Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Bayard
Si le titre de l’essai de Pierre Bayard peut sembler anecdotique, son contenu ne l’est nullement. En effet, comment est-il possible de parler de livres que l’on n’a pas lus ? Qu’est-ce que la lecture ? Quelles en sont les diverses pratiques ? À travers une réflexion poussée, l’auteur déculpabilisera le non-lecteur en assimilant la non-lecture à une expérience positive, à une activité à part entière. Pour parvenir à ses fins, il fournira méthodes et conseils à tous ceux qui souhaitent parler brillamment des livres qu’ils n’ont pas lus.
Si l’intitulé de l’ouvrage de Pierre Bayard soulève une problématique à lui seul, ce qu’il sous-entend ainsi que l’enjeu de son étude méritent qu’on s’y attarde. Car au-delà de la question essentielle de savoir selon quels discours et méthodes il est possible de parler de livres non lus, demeure celle, non moins essentielle de définir ce que signifie « avoir lu un livre » ?Après avoir défini les différentes situations de non-lecture, l’auteur dressera l’inventaire des différents types de discours à tenir selon la situation rencontrée, puis terminera son tour d’horizon en indiquant les conduites à tenir lorsque quelqu’un souhaite parler d’un livre qu’il n’a pas lu. À travers méthodes et conseils, analyses de situations jalonnées d’exemples, extraits d’œuvres littéraires et d’auteurs (Montaigne, Valéry, Balzac, pour ne citer qu’eux), il démontre aux (non-)lecteurs qu’il n’aura pas fallu attendre le 21e siècle pour aborder le sujet et que d’autres déjà, depuis fort longtemps, s’adonnaient aux joies et au plaisir de la non-lecture.
C’est en répondant à la question suivante : « Qu’est-ce que la lecture ? » que nous aborderons l’essai de Pierre Bayard, avant d’exposer les différents types de bibliothèque et types de livre qu’il nous propose de découvrir, nous incitant ensuite à nous demander si le concept de « délecture » mérite encore l’appellation de lecture, avant de refermer cet exposé sur la reconnaissance de l’activité de critique en tant que création artistique à part entière.
Pour bien cerner le sujet dont il est question dans cet ouvrage, Pierre Bayard s’attache à redéfinir l’espace qui entoure la notion de lecture. C’est en partant de cette affirmation pour le moins étonnante, mais somme toute logique, « La lecture est d’abord la non-lecture (…) », qu’il décide d’aborder son analyse de la non-lecture. Il semble en effet tout à fait évident que lorsqu’un lecteur choisit un livre, dans le même temps, il renonce à beaucoup d’autres. Combien de livres laissés fermés pour tous ceux ouverts ?
D’emblée l’auteur déculpabilise le non-lecteur, car il n’y a rien de répréhensible ou de condamnable à ne pas pouvoir ouvrir tous les livres. Choisir de lire, c’est choisir de ne pas lire. Dès lors, la non-lecture devient un acte, une attitude active qui abolit toutes les obligations et les interdits liés à la lecture dont notre culture est si friande. Elle n’est nullement synonyme d’absence de lecture ou de désintérêt. Elle permet même d’avoir accès à une « vue d’ensemble », qui consiste à s’intéresser à la relation entre les livres, aux correspondances qu’ils tissent entre eux. Il faut situer le livre par rapport à l’ensemble qu’il forme avec d’autres, s’intéresser aux multiples filiations entre les textes afin de ne pas réduire le livre à son unique contenu. Au même titre que le bibliothécaire de Robert Musil (L’Homme sans qualités), qui ne lit pas les livres de sa bibliothèque afin de mieux les connaître, cette pratique nous permettra de développer une connaissance intuitive et donc de parler des livres que l’on n’a pas lus.
L’auteur entend dresser un inventaire des différents types de non-lecture :
– Les livres que l’on ne connaît pas, car on ne les a pas ouverts ; – Les livres que l’on a parcourus de manière linéaire ou circulaire, ce que Paul Valéry définit alors comme une « poétique de la distance » ; – Les livres dont on a entendu parler lors d’une rencontre ou d’un échange et qui deviennent des objets de fantasme totalement dématérialisés ; – Les livres que l’on a oubliés, tous ceux qui n’ont pas résisté à l’usure temporelle de notre mémoire, et la manière dont nous revisitons ces livres que Montaigne désigne sous le terme de « délecture ».
