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Le Bal des célibataires

de Pierre Bourdieu

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

Le Bal des célibataires tient une place à part dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. On y trouve un chercheur qui, entre sociologie et ethnologie, interroge la crise d’une société paysanne béarnaise dont il est lui-même issu. En commentant les stratégies matrimoniales et la généralisation du célibat dans son Béarn natal, Pierre Bourdieu pose les premières bases de sa sociologie et introduit deux de ces concepts les plus célèbres : habitus et violence symbolique.

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1. Introduction

Souvent considéré comme un écrit de jeunesse de Pierre Bourdieu, « Le Bal des célibataires » est en réalité le fruit d’un travail mené pendant plus de vingt ans. Il est la compilation de trois articles : « Célibat et condition paysanne » en 1962, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction » en 1972 et « Reproduction interdite » en 1989. Du fait de ces retours répétés sur sa première enquête sociologique française, ce texte contient une large part de la pensée de Pierre Bourdieu et permet d’expliquer l’émergence de certains de ces principaux concepts.

De retour de Kabylie où il a effectué son service militaire et fait ses premières armes de chercheur, Pierre Bourdieu entreprend donc d’enquêter sur la société paysanne de son Béarn natal. Plus exactement, il s’attèle à la tâche d’expliquer sociologiquement la crise paysanne en étudiant l’un de ses aspects, localement perçus comme l’un des plus significatifs, le célibat des aînés. Usant tour à tour de méthodes ethnographiques et sociologiques, Pierre Bourdieu resitue le problème du célibat dans les logiques mêmes des stratégies matrimoniales et, plus généralement, de la reproduction sociale.

Première pièce de la sociologie bourdieusienne, « Le Bal des célibataires » permet d’engager une réflexion sur des thématiques importantes. À travers la question du célibat des aînées, Pierre Bourdieu propose en effet une analyse interne de la crise de la société paysanne qui mobilise l’essentiel d’une théorie sociologique des espaces sociaux et de leur reproduction.

2. Les stratégies matrimoniales dans la société paysanne

Dans la société paysanne béarnaise, le mariage n’est pas une chose légère et engage chaque fois la réflexion des acteurs. Les stratégies matrimoniales sont d’une importance capitale puisque le mariage est l’occasion d’un échange économique qui permet aux familles de revaloriser ou de conserver leur position socio-économique. Elles se déploient à partir de deux principes.

En premier lieu, les stratégies matrimoniales opposent l’aîné et les cadets. En théorie, le patrimoine est entièrement légué à l’aîné qui, par son héritage, se trouve lié, en droit comme en devoir, à la terre des parents. Il convient de noter que celui qui occupe la position d’aîné est toujours le premier fils, le droit d’aînesse n’étant accordé aux femmes qu’en absence totale d’héritier masculin.

Lors du mariage de l’aîné, les cadets reçoivent une dot calculée en fonction du patrimoine de la famille. Dans une société caractérisée par « la rareté de l’argent liquide » (p. 27) le mariage de l’aîné représente l’occasion d’une grosse rentrée d’argent qui permettra de doter les cadets. Si une famille n’est pas en mesure de doter tous ses cadets, il ne restera plus à ces derniers que les possibilités de quitter la résidence familiale pour se marier « à la ville », hors des règles paysannes, ou d’y rester célibataire.

En cela, le célibat apparaît comme une limite logique du système successoral béarnais et le célibataire serait, selon les mots de Pierre Bourdieu, « la victime structurale » (p. 202).

La seconde opposition concerne la distinction établie entre « mariages de bas en haut » et « mariages de haut en bas ». Deux types de mariages sont favorisés, celui entre un aîné et une cadette et celui entre une aînée et un cadet. Le mariage entre aînés et héritiers est naturellement exclu puisqu’il entraînerait la disparition d’un nom et irait par conséquent à l’encontre de l’impératif de conservation du patrimoine. D’autre part, les mariages trop inégaux sont à éviter. La plupart des échanges sont conclus entre des familles dont le statut dans la hiérarchie sociale est relativement similaire. Un héritier est obligé de se marier de haut en bas, il ne peut épouser une femme de condition supérieure sous peine de perdre son autorité ou de se mettre dans l’incapacité de rembourser la dot s’il avait à le faire.

À l’inverse, il ne peut épouser une femme de condition trop basse qui n’apporterait au mariage aucun prestige économique. La femme, elle, « circule de bas en haut » (p. 40). Qu’elle soit héritière ou cadette, elle doit épouser un homme de condition supérieure. Ainsi, seuls les mariages entre héritiers et cadettes puis entre héritières et cadets sont en adéquation avec les impératifs que sont la sauvegarde de l’intégrité du patrimoine et la continuité du lignage.

