Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Bauduin
Histoire au sens originel d’enquête, et non de récit, telle est la façon dont il faut entendre le titre de l’ouvrage. Mobilisant toutes les sources – hagiographies, chroniques, traités de paix, fouilles archéologiques – Bauduin ne se contente pas de raconter l’histoire des vikings. Il explique aussi comment ces barbares païens purent se muer, aux yeux des historiens, en bâtisseurs de nations puis en « migrants » organisés en « réseaux ».
Alors que, à la fin du VIIIe siècle, Charlemagne semble enfin avoir apporté la paix à l’Occident franc et romain, voici que surgit, d’au-delà des mers, une nouvelle vague de peuples barbares. Ils sont païens, adorateurs d’Odin, dieu suprême détenteur de l’orage et garant de l’ordre cosmique. Ils vénèrent Thor, sorte de héros dont les combats et les errances ne sont pas sans rappeler ceux d’Hercule.
Habités par une vision du monde qui ressemble davantage à celle d’Ulysse qu’à celle du Christ, soucieux avant tout de gloire et de combats, ces Scandinaves entreprennent, sans que personne en ces temps ne comprenne bien pourquoi, si ce n’est pour le châtiment des péchés, d’attaquer les villes côtières et les monastères. I
ls débarquent, par groupes de quelques bateaux, les fameux drakkars. Très violents, mal armés, ce sont de redoutables navigateurs qui n’hésitent pas à employer la ruse, à attaquer par surprise. Ils mettent à sac, violent, tuent, pillent, sèment l’effroi et la panique. Quand les Empereurs carolingiens, les rois de France ou les souverains anglais lèvent une armée pour les combattre, ils se dispersent dans les forêts environnantes, n’en devenant que plus redoutables aux habitants.
Voilà pour l’image d’Épinal, qui à vrai dire semble bien correspondre à la réalité. Mais ce n’est qu’un bout de cette réalité. Pourquoi les vikings se livrèrent-ils à ces déprédations ? En quoi consistait leur paganisme ? Comment furent-ils christianisés, pacifiés, civilisés ? Pourquoi ? Quel tableau s’offre à nous, si nous voulons bien mettre la Scandinavie au centre, avec toutes ses dépendances, de la Russie à l’Amérique ? Comment résistèrent les sociétés attaquées ?
Voilà autant de questions que l’historiographie moderne s’est attachée à élucider, avec plus ou moins de bonheur, et n’échappant que bien rarement à l’esprit du temps.
De plus en plus nombreux tout au long du IXe siècle, les vikings attaquent bientôt par bandes d’une centaine de combattants. Ils emmènent femmes et enfants. Ils passent l’hiver sur place, avant de repartir pour d’autres cieux ou pour le pays, emmenant avec eux un butin qui leur servira à s’établir. Ils reviennent chaque année et bientôt élisent demeure. Dès la fin du IXe siècle, ils ont investi des régions entières, voire des pays.
En Angleterre, le Danelaw, soit le nord-est du pays, est colonisé depuis la fondation du royaume danois d’York en 876. En 911, les Carolingiens cèdent la Normandie lors du traité de de Saint Clair sur Epte, en échange de la protection de la France contre d’autres invasions. Quant à la Russie, elle leur doit son nom et sa fondation en tant qu’Etat, Rous étant à l’origine le nom de la tribu varègue (viking) appelée, selon la Chronique des Temps passés, en 862, par les Slaves de l’Est pour les gouverner.
La résistance s’organise, partout où cela est possible. En Angleterre, le roi Alfred de Wessex organise très tôt un réseau de forteresses et lève une armée qui s’avère vite victorieuse. Mais les vikings reviennent, plus nombreux, passant alliance avec certains rois, certaines tribus. Ils s’installent pour de bon dans l’est du pays, le Danelaw. En pays celte, ils fondent de petits bourgs côtiers qui sont autant des bases pour leur activité prédatrice, que des embryons de villes. Ainsi, en Irlande, dont ils fondèrent tout le réseau urbain.
Sur le continent, les derniers carolingiens s’avéreront tout à fait impuissants à entraver les envahisseurs. Ils postent, pour empêcher les pillards de remonter la Seine et d’atteindre Paris, des troupes le long de chaque rive.
