un contrôle total sur leurs actions. Au lieu d’entrer dans un tunnel dont la sortie est la réussite ou l’échec, on ouvre l’éventail des possibles.
- Modèle 2 : Agir en perte acceptable. Les entreprises pensent souvent en termes de « grand » projet ». Mais entre grande ambition et peur de l’échec, l’action est gelée. Les entrepreneurs, eux, visent petit pour voir grand, en regardant d’abord ce qu’ils peuvent perdre si les choses tournent mal. Ce modèle permet le réengagement et l’épanouissement.
- Modèle 3 : Obtenir des engagements. Il faut créer un mouvement social de fond, entraînant tous les acteurs de l’organisation. Remplacer les « Comment faire ? » par les « Avec qui faire ? ». La mise en relation entre personnes et le changement collectif sont les éléments fondamentaux de ce modèle, qui réduit le risque d’agir et pousse à dépasser les conflits stériles et à générer des conflits féconds.
- Modèle 4 : Tirer parti des surprises. Le management moderne vise à éviter les surprises, menaces pour la bonne gestion du plan d’action. La prévision en est la pierre angulaire, sur les principes de l’organisation scientifique du travail. Mais dans un environnement incertain et dynamique, les surprises, bonnes ou mauvaises, deviennent la norme, et sont même porteuses de progrès. Ce modèle nous invite à saisir l’instant inattendu – une remarque d’un client, un échec, une décision – pour questionner nos croyances. Il fait de l’adaptation, de la transformation et de l’exploration un état naturel.
- Modèle 5 : Créer le contexte qui va susciter les comportements attendus. Agir pour créer un contexte favorable est l’essence du leadership. Basé sur le pragmatisme, ce modèle est l’opposé de la déresponsabilisation : il remet les acteurs dans le jeu, du haut en bas de l’échelle.
L’approche effectuale se combine aisément avec l’existant, quel qu’il soit. C’est la mobilisation régulière des cinq modèles alternatifs, par tous les acteurs de l’entreprise, au travers d’une pratique systématique et disciplinée, qui mènera à cette transformation. Philippe Silberzahn et Béatrice Rousset proposent une méthode, appelée META (Modèles mentaux, Exposer, Tester, Ajuster).
Il s’agit de partir des modèles mentaux existants, de les exposer (afin de les mettre en évidence), en se disant : « nous pensons que…, mais il pourrait en être autrement ». Puis de les tester pour faire apparaître des conflits, en générant une solution effective. Enfin, de s’assurer qu’ils sont utiles par rapport à la réalité.
Cet ajustement est effectué en opposant les différents modèles mentaux alternatifs avec le modèle mental dominant qu’ils questionnent dans l’entreprise.
Le modèle 1 questionne celui de fixer des objectifs. L’idée étant qu’une cible claire n’est pas toujours un préalable obligatoire, la cible pouvant se dessiner en chemin.
Le 2 s’oppose à la conviction « Pour réussir grand, il faut viser grand ».
Le 3 contrecarre celui selon lequel l’organisation est une machine : il invite à s’intéresser aux acteurs plutôt qu’à l’organigramme.
Le 4, le modèle mental corporate « il faut savoir avant d’agir pour éviter les surprises ».
Le 5, enfin, s’attaque à plusieurs modèles « idéaux » d’un coup : « le rôle d’un manager est de régler les problèmes » et « ce qui arrive n’est pas de mon fait ». Il invite à s’inclure dans le contexte, en considérant sa propre capacité d’action sur la situation.
De manière globale, les cinq modèles remettent en cause une idée fondamentale dans notre pensée : la nécessité d’avoir un objectif. Un modèle qui nous entraîne dans une logique du « tout ou rien », avec beaucoup à gagner, mais aussi beaucoup à perdre. Or, l’absence d’objectif nous libère de l’épée de Damoclès de l’échec. À la clé, contrairement aux idées reçues, la porte ouverte sur des succès potentiellement sans limites.