3. La crise de la société paysanne

Le célibat des aînés, fait très rare avant la Première Guerre Mondiale (contrairement à celui des cadets dont on a montré la logique interne) semble, au moment de l’observation de Pierre Bourdieu, être un véritable problème pour la société paysanne. Le célibat est localement perçu comme l’indice le plus flagrant de la crise paysanne. Ainsi, l’auteur tente de comprendre comment ce phénomène a pu se développer dans une société où le mariage de l’aîné est un événement crucial pour la famille.

Ce célibat, comme la crise en général, est, selon Pierre Bourdieu, un phénomène complexe qui nécessite une analyse plus profonde de la relation entre les agents et le système matrimonial (lui-même inclus dans le système des stratégies de reproduction). Il permet d’expliquer la crise de la société paysanne sans avoir exclusivement recours aux facteurs extérieurs, en montrant comment le système porte en lui-même les contradictions qui le mènent vers son dérèglement.

Au début des années 1960, les deux oppositions fondamentales dans les choix matrimoniaux (aîné/cadet, mariage de bas en haut/de haut en bas) semblent jouer un rôle de plus en plus anecdotique dans la société béarnaise qui lui a substitué une opposition entre bourg et hameaux.

En effet, à mesure que s’accroît le nombre de femmes qui quittent le hameau pour la ville et, par conséquent, le célibat des paysans, on assiste selon Bourdieu à la formation de «?deux noyaux de relations matrimoniales?». Le rôle des femmes ne se limite pas à leur émigration vers la ville. Elles sont aussi le vecteur privilégié de la pénétration des idées citadines dans l’univers paysan et, donc, d’une certaine rupture avec l’homogénéité qui semblait assurer à la société paysanne sa reproduction. Il est intéressant d’observer que ce mouvement des femmes n’est pas en réelle contradiction avec l’ancien système puisque ce sont elles qui se marient de bas en haut. Les aînés, eux, sont toujours attachés à la terre et peinent à trouver une femme alors que les cadets, eux aussi, désertent la terre.

En réalité, ce dérèglement n’est pas dû à l’abandon de principe structurant, mais au contraire au maintien de certains principes en manque croissant d’adéquation avec le monde dans lequel ils s’appliquent. Ainsi, il ne reste plus aux paysans du hameau que «?les déterminismes négatifs? » (p.74) : l’idée du maintien du patrimoine indivisé qui empêche toute mobilité et la révérence aux règles matrimoniales de maximisation de ce patrimoine qui plonge tant d’héritier dans le célibat. Les contraintes qui étaient autrefois acceptées (même par le cadet qui en était pourtant la «?victime?») sont désormais perçues comme des injustices, «?comme un destin stupide?».

4. L’habitus

Comment expliquer le maintien des règles matrimoniales dans un univers où, manifestement, elles ne fonctionnent plus ? Pour répondre à cette question Pierre Bourdieu va introduire une rupture face à ce qu’il dénonce comme un « juridisme » de la tradition ethnologique.

Pour lui, les pratiques ne sont ni l’exécution d’un ordre ou d’un plan, ni les manifestations d’un modèle. Aussi met-il l’accent sur les individus, considérant les structures comme ce qui donne naissance à une grammaire sur laquelle peut se former une infinité de pratiques. Ce « système de dispositions inculquées par les conditions matérielles et l’éducation » forme le concept d’habitus. L’habitus conditionne l’être social tant dans sa dimension corporelle (façon de se tenir, vêtement, etc.) que mentale (les valeurs, la pensée, le langage, etc.). Il entretient avec la structure sociale un double rapport puisqu’il en est à la fois un produit acquis au cours de la socialisation et un producteur dans la mesure où il participe de sa reproduction inconsciente. L’idée d’habitus permet à Bourdieu de restituer aux individus un pouvoir d’action. C’est la raison pour laquelle il parle de « stratégies matrimoniales » qui répondent à un impératif de « maximisation des profits économiques et symboliques que représente ce type particulier de transaction ». L’idée de stratégies ne suppose toutefois pas une liberté totale dans la mesure où elles sont toujours le fruit de l’habitus : elles sont générées à partir d’un nombre restreint de principes (ici le primat des hommes sur les femmes et des aînés sur les cadets) et ont une large part de motivations inconscientes. Enfin, l’habitus, comme les stratégies qu’il génère, tend toujours à la reproduction d’un ordre social et des patrimoines.

De ce fait, il est parfois un instrument de contrainte tant pour les individus vis-à-vis d’éventuelles possibilités de mouvement social que pour les groupes qui s’enferment dans un objectif parfois irréalisable de reproduction. Dans le cas de la société paysanne béarnaise, il apparaît que le groupe échoue dans son entreprise de reproduction, mais, dans l’incapacité de modifier l’habitus qui engendre les stratégies, ne parvient pas à réagir, à réajuster cet habitus qui œuvre à reproduire des structures qui n’existent plus.

