Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Bourdieu
Bourdieu montre comment le champ littéraire a conquis son autonomie au XIXe siècle, s'arrachant ainsi à la tutelle de l'État, grâce à des écrivains comme Flaubert et Baudelaire. En définissant la logique à laquelle obéissent écrivains et institutions littéraires, Bourdieu établit les fondements d'une science des œuvres, dont l'objet serait la production non seulement de l'œuvre elle-même, mais aussi de sa valeur.
Dans la même lignée que Becker dans Les Mondes de l'art (1988), Bourdieu considère que la littérature et les arts peuvent se soumettre à l'analyse sociologique comme n'importe quel autre domaine. Selon lui, l'œuvre d'art ne doit pas jouir d'un statut d'exception. L'analyse sociologique de Bourdieu, « Genèse et structure du champ littéraire », vise à montrer comment le champ littéraire et artistique a acquis son autonomie au XIXe siècle, devenant tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Ce champ – c'est-à-dire l'ensemble des contraintes et des possibilités dans lesquelles peut conjoncturellement se réaliser la littérature – obéit à une économie inversée, la logique commerciale étant contraire à l'éthique de l'art pur. En s'appuyant sur les concepts de champ, de position et d'habitus, Bourdieu veut faire émerger un nouvel esprit scientifique permettant de poser les fondements d'une science des œuvres culturelles. Conscient du danger qui guette l'autonomie du champ artistique, culturel et scientifique, il prône l'engagement des intellectuels dans un « corporatisme de l'universel ».
Bourdieu prône l'émergence d'un nouvel esprit scientifique dans les sciences sociales. Son système de pensée s’articule autour de deux concepts clés, celui de « champ » et celui « d’habitus », qu'il a forgés afin de sortir des oppositions entre société et individu, structuralisme et existentialisme, déterminisme et liberté.
Si le « champ » renvoie au réseau de relations objectives entre des positions, « l’habitus » désigne les structures corporelles et psychiques des individus. Selon Bourdieu, la sociologie doit étudier les interactions entre ces deux réalités, c’est-à-dire la manière dont les individus contribuent à façonner et à déterminer les structures matérielles qui contribuent elles-mêmes à les façonner et à les déterminer.
Pour lui, la science des œuvres culturelles suppose trois opérations : l'analyse de la position du champ littéraire ou artistique au sein du champ du pouvoir, l'analyse de la structure interne du champ littéraire, c'est-à-dire de la structure des relations objectives entre les positions qu'y occupent les individus, et enfin, l'analyse de la genèse des habitus des occupants de ces positions.
Dans un long prologue, Bourdieu se penche sur L'éducation sentimentale, de Gustave Flaubert. Ce roman publié en 1869 fournit, selon lui, tous les éléments nécessaires à son analyse sociologique.
Les personnages clés sont les symboles d'une position sociale, et Flaubert décrit minutieusement tous les détails qui les différencient, jusqu'à la différence des boissons consommées lors des réceptions. Il s'en dégage deux pôles dessinant le « champ du pouvoir » : celui de l’argent et des affaires au sein de l’univers des arts, et celui de la politique et des affaires. Le premier est représenté par Arnoux, un marchand d'art tandis que le second est marqué par les Dambreuse, un couple d'aristocrates. « En mettant ainsi en place les deux pôles du champ du pouvoir [...] où s'exercent des forces sociales, [...] Flaubert instaure les conditions d'une sorte d'expérimentation sociologique : cinq adolescents – dont le héros, Frédéric – provisoirement rassemblés par leur position commune d'étudiants, seront lancés dans cet espace, telles des particules dans un champ de forces, et leurs trajectoires seront déterminées par la relation entre les forces du champ et leur inertie propre » (p. 31)
Le champ du pouvoir est un champ de luttes. Les dispositions et le capital de chacun constituent autant d'atouts qui vont commander la manière de jouer et la réussite – tout le processus de « vieillissement social » que Flaubert nomme « éducation sentimentale ». Dans ce jeu, l'enjeu est la puissance, à conquérir ou à conserver. Chacun y entre pourvu ou non d'un héritage et avec la volonté ou non de réussir.
Bourdieu insiste sur l'opposition entre les héritiers et ceux qui aspirent à posséder, qu’ils soient bourgeois ou petit-bourgeois. La notion d'héritage régule les relations. Dans le roman, Frédéric est un héritier qui refuse la logique de reproduction, car il ne veut pas devenir un bourgeois. Ses ambitions contradictoires le portent tantôt vers le pôle artistique, tantôt vers celui des affaires. Pour mieux comprendre cette position ambiguë, Bourdieu revient sur le contexte de l'époque, marqué par l'avènement du milieu bohème et l'opposition entre l'univers de l'art pur et le monde des affaires.
