Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Bayard
Qu’est-ce que le plagiat par anticipation ? Si tout le monde a entendu parler du plagiat, en revanche cette notion d’anticipation, ajoutée par Pierre Bayard, étonne, surprend et, par son audace, renverse les conceptions classiques. Afin d’aider le lecteur à identifier les différents types de plagiat par anticipation possibles, Pierre Bayard propose ici d’énumérer les méthodes auxquelles les plagiaires ont recours pour subtiliser les textes d’auteurs à venir. À travers diverses constatations et explications, soutenues par des exemples concrets, il confère au plagiat par anticipation un statut légal remettant ainsi en question l’histoire littéraire traditionnelle.
Pierre Bayard aime brouiller les pistes, et remettre en question les théories littéraires traditionnellement admises. Il aime déstabiliser ses lecteurs et mettre leur réflexion à dure épreuve. Dans cet ouvrage, il a décidé d’explorer la notion de plagiat par anticipation de fond en comble, avec toutes les conséquences que cela implique pour l’histoire littéraire et sa chronologie. Pour parvenir à une telle remise en cause, il est nécessaire de poser les bases du plagiat par anticipation afin de pouvoir l’identifier. En effet, comment savoir qui a plagié qui ? Comment distinguer un plagiat classique d’un plagiat par anticipation ? Et quelles en sont les conséquences pour les auteurs, leurs œuvres et le panorama littéraire ? Comment se repérer dans cette intemporalité ?
C’est en abordant l’histoire du plagiat par anticipation que l’auteur va construire ses propres constatations autour des multiples influences et inspirations de l’avenir. Mais comme cela ne lui suffit pas, il va mener sa propre enquête et apporter ses explications au lecteur. Il va pour cela détailler les méthodes utilisées par les plagiaires pour s’emparer des textes à venir. Lesquelles ne seront pas sans conséquences sur l’histoire littéraire.
Avant d’identifier et formuler le plagiat par anticipation, il nous faudra définir précisément les différents types de plagiat existants. En repérant, dans les textes, ce qui vient de l’avenir et non du passé nous revisiterons leur temporalité et les dialogues amorcés entre les écrivains et leurs « fantômes du futur ». Il nous faudra enfin apprendre à penser autrement pour entrevoir la nouvelle histoire littéraire que propose Pierre Bayard.
Pierre Bayard identifie trois types de plagiat :
– Le plagiat classique ;– Le plagiat par anticipation ; – Le plagiat réciproque.
Avant de répondre à la question du plagiat par anticipation, l’auteur pose les bases du plagiat en revenant dans un premier temps sur le plagiat classique, celui que tout le monde connaît, à savoir le vol dissimulé et intentionnel, par un auteur, de l’œuvre de l’un de ses prédécesseurs.Prolongement naturel du plagiat classique, le plagiat par anticipation trouve sa source dans les années 60, auprès des membres de l’Oulipo lorsque ceux-ci créent la règle des contraintes, pratique qui conduit François Le Lionnais à définir ainsi cette nouvelle notion : « Il nous arrive parfois de découvrir qu’une structure que nous avions crue parfaitement inédite avait déjà été découverte ou inventée dans le passé, parfois même dans un passé lointain. Nous nous faisons un devoir de reconnaître un tel état de choses en qualifiant les textes en cause de “plagiats par anticipation”» (p. 25). Mais selon Pierre Bayard, l’Oulipo ne va pas assez loin dans sa théorie, il nous propose donc de la développer, d’en expliciter les fondements et les effets.
Démontrant ainsi qu’un écrivain qui s’inspire de l’œuvre d’un auteur à venir n’a rien d’un acte anodin, que l’influence de ce plagiat sur la création littéraire et l’ensemble de la littérature est loin d’être négligeable. Le meilleur exemple n’est-il pas celui fourni ici même par Pierre Bayard en personne : ce n’est pas lui qui plagie l’Oulipo, mais bien l’Oulipo qui l’a plagié il y a cinquante ans de cela.