Supérieurement armées, les troupes franques ne résistent pas. Affolées par la violence et l’intrépidité de l’ennemi, elles se débandent. Bientôt, ce sera le siège de Paris (885-886), où s’illustreront les ancêtres des Capétiens. Épisode significatif : arrivé pour déloger les envahisseurs, le Carolingien, Charles le Chauve, ne livre pas bataille, malgré une troupe supérieure, en nombre et en armement ; il préfère s’humilier par le versement d’un tribut.
Au XIXe siècle, la chose paraît claire aux historiens : les vikings sont le catalyseur qui a précipité la formation des nations modernes. Dans le cas français, ils auraient provoqué l’émergence de la féodalité et de la monarchie capétienne. Pierre Bauduin nuance : de fait, la résistance carolingienne fut loin d’être aussi inefficace qu’on l’a dit. Souvent, l’expulsion des envahisseurs fut effective. Les souverains disposaient de l’ost (service militaire de la noblesse), de l’impôt, d’un système de levée en masse locale, ils pouvaient procéder à des réquisitions.
Mais ils ne contrôlaient plus la situation : « l’exaspération provoquée par les exactions des Normands suscita chez les habitants d’entre Seine et Loire la formation d’associations jurées dans le but de combattre les assaillants (859) : elles furent considérées comme une menace à l’ordre social et réprimées par les grands » (pp. 319-320). On assisterait plutôt à une sorte d’effondrement social dont les Normands furent moins la cause que le catalyseur. Surtout, il s’ensuivit une énorme perte de prestige et, partant, de légitimité : dans l’univers mental du moyen-âge carolingien, le pouvoir politique n’est justifié que pour autant qu’il protège par les armes le peuple chrétien et l’Église. Accepter le tribut, c’est déchoir.
En Angleterre, cible principale des incursions, le pouvoir, qui était plus divisé, fut plus vaillant. Alfred de Wessex (871-899) organisa une flotte efficace, qui mit très tôt les envahisseurs en difficulté, et dont certains historiens, artisans du « récit national » anglais, firent l’ancêtre de la Royal Navy. Moins peuplée et plus proche des Danois par la langue, l’Angleterre subit une influence plus profonde des Normands sur son caractère national. Là où les langues française ou russe ne doivent qu’une ou deux dizaines de mots aux hommes du nord, l’anglaise en compte quasiment un millier.
D’où une bataille entre historiens, dont l’issue demeure très incertaine : est-ce l’indice d’un peuplement massif, ou bien seulement d’une meilleure insertion sociale et d’une plus grande proximité culturelle ? L’Angleterre se définit-elle par ou contre les vikings ? Question qui vaut pour tous les pays concernés. La France date-t-elle d’Alésia, du baptême de Clovis ou de la résistance capétienne aux vikings ? La Russie commence-t-elle par l’appel aux Varègues ou par le baptême de Vladimir ? Est-elle slave, ou est-elle nordique ? Et le Danemark, est-il viking ou bien chrétien ? Questionnements identitaires lancinants, indécidables, où les problèmes véritablement historiques se nouent indissolublement aux questionnements qui travaillent les sociétés contemporaines.
Selon Pierre Bauduin, l’expansion viking est essentiellement due à la mise en contact de deux mondes en expansion, le franc et le nordique.
Après qu’il eût absorbé et christianisé la Saxe, l’Empire franc entra naturellement en contact avec les Danois. Encore païens, ceux-ci étaient néanmoins attirés par l’imposant voisin du sud, qu’il imita autant qu’il s’en démarqua. Les rois danois, puis norvégiens et suédois voulaient naturellement asseoir leur autorité. Il leur fallait des clercs, que l’Église romaine était toute disposée à leur fournir, et un impôt, donc une monnaie métallique, nécessité encore accrue par l’insertion de la Scandinavie dans les circuits européens de l’échange marchand.
Il s’agit donc essentiellement d’une interpénétration. À la christianisation et à l’étatisation des sociétés vikings par les Francs et les missionnaires catholiques, véhicules de la culture livresque latine, répondent les expéditions des pirates normands, venus chercher de l’or, commercer, fonder des comptoirs, s’établir. On a pu ainsi parler des vikings comme des premiers Européens, ce qui paraît un peu abusif, mais reflète une réalité. Par eux, l’Europe trouva une unité qui ne devait rien à la méditerranée et qui allait, véritablement, de l’Atlantique à l’Oural.