En traversant toutes ces latitudes, l’étude de Pierre Bayard revisite l’image de la culture, de ses contours souvent figés autour de peurs ancestrales, modifie les marges de la lecture et du livre. Car lire, c’est aussi écouter et partager.
Pierre Bayard pense le rapport aux livres et à la lecture en termes de bibliothèques qu’il classe selon trois types distincts et complémentaires : la bibliothèque collective, la bibliothèque intérieure et la bibliothèque virtuelle.
Envisager le livre en termes de bibliothèque collective permet de le situer dans un ensemble et non dans un isolement, de tisser des passerelles entre les livres, des flux et des correspondances qui agiront en associations, et aideront le (non-)lecteur à se faire une idée sur les livres qui entourent celui dont il ignore le contenu. Le (non-)lecteur doit ouvrir et non réduire son champ d’action littéraire, comme ne manque pas de le souligner Paul Valéry en affirmant que ce n’est pas un livre en particulier qui compte, mais tous les satellites qui gravitent autour de lui. Il en est de même en ce qui concerne la célèbre pièce de Shakespeare, Hamlet : « À défaut d’avoir eu accès à son contenu, il peut parfaitement en mesurer la situation dans la bibliothèque collective . »
Quant à la bibliothèque intérieure, l’auteur la définit comme une partie subjective de la bibliothèque collective comportant les livres marquants de chaque individu. C’est elle qui va permettre au non-lecteur de tenir un discours face à un ou des interlocuteurs avertis.
Lorsque deux bibliothèques intérieures se rencontrent, soit elles se reconnaissent grâce à des points de contact communs et engagent un échange au sein duquel règnent complicité et compréhension. Soit elles sont étrangères l’une à l’autre, ne trouvent pas de points de rencontre favorables et amorcent le fameux « dialogue de sourds » cher à Pierre Bayard. À l’instar du personnage de Graham Greene dans Le Troisième homme, qui, lors d’une conférence publique, est confronté à des bibliothèques intérieures distantes les unes des autres et doit faire face à des zones de frictions et de tensions, chaque interlocuteur ressentant comme une attaque personnelle les propos du personnage en question. La bibliothèque virtuelle est le troisième type introduit par l’auteur, il se situe au carrefour des deux précédents types, il incarne l’espace de communication sur les livres et sur la culture, lieu insaisissable de la création à qui sait entendre les virtualités de l’œuvre.
Ce lieu propice aux discussions demeure complexe et l’est d’autant plus face à un interlocuteur prêt à imposer son point de vue, surtout s’il n’a pas lu l’ouvrage qu’il commente. La non-lecture libère en quelque sorte le texte du livre au point de le sortir de son immobilité et de le changer, ne serait-ce que le temps du discours.
Aux trois types de bibliothèques évoqués précédemment, correspondent symétriquement trois types de livre : le livre-écran, le livre intérieur et le livre-fantôme.
Le livre-écran se présente comme un élément de substitution de l’objet dont nous parlons. Les livres dont nous parlons n’ont rien à voir avec les livres réels, notre discours ne reflète pas la réalité du livre, car il fait appel à notre culture, à nos souvenirs, à ce que l’on en conserve et ce que l’on en comprend. Notre discours vient alors s’ajouter aux autres discours tenus sur les livres et s’y empile, formant une chaîne à l’infini. Umberto Eco incarne parfaitement cette notion de livre-écran lorsqu’il introduit, dans son roman Le Nom de la rose, un livre que deux des personnages se retrouvent dans l’incapacité de lire, mais dont ils vont cependant devoir parler. Pour y parvenir, ils vont faire appel à leurs souvenirs lointains et à l’idée qu’ils peuvent se faire du livre en question. Ici, le livre devient objet de fantasmes et d’illusions.