5. Domination symbolique

L’attraction du monde urbain sur le monde paysan aurait été impossible si les esprits n’avaient pas été convertis aux séductions de l’univers citadin. Cette conversion collective est le produit d’innombrables conversions individuelles qui s’exercent en premier lieu sur les individus les moins attachés à l’ancien système.

Ici, les femmes et les cadets sont logiquement désignés comme « le cheval de Troie du monde urbain » (p. 227), ils apportent le regard citadin dans le monde paysan. Celui-ci contribue à inclure la commune dans un « espace social » plus large qui laisse aux paysans dans leur ensemble une position dominée. L’ouverture de ce monde au monde citadin a entraîné l’apparition d’une concurrence brutale et inégale visible dans les bals dans lesquels le paysan, trahi par ses « habitus corporels » (la façon qu’il a de se tenir ou de se vêtir par exemple) est jugé sur des critères urbains. Il est ainsi condamné à n’être qu’un spectateur impuissant. S’il n’a, selon Pierre Bourdieu, jamais eu l’autonomie dont il est parfois crédité, le monde paysan avait jusque-là su conserver une forte homogénéité dans son habitus qui était le principal garant du contrôle de sa reproduction.

Maintenant que l’espace social inclut le monde urbain, la société paysanne est vouée à une position de dominée et applique à un monde nouveau des principes anciens. En cela, pour Bourdieu, « l’habitus tourne en quelque sorte à vide » et projette dans un monde tout à fait différent de celui qui l’a vu naître « l’attente des structures objectives dont il est le produit » (p. 235). Le groupe symboliquement dominé conspire contre lui-même. Il déplore l’exode rural et le célibat des héritiers alors qu’il a lui-même contribué à en instaurer les conditions. La crise qui affecte le système matrimonial, clé de voûte de tous les systèmes de reproduction, menace l’existence de la « maison » paysanne. La domination symbolique qui tend à lui insuffler une idée catastrophique de son avenir et de sa propre image semble avoir un effet destructeur sur le monde paysan.

Bourdieu restitue ainsi une grande complexité à l’analyse de la crise de la société paysanne. Celle-ci n’est pas simplement causée, comme tendent souvent à penser les observateurs, par une subordination économique. Plus qu’aucun autre facteur, le décalage entre l’habitus et les structures objectives se trouve causé par l’ouverture d’un monde anciennement clos. Ce qui entraîne le célibat des héritiers et l’émigration massive des femmes et des cadets. Bourdieu, qui introduit la notion de violence symbolique, insiste sur le désespoir et la tristesse qui se dégage de ce monde dominé, écrasé par les conceptions qui lui ont été imposées et qui favorisent une sorte de régime d’autodestruction.

Ces conceptions, imposées par le monde citadin qui s’assure un statut de dominant conforme à ses intérêts, entraînent la société paysanne vers son déclin aussi bien dans le champ économique que dans le champ symbolique.

6. Conclusion

À travers une réflexion menée de 1960 à la fin des années 1980, Pierre Bourdieu livre une analyse originale et profonde de la crise de la société paysanne qu’il étudie à travers le prisme de sa principale institution sociale : l’échange matrimonial. Partant du problème du célibat des aînés, « Le Bal des célibataires » permet d’expliquer la crise paysanne au-delà de la question économique.

En développant certains des concepts pour lesquels il est resté mondialement célèbre, Bourdieu expose une réflexion attentive aux logiques internes de groupes sociaux engagés dans une lutte pour la reproduction de leurs institutions et de leurs privilèges.

7. Zone critique

La lecture du « Bal des célibataires » est une entrée efficace dans la sociologie complexe de Pierre Bourdieu.

L’ouvrage contient déjà les principes directeurs de sa réflexion et introduit plusieurs de ses concepts clés. On y trouve, irrémédiablement, les aspects de sa pensée qui lui seront fréquemment reprochés tout au long de sa carrière, à commencer par une écriture complexe dont il est parfois difficile de démêler le sens et dont il se défendra toujours, notamment en pointant une complexité encore supérieure du monde social.

Mais c’est surtout l’accent mis, par Pierre Bourdieu, sur les déterminismes sociaux qui entraînera d’incessants débats quant à la place laissée à l’individu. La question reste pourtant ouverte dès l’écriture du « Bal des célibataires » qui montre avec complexité comment le monde social se compose à la fois de déterminismes puissants et d’innovations incessantes des individus.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002.

Ouvrages de Pierre Bourdieu

– (Avec Jean-Claude Passeron), Les héritiers : les étudiants de la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, coll « Grand documents », 1964.– La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. – Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll « Documents », 1980.

Ouvrages sur Pierre Boudieu

– Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2007. – Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu, un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016.

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