Il est un point qui retient particulièrement l’attention de l’historiographie de ces dernières années, tant elle résonne avec le souci contemporain de la déterritorialisation et du déracinement : c’est l’architecture particulière de l’univers viking. Comme les Grecs anciens et comme les multinationales contemporaines, ils fonctionnaient sur le modèle du réseau.
À cet égard, Bauduin note très judicieusement au début de son livre la fascination qu’exercent les vikings aujourd’hui, dans les milieux modernistes, comme en témoigne, par exemple, le nom de la connexion sans fil Bluetooth, directement issue du nom du roi Harald à la Dent bleue (857-987), premier souverain chrétien du Danemark.
Au cœur du monde viking, il y avait des rois, certes, mais qui régnaient de façon intermittente sur des réseaux de fidélité non encadrés par des frontières ou des lois fixes. Et l’on doit attendre le XIIe siècle pour voir se dessiner assez clairement des zones d’influence nationales à peu près conformes à ce que la modernité devait retenir. Jusque-là, impossible de définir un viking par une allégeance nationale : témoin les bandes qui se ruèrent sur la France. Leurs membres venaient de toutes les régions de la Scandinavie, certains même avaient grandi en Angleterre.
Durant toute la période viking, on assiste ainsi à une succession d’alliances et de contre-alliances entre princes au gré des fidélités matrimoniales, du clientélisme ou de la fraternité d’armes. Comme chez les Grecs anciens, les guerres et les affrontements n’empêchent nullement l’unité culturelle, autour d’une « religion » commune, que nous ne connaissons qu’indirectement, reconstruite qu’elle fut sous la plume d’auteurs chrétiens, tel le fameux Snorri Sturluson (1179-1241), auteur d’une sorte de théogonie qui porte le nom d’Edda.
C’est bien la christianisation qui marque, plus que tout événement militaire, la fin de l’ère viking. Il y a changement complet de vision du monde puisque l’on passe directement, sans platonisme ni stoïcisme, d’une religion assez semblable à celle de la Grèce archaïque, sans clergé, sans dogme fixe, avec des dieux qui luttent pour le maintien de l’ordre du monde et où les hommes sont avant tout incités à la lutte et à la gloire, au christianisme, religion à dogme et clergé, où le salut ne réside plus dans les combats et la victoire, mais dans la foi et la charité.
Avec cette figure de transition, le roi saint, dont le suédois Olaf Tryggvason fournit un parfait exemple : grâce à lui, la conversion apparaît comme un élément endogène à la culture nordique, non comme l’œuvre de missionnaires.
Ainsi, l’acculturation des vikings se fit en deux temps : d’abord le contact, violent, ensuite la conversion, l’insertion dans l’Europe par le modèle de la monarchie chrétienne. Une exception : la Russie. En effet, dans ce cas, l’acculturation des vikings se fit en premier lieu au paganisme local. Durant une première phase, les vikings s’installent dans l’extrême nord du pays, qu’ils atteignent par le golfe de Finlande. Ils s’établissent là, sans trop se mêler aux autochtones, qui d’ailleurs ne sont ni nombreux ni slaves, mais baltes ou finlandais. Mais, quand les nordiques descendent pour gagner les itinéraires commerciaux de la Volga et du Dniepr pour revendre l’ambre, les peaux et les esclaves qu’ils ont razziés, les Slaves, eux, remontent.
Bientôt, dans des circonstances qui demeurent très mal connues, les vikings sont chassés, pour aussitôt revenir, ou être rappelés, si l’on en croit la Chronique des temps passés. Dès lors, en même temps qu’ils posent les fondations de l’État russe en imposant un tribut à toute la population, ils adoptent, non pas le christianisme, mais les dieux du panthéon proto-slave, entre autres Pérun et Volos, dieux de l’orage et du bétail. Bientôt, ils se mettent à parler la langue des vaincus, auxquels ils donnent leur nom : Russe, ce qui voudrait dire rameur, en langue finnoise.
La christianisation ne viendra qu’après, sous l’égide de Byzance, dans un mouvement construction étatique et d’unification des populations très variées d’un territoire où se mêlent des tribus turques, slaves, finnoises, baltes et nordiques.