Le livre intérieur correspond au livre imaginaire, à l’objet interne idéal de chacun, il dépend de la représentation culturelle, individuelle ou collective et l’interprétation que chacun en fait. Il ne s’agit alors pas d’entendre l’histoire dont il est question, mais bien la représentation que l’on s’en fait. En témoigne l’expérience menée par l’anthropologue Laura Bohannan auprès des Tiv, tribu d’Afrique de l’Ouest, lorsqu’elle leur soumet Hamlet que ceux-ci ne connaissent pas. L’interprétation et la compréhension qu’ils ont du texte sont différentes des nôtres, prouvant que la culture n’est pas universelle. Ainsi, pour eux, la présence des fantômes tout au long de cette pièce n’est pas crédible. Ils remettent en question l’interprétation que notre société fait de cet ouvrage et l’adapte à leurs propres croyances et références culturelles.
Le dernier type de livre met l’accent sur la difficulté à connaître le contenu exact d’un livre et à savoir si la personne qui en parle l’a lu ou non. Car elle peut tout à fait se tromper sur son contenu, l’interpréter de bien des manières, le modifier ou en avoir oublié certains passages. Ce type est notre livre-fantôme, il est « cet objet insaisissable et mouvant que nous faisons surgir, par oral ou par écrit, quand nous parlons d’un livre . »
L’intérêt n’est plus de savoir si la personne dit vrai ou faux car la lecture est synonyme d’évanescence et elle nous échappe aussitôt qu’on en saisit le texte pour l’interpréter et le transmettre à d’autres, mais d’être en accord avec sa « vérité subjective ».
L’écrivain Montaigne était un lecteur qui oubliait. Qui oubliait ce qu’il lisait. Alors il prenait des notes, annotait les livres qu’il « feuilletait », comme il l’écrivait lui-même. Mais il oubliait également ce qu’il écrivait. Ainsi, remet-il en question les limites entre lecture et non-lecture. En effet, une lecture dont on ne se souvient pas reste-t-elle une lecture ? Cette « délecture », qui consiste à oublier ce que l’on vient de lire, soulève la question de la substance même de ce qu’est la lecture et de notre relation au livre. Lire signifie-t-il qu’il faut tout conserver de manière intégrale et homogène dans notre mémoire ? Quel lecteur est capable de lire sans rien oublier ? Car finalement, le lecteur ne conserve de ses lectures que des bribes, des fragments de textes, des titres, des auteurs, des passages, des impressions, des images, des souvenirs.
La lecture s’inscrit alors ici comme une perte, non comme un gain, elle efface ce qu’elle vient de livrer au lecteur comme si, en un même mouvement, elle lui retirait ce qu’elle venait de lui offrir, comme pour lui signifier que lire c’est déjà dé-lire, et que lire c’est oublier. « Lire, ce n’est pas seulement s’informer, c’est aussi – et peut-être surtout – oublier, et c’est donc se heurter à ce qui en nous est oubli de nous . »
Montaigne n’est donc pas le seul à oublier. Tout le monde oublie, transforme, adapte. À des degrés divers. Mais puisque, comme nous l’avons évoqué précédemment, et comme le souligne Balzac, le contenu d’un livre a peu à voir avec ce que l’on en dit, alors finalement en quoi le fait d’en oublier le contenu devrait-il être perçu comme une faille ? L’oubli, comme la non-lecture n’empêche nullement de parler d’un livre, et de bien en parler. Il suffit de créer, réinventer le texte. Le livre devient cet objet mobile et mouvant que la « délecture » situe à la croisée du livre-écran et du livre-fantôme.
La critique d’un texte permet d’imposer ses idées et de parler d’un livre non lu. L’auteur de la critique doit alors être sûr de lui et de ce qu’il avance, même et surtout lorsqu’il n’a pas lu le livre sur lequel il doit écrire ! Il suffit au critique de parcourir le livre en question ou d’en prendre connaissance d’après ce que les autres en disent pour s’en faire une idée et, à son tour, pouvoir en discourir. Le métier de critique est comparé chez Balzac, notamment dans les Illusions perdues, à celui d’un acrobate qui, par un jeu de manipulation, est capable de dire tout et son contraire de manière totalement convaincante, de faire d’un mauvais livre un bon livre et de dénigrer un chef-d’œuvre au point de le faire passer pour un livre médiocre, toute opinion argumentée en valant une autre. On peut tout dire et son contraire, entraîner l’autre là où on le souhaite. Alors, le texte devient prétexte et d’une certaine manière le livre cesse d’exister.