Le plagiat réciproque est la somme des deux précédents. Lorsque deux écrivains séparés par des années voire des siècles s’inspirent l’un de l’autre, on parle d’influences réciproques. Dès lors, on peut remarquer un mouvement symétrique d’un texte à l’autre et une interaction évidente se met en place entre eux. Tristan et Yseut (XIIe siècle) et les écrivains romantiques (fin XVIIIe siècle-début XIXe siècle) incarnent parfaitement la notion de plagiat réciproque. Si les auteurs de Tristan et Yseut se sont inspirés des Romantiques, ils ont également eu une influence certaine sur les Romantiques.
Quatre critères de base permettent d’identifier le plagiat par anticipation, auxquels vient se greffer un cinquième élément :
– La ressemblance ;– La dissimulation ;– L’ordre temporel ;– La dissonance ;– Le troisième texte.
Si la ressemblance et la dissimulation sont valables pour tout plagiat, les critères suivants demeurent spécifiques au plagiat par anticipation. Dans le cas de l’ordre temporel, les écrivains ne s’inspirent pas de ceux qui les ont précédés, mais bien de ceux qui vont leur succéder. Il est d’autant plus difficile de déceler une influence future qu’une influence passée. Notre rapport au temps et à l’œuvre s’en trouve alors fortement modifié.
La dissonance est une espèce d’anachronisme identifié comme une intrusion dans le texte. Dans Zadig ou la destinée. Histoire orientale, Pierre Bayard relève un passage que Voltaire (1694-1778) a, sans aucun doute possible, emprunté à Conan Doyle (1859-1930). Dans le conte philosophique, c’est par un raisonnement à rebours que Zadig parvient à trouver la vérité. La méthode d’enquête à laquelle il soumet son raisonnement est digne de celle que l’on retrouvera, un bon siècle plus tard, chez Sherlock Holmes. Ce passage aux allures de roman policier s’inscrit donc comme un corps étranger dans le texte de Voltaire alors même que ce genre ne sera reconnu en France qu’avec l’écrivain Émile Gaboriau (1832-1873). Voilà donc ce que Pierre Bayard nomme comme une dissonance.
Enfin, le surgissement d’un troisième texte est tout à fait probant lorsque Pierre Bayard identifie un passage de Maupassant (1850-1893), dans son roman Fort comme la mort, que l’on pourrait attribuer à Proust (1871-1922) tant la ressemblance est évidente. La découverte de ce plagiat par anticipation fait surgir « une sorte de troisième texte dans Maupassant, qui n’est ni de Maupassant ni de Proust, mais ce qu’est devenu le texte de Maupassant après que nous avons lu Proust » (p. 48). Une sorte de création hybride en somme.
Enfin, afin de pouvoir distinguer avec certitude un plagiat classique d’un plagiat par anticipation, outre la combinaison de tous ces critères, on peut repérer une dernière notion qui consiste à différencier le texte mineur du texte majeur. Si l’on peut affirmer que c’est Maupassant qui a plagié Proust par anticipation, et non l’inverse, c’est également parce que l’on sait que le texte de Proust a donné réalité à celui de Maupassant et que sans lui le texte de Maupassant n’aurait pu être identifié comme tel. C’est bien l’arrivée du texte de Proust, des années plus tard, qui a mis celui de Maupassant en lumière. Proust ne pouvait dès lors pas remarquer le texte de son confrère ; mieux, il n’a pas pu plagier Maupassant.
Bien comprendre le plagiat par anticipation suppose de redéfinir le rapport au temps car il déjoue la chronologie traditionnelle. Nous ne sommes plus dans une représentation linéaire et horizontale du temps, mais dans une représentation cyclique et circulaire.
Alors que le plagiat classique est orienté du passé vers le présent et l’avenir, le plagiat par anticipation est orienté de l’avenir vers le présent et le passé. Il arrive ainsi parfois que la pensée de l’un finisse par être la pensée de l’autre. Comme le souligne Pierre Bayard, les idées sont alors « possédantes » : nous ne possédons pas les idées, ce sont elles qui nous possèdent. Quant au plagiat réciproque, il abolit le temps de l’écriture puisqu’il nourrit sa création de la rencontre entre écrivains au-delà du temps.