En somme, à l’exception près des terres de l’ouest – Islande, Groenland et Vinland, où les vikings mirent en œuvre une colonisation de peuplement –, l’histoire des vikings, telle que racontée par Pierre Bauduin, est une histoire de la construction étatique. L'auteur montre comment un monde tribal et païen, bousculé par le contact avec l’Empire romain et chrétien des Francs, son administration, sa culture, son commerce, ses lois, sa religion, réagit :– tout d’abord en partant à l’assaut des richesses accumulées dans les villes et les monastères, avec une fougue et une barbarie qu’expliquent le mépris de la mort et l’exaltation du courage physique promus par la mythologie scandinave, brûlant, pillant, saccageant, capturant des esclaves pour les marchés de Byzance et de Bagdad ; – puis en organisant un réseau commercial d’une formidable efficacité de Terre-Neuve à la mer Caspienne, fondant des villes, urbanisant des régions entières, défrichant des terres inconnues, s’adaptant à des conditions très variées, adoptant en Islande, pour s’adapter à des conditions d’extrême dispersion de l’habitat, des institutions politiques dont l’apparence démocratique, gonflées par les historiens romantiques, ne doit pas cacher, pour Bauduin, le caractère régressif, se francisant en Normandie, se slavisant en Russie ; – enfin en s’appropriant la civilisation étatique chrétienne, sans jamais oublier ses origines ni renier son épopée, gardée jalousement dans les Sagas et les Eddas nordiques.
Restituant l’état de la recherche pour un lectorat averti, Pierre Bauduin ne vise pas à faire date, mais à faire le point. Et il le fait très bien. Aussi, les critiques que nous avons à formuler ne concernent-elles pas son travail, irréprochable aux vues des limites de l’exercice, mais plutôt certaines orientations de la recherche contemporaine.
En effet, celle-ci paraît excessivement tributaire des enjeux idéologiques du temps. Là où l’on parlait jadis d’envahisseurs et de barbares, on parle désormais, et anachroniquement, de migrants. La violence des exactions perpétrées par les Normands à l’encontre des laïcs et surtout des clercs, la traite esclavagiste qu’ils pratiquaient aux dépens de ces mêmes populations, les cultes sanglants qu’ils pratiquaient, leur mépris de la religion chrétienne, leur sauvagerie consommée , voilà tout autant de thématiques non pas peut-être totalement abandonnées par la recherche, mais du moins singulièrement estompées dans le tableau général brossé par les historiens contemporains. On remet en cause, ainsi, les chiffres donnés par les contemporains, car on les juge invraisemblables.
Que ces remises en causes soient elles-mêmes régulièrement remises en question ne semble pas arrêter les chercheurs qui s’y livrent. L’horreur est relativisée : elle serait à mettre sur le compte de « stratégies », notamment ecclésiastiques, visant à peindre sous un jour défavorable des païens dont on espère ainsi justifier la conversion. Celle-ci, d’ailleurs, est rebaptisée « passage » au christianisme, processus dont on ne retient guère que la dimension fonctionnelle et sociale, oubliant qu’elle est avant tout d’ordre spirituel, de même que cette barbarie typiquement païenne qui effrayait tant les contemporains.
En outre, il est un aspect des choses que Pierre Bauduin aborde d’une façon qui nous semble quelque peu tronquée : c’est l’influence, indéniable, des vikings sur la construction de l’Europe. Il l’appréhende, comme en général l’historiographie contemporaine, en s’abstrayant de la question des origines du capitalisme. Pourtant, les vikings semblent bien en avoir préfiguré bien des aspects : établissement de comptoirs fonctionnant en réseau (comme les Compagnie de Indes), réduction des indigènes en esclavage pour le commerce, terreur, recherche de l’or, colonies de peuplement. Autant d’aspects essentiels de l’Europe capitaliste en expansion que l’on trouve en germe chez les vikings.
Ouvrage recensé– Histoire des vikings. De invasions à la diaspora, Paris, Tallandier, 2019.
Du même auteur– Les Vikings, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004.– Le Monde franc et les Vikings, viiie-xe siècles, Paris, Albin Michel, 2009.
Autres pistes– Régis Boyer, Yggdrasill. La religion des anciens scandinaves, Paris, Payot, 1981.– Lucien Musset, Les Invasions. Le second assaut contre l’Europe chrétienne. VIIe-XIe siècles, Presses universitaires de France, Paris, 1965.– Sagas islandaises, textes traduits, présentés et annotés par R. Boyer, Paris, Gallimard, coll. « bibliothèque de la pléiade », 1987.– Snorri Scurluson, L’Edda. Récits de mythologie nordique, Paris, Gallimard, coll. « l’aube des peuples », 1991.