Oscar Wilde va jusqu’à faire l’apologie de la non-lecture. Selon lui, tout spécialiste qui se respecte devrait être capable de saisir l’essentiel d’un texte en six minutes. Dans son article intitulé To read, or not to read et dans son texte La critique est un art, il met en garde le lecteur contre les dangers de la lecture, nuisible à la création. Parler des livres non lus est une activité de création. La critique est donc une forme de création, à condition de ne pas trop s’attarder sur le livre et sa lecture. Oscar Wilde va jusqu’à ironiser : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer . »
Pour Valéry comme pour Wilde, bien lire, c’est donc se détourner de l’œuvre, et le seul véritable objet de la critique c’est soi-même en tant que sujet créateur. L’objet d’une critique n’est pas une œuvre, mais le critique lui-même, la critique s’apparentant alors à l’autobiographie. Tout discours sur un livre non lu est un espace pour la découverte de soi, et l’unique manière de bien parler des livres est de parler de soi, non des livres. Le critique non-lecteur trouvera alors en lui l’espace de liberté suffisant qui lui donnera la force d’inventer son texte et de devenir, en quelque sorte, à son tour écrivain.
En choisissant un intitulé à l’humour provocateur, l’essayiste Pierre Bayard incite le lecteur à assumer sa pratique de la non-lecture au point de la revendiquer, allant jusqu’à prôner son enseignement. Tout en déculpabilisant le non-lecteur, il le sauve du carcan dans lequel la pression sociale l’enferme et lui reconnaît un véritable statut au même titre que celui de lecteur.
Il propose ici une nouvelle conception de la lecture totalement assumée à laquelle il est facile d’adhérer dès lors que l’on abolit les obligations et interdits qui entourent le mythe de la lecture depuis des décennies. Admettre l’idée que l’essentiel de la culture repose sur la « vue d’ensemble » que l’on peut avoir d’un sujet et non sur sa totalité ne pourra que décomplexer le lecteur non-lecteur et lui permettre d’accéder à la liberté et à la créativité.
Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? va totalement à l’encontre de ce qui est habituellement enseigné aux étudiants : lire, tout lire. Il remet en question tout ce qui est couramment admis sur la lecture en tant qu’acte et sur la non-lecture en tant que non-acte. Même s’il fait désormais partie des ouvrages de référence de Pierre Bayard, ce texte n’est cependant pas le premier en la matière à désacraliser la lecture. En effet, il n’est pas sans rappeler l’essai de Daniel Pennac paru en 1992, Comme un roman, dans lequel l’auteur dresse la liste des « droits du lecteur » et revendique « le droit de ne pas lire ».
Si Pierre Bayard prône les vertus de la non-lecture, il fait en revanche l’impasse sur le plaisir que la lecture peut susciter, et présente le livre comme un objet sans pour autant le situer dans un genre. Or, il est fort possible qu’un lecteur n’aborde pas un roman de la même manière qu’il appréhende un essai. Peut-on alors toujours parler du même type de lecture ou du même type de non-lecture ?
Ouvrages de Pierre Bayard- Bayard, Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 1998 (réédition en 2002, coll. « Reprise » ; en 2008, coll. « Double »). - Bayard, Pierre, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.- Bayard, Pierre, Aurais-je été résistant ou bourreau ? Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2013.- Bayard, Pierre, L'énigme Tolstoïevski, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2017.
Ouvrages sur Pierre Bayard- Zimmermann, Laurent (dir.), Pour une critique décalée - Autour des travaux de Pierre Bayard, Nantes, Ed. Cecile Defaut, 2010.
Autre ouvrage sur la lecture:- Pennac, Daniel, Comme un roman, Paris, Éditions Gallimard, 1992.