« Une vie sans objectif ? Un étudiant sans projet de carrière ? Pourquoi pas ? Prendre des cours au hasard de ses envies, découvrir des choses inattendues, s’initier à la calligraphie, totalement inutile, rencontrer des gens en-dehors de son cercle et arriver à un endroit inimaginable au départ. Quelques années plus tard, connecter des choses inutiles et inventer le Macintosh. C’est l’histoire de Steve Jobs », illustrent les auteurs (p.178)
La mobilisation systématique de ces modèles alternatifs met en mouvement l’organisation et fait émerger un nouveau modèle « racine », celui de la relation au monde. Il s’agit de passer du modèle mental objectif (celui de l’entreprise) : « Je définis une réalité idéale que je veux atteindre » au modèle mental « relation au monde » (« Je me mets en lien avec la réalité pour vivre et prospérer. »)
Dans le monde actuel, ce sont l’innovation et la créativité qui déterminent la réussite. Internet rime avec ouverture et accès de l’information à tous. Plus éduqués et plus autonomes, les individus sont moins prêts à se soumettre aux exigences d’une grande organisation. L’accélération du changement laissant de moins en moins de temps pour s’adapter, une organisation ne restera en vie que si elle fait de cette capacité d’adaptation une compétence centrale de son management.
Il s’agit, dès lors, de s’orienter vers un nouveau management. Lequel consiste essentiellement à sortir du piège des modèles mentaux, à profiter de leur dynamique pour élargir l’expression de la réalité, tant vis-à-vis des collaborateurs que des clients ou des fournisseurs, pour aider ceux-ci à mettre en évidence le contexte sur lequel ils peuvent agir. C’est cette capacité d’une organisation à remettre en question son modèle mental rapidement et avec succès qui constituera son avantage concurrentiel. Lequel sera aussi composé de la faculté de produire des modèles mentaux à volonté, voire de permettre à ses clients de produire leurs propres modèles. Exemple emblématique : l’IPhone. Ses utilisateurs sont souvent incapables d’expliquer en quoi leur appareil est meilleur qu’un autre… mais ils le sont aussi d’en changer !
Dans le monde causal, la notion de stratégie est jupitérienne (élaborée par le haut de la hiérarchie) et cartésienne (organisée de A à Z). Dans le monde effectual, elle regarde le système, le contexte, et s’assure constamment qu’ils permettent la résonance, à savoir la relation effective au monde. Aux dirigeants de s’assurer que les modèles mentaux soient partagés par tous, explicites et revisités en permanence.
Dans le monde causal, l’organisation est un moyen au service d’un objectif. Dans le monde effectual, l’organisation et sa survie constituent l’objectif. Si on ne pense plus en termes d’objectifs, que devient la question du sens donné à l’action ? Réponse des auteurs : « Vous voulez du sens ? produisez-le vous-même ! » (p.191).
Le manager, le salarié, le DRH ou le consultant devenu conscient des modèles mentaux, qui saura les élargir et en faire son champ d’action individuel et collectif, deviendra effectual. La discipline de vie qui en découle lui donnera les clés pour mener efficacement la conduite du changement et entrer en relation avec son environnement, dans une logique d’évolution permanente.
À la clé, des leviers d’action plus efficace sur de nombreux aspects qui jusque-là faisaient du sur-place dans de nombreuses organisations, comme la diversité, l’innovation ou l’empowerment. Cette relation étroite avec la réalité de leur environnement constituant aussi le meilleur avantage concurrentiel de l’entreprise.
Un ouvrage pertinent, étayé d’illustrations très concrètes, sur le rôle des modèles mentaux dans le management. L’analyse a le mérite de montrer que l’entreprise est avant tout constituée de psychés humaines et d’expliquer clairement les raisons des échecs des programmes de transformation aussi ambitieux que contre-productifs menés ces dernières décennies, visant à promouvoir le « bien-être au travail ». On peut regretter, toutefois, la limitation de la présentation au modèle de l'effectuation, là où d'autres modèles mentaux sont à l'œuvre dans l'entreprise, en particulier les relations entre acteurs et organisation hiérarchique.
On aurait aimé un approfondissement plus poussé en matière de sciences sociales, d’histoire ou de neurosciences pour appuyer la thèse. L’absence de références bibliographiques fouillées, tout comme la légèreté relative du propos, font déconseiller cette lecture aux initiés.
Ouvrage recensé– Philippe Silberzahn, Béatrice Rousset, Stratégie Modèle Mental : Cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement, Paris, Diateino, 2019.
Ouvrage de Philippe Silberzahn– Effectuation : Les principes de l'entrepreneuriat pour tous, Montreuil, Pearson France, 2014.
Autres pistes– Frédéric Laloux, Reinventing Organizations: Vers des communautés de travail inspirées, Paris, Diateino, 2019.– Michael Ballé, Les modèles mentaux : Sociologie cognitive de l'entreprise, Paris, L’Harmattan, 2004.– Peter Senge, La cinquième discipline : levier des organisations apprenantes, Paris, Eyrolles, 2015.– Olivier Sibony, Vous allez redécouvrir le management ! : 40 clés scientifiques pour prendre de meilleures décisions, Paris. Flammarion, 2020.