En reconnaissant l’influence du futur et non plus uniquement celle du passé, le plagiat par anticipation modifie donc en profondeur le rapport au temps. Mais il arrive également qu’un écrivain subisse l’influence à la fois du futur et du passé. C’est le cycle de l’éternel retour. Un auteur peut plagier ses successeurs en copiant ses prédécesseurs, à l’instar de Nietzsche (1844-1900) qui plagie Freud (1856-1939) en s’inspirant de Schopenhauer (1788-1860) !
De même, lorsqu’il admet la double temporalité d’une œuvre ou d’un courant, le plagiat réciproque crée de nouveaux marqueurs temporels. Le cas de Tristan et Yseut et du romantisme illustre parfaitement cette situation. Il donne l’impression que des auteurs, distants de plusieurs siècles, ont réellement travaillé ensemble. Il abolit alors totalement la barrière du temps et prouve, une fois de plus, que celui-ci n’est qu’illusion.
Si l’écriture engage, la plupart du temps, un dialogue avec des revenants – auteurs fantômes du passé –, elle peut également engager un dialogue avec des « survenants ». Le « survenant », comme le désigne Pierre Bayard, est un fantôme du futur, un écrivain à venir, un « écrivain de l’avenir avec lequel un écrivain entretient un dialogue » (p. 154). L’écrivain ne vit plus seulement avec ses prédécesseurs, mais aussi avec ses successeurs. Ce dialogue implique des échanges et des croisements entre ce qui est et ce qui est à venir, entre ce qui existe et ce qui n’est pas encore, mais est en train de devenir.
Ce sont les survenants qui permettent à Baudelaire (1821-1867) de pressentir et d’inventer l’avenir, de découvrir ce qui est à naître et de rendre possible ce qui ne l’aurait pas été sans ses successeurs. Ainsi, Baudelaire engendre-t-il de nombreux grands poètes qui n’auraient jamais été les poètes qu’ils furent sans leur lecture des Fleurs du mal. Par un mouvement de plagiat par anticipation combiné à un plagiat réciproque, Baudelaire s’est inspiré de Verlaine (1844-1896), Rimbaud (1854-1891) et Mallarmé (1842-1898), autant qu’ils se sont inspirés de lui.
« Dans l’un et l’autre cas la relation s’établit dans les deux sens. Pour ceux qui viennent avant nous, nous pouvons dire que nous avons été engendrés par eux, puisque nous leur devons d’une certaine manière d’exister, mais qu’ils nous doivent, dans le même temps, d’être encore présents, par le supplément de vie que nous leur donnons » (p. 100). Comme nous le constatons, chacun a besoin de l’autre pour exister, chaque œuvre nourrit l’autre et s’en nourrit.
Ce schéma temporel crée de nouvelles interactions et filiations entre futur, présent et passé, entre les œuvres, les auteurs et les courants. Ces nouveaux points de contact tissent des passerelles qui confèrent au texte une mobilité jusqu’alors insoupçonnée. Il ne s’agit donc pas de rompre avec les fantômes du futur, mais bien de s’en inspirer et d’entretenir la relation.
L’une des principales conséquences du plagiat par anticipation réside dans le bouleversement temporel qu’il engendre. Ainsi, l’histoire littéraire telle que nous la côtoyons habituellement va s’en trouver irrémédiablement modifiée, au point de devenir autonome et mobile, allant même jusqu’à s’ouvrir aux autres arts. Le plagiat par anticipation implique l’inversion de la chronologie traditionnelle. Il ne s’agit plus seulement de remonter aux sources, mais de tenir compte des découvertes et d’établir des filiations qui « relient secrètement les œuvres » entre elles. L’écrivain anglais Laurence Sterne (1713-1768) illustre parfaitement cette nouvelle histoire littéraire. Écrivain du XVIIIe siècle, il pourrait tout à fait, dans une histoire littéraire revisitée, être un écrivain du XXe siècle, voire du XXIe siècle. Il serait ainsi situé après James Joyce (1882-1941) et le Nouveau Roman tant il a plagié nombre de ses successeurs.
Surgit alors l’idée d’une double chronologie qui distinguerait l’histoire événementielle d’une part, l’histoire littéraire de l’autre. La première, figée, celle que nous connaissons tous, est conçue en fonction des dates de naissance, des biographies et autres éléments factuels. Alors que la seconde, beaucoup plus malléable, aurait son rythme propre et agirait par filiations entre auteurs et courants. À l’exemple d’Œdipe roi de Sophocle (495-406 av. J.-C) qui, d’un double plagiat par anticipation, va à la fois s’inspirer de la psychanalyse deux mille ans avant Freud et construire une trame de roman policer bien avant l’avènement du genre. L’histoire événementielle le situe dans l’Antiquité alors que l’histoire littéraire en fait un de nos contemporains.
Paul Valéry (1871-1945) souhaitait aller encore plus loin en suggérant de ne plus s’encombrer des détails biographiques superflus, et proposait également de supprimer les noms d’auteurs ainsi que la chronologie. Pierre Bayard, quant à lui, soumet d’inverser la chronologie, de modifier les dates des écrivains et d’adapter les biographies.
Si cette proposition est valable pour la littérature, elle vaut aussi pour les autres arts, comme la peinture par exemple. Fra Angelico (1395-1455) plagie par anticipation l’œuvre de Jackson Pollock (1912-1956). Et c’est toute l’histoire de la peinture qu’il faut revisiter !
Comme à son habitude, Pierre Bayard défie les lois traditionnelles de la littérature, entraîne le lecteur vers des contrées inhabituelles et quasi inexploitées à ce jour. Il lui apprend à lire autrement, à envisager certaines pratiques littéraires sous un autre angle, notamment celles du plagiat par anticipation.
Car c’est bien en appréhendant l’avenir que l’écrivain trouvera l’origine de sa création, et non forcément en se tournant constamment vers le passé. Pour mieux tisser et comprendre les filiations qui unissent les écrivains de demain à ceux d’aujourd’hui et d’hier, Pierre Bayard enseigne au lecteur l’art de distordre le temps. Revendiquant ainsi une conception spatio-temporelle beaucoup plus flexible que celle que nous inculque l’histoire événementielle.
Et si, dans un mouvement d’anticipation, Pierre Bayard plagiait ici les manuels scolaires de ses successeurs, il est alors certain que cet ouvrage ferait date.
Pierre Bayard n’est plus à un paradoxe près. Alors que Lautréamont revendiquait le plagiat – « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. » écrivait-il dans ses Poésies –, l’essayiste fait ici l’apologie du plagiat par anticipation. Comme s’il faisait écho à la phrase du poète, son ouvrage pourrait ainsi s’entendre : le plagiat par anticipation est nécessaire pour comprendre les œuvres et les influences que l’avenir exerce sur les écrivains.
Malgré un ouvrage enrichi d’un lexique en fin de volume et malgré toutes les réponses que Pierre Bayard apporte à bon nombre de questions entourant cette théorie, il reste difficile pour le lecteur d’identifier précisément un plagiat par anticipation. D’ailleurs, celui-ci n’oublie pas de rappeler à ses lecteurs qu’ils doivent rester vigilants, en choisissant la mise en garde de Borges qui, dans « Les Précurseurs de Kafka », rappelle qu’il ne faut pas confondre le plagiat et l’illusion de plagiat.
Ouvrages de Pierre Bayard
– Pierre Bayard, Demain est écrit, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.– Pierre Bayard, Pierre, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2007.– Pierre Bayard, L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2008.– Pierre Bayard, Le Titanic fera naufrage, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2016.
Autour de Pierre Bayard
– Zimmermann, Laurent (dir.), Pour une critique décalée - Autour des travaux de Pierre Bayard, Nantes, Ed. Cecile Defaut, 2010.