Selon le sociologue, le personnage de Frédéric illustre l'entreprise « d'objectivation de soi », d'autoanalyse et de socioanalyse réalisée par Flaubert. En effet, l'écrivain a tenté toute sa vie d'échapper aux déterminations sociales en se maintenant dans une position neutre. La « formule » au principe de la création littéraire de Flaubert est une position refus, fondant ainsi une relation de distance objectivante à l'égard du monde social.
Si Bourdieu consacre tout son prologue à Flaubert, c'est, d'une part, parce qu'il considère que seule une analyse de la genèse du champ littéraire dans lequel s'est constitué le projet romanesque de Flaubert permet de comprendre la manière dont il a mis en œuvre sa « formule génératrice ». D'autre part, l'écrivain a beaucoup contribué, avec Baudelaire, à la constitution du champ littéraire comme monde à part.
Bourdieu rappelle le contexte social de la deuxième moitié du XIXe siècle et les formes de domination qui étaient à l'œuvre. À cette époque, écrivains et artistes sont soumis aux commandes et aux goûts des bourgeois – rappelons que sous le second Empire, nombre d'industriels et de négociants ont amassé des fortunes colossales et sont plutôt hostiles aux choses intellectuelles. Ainsi, artistes et écrivains se trouvent dans un lien de subordination à la fois au marché et aux personnes haut placées. L'univers très hiérarchisé et exclusif des salons structure le champ littéraire autour de trois grandes oppositions : les mondains rassemblés autour de la cour, les grands écrivains élitistes, dont Flaubert fait partie, regroupés autour de la princesse Mathilde et des dîners Magny et enfin, les cénacles (des salons) de la bohème, dans lesquels Baudelaire tient le rôle d'avant-gardiste.
La bohème est l'invention d'un art de vivre qui s'érige contre l'existence rangée des peintres et sculpteurs officiels et contre les routines de la vie bourgeoise. Ce style de vie artiste, marqué par l'audace et la transgression, s'exprime également dans les œuvres d'art et bénéficie d'une reconnaissance sociale. Le champ littéraire et artistique se construit donc en rupture avec la bourgeoisie qui, à travers la presse naissante, impose une vision dégradée et dégradante de la production culturelle. Bourdieu montre donc comment le second Empire a contribué à élaborer une vision désenchantée du monde politique et social allant de pair avec le développement du « culte de l'art pour l'art », qui voit dans la beauté l’unique fin de l’art.
Dans la conquête de l'autonomie, la rupture éthique est une dimension fondamentale de toutes les ruptures esthétiques. Les tenants de l'art pour l'art font de la rupture avec l’art bourgeois dominant le principe de l'existence de l'artiste en tant qu'artiste et l'érige en règle de fonctionnement du champ en constitution. Selon Bourdieu, le héros fondateur du champ littéraire et artistique est Baudelaire, dont la candidature à l'Académie française, à la fois parfaitement sérieuse et parodique, en fonde l'acte initial.
Dans ce champ artistique en cours d'autonomisation, trois courants se dessinent :
– Celui de « l'art commercial », directement soumis aux attentes du public ;– Celui de « l'art social » ;– Celui de « l'art pour l'art ».
Les représentants du premier courant, également appelé « art bourgeois », sont pour la plupart des écrivains de théâtre – de loin la plus rentable des activités littéraires – liés aux dominants tant dans leur origine que dans leur style de vie. Ils profitent ainsi de toutes sortes de consécrations matérielles et symboliques emblématiques de la bourgeoisie – l'Académie étant la plus représentative. Ces auteurs célèbrent le mariage, la bonne administration du patrimoine et l'établissement honorable des enfants.
À l'opposé, les tenants de l'art social comme Proudhon, George Sand ou, dans une moindre mesure, Victor Hugo demandent à l'art de remplir une fonction sociale et politique. Ils se réunissent dans les cafés dans un esprit de camaraderie, à l'opposé de l'atmosphère exclusive et confinée des salons.
Enfin, ceux qui inventent « l'art pour l'art » et, du même coup, les normes du champ littéraire s'opposent à la fois à l'art bourgeois et à l'art social. En ce sens, ils apparaissent comme les défenseurs d'une définition amorale de l'art – en témoignent les procès de Baudelaire et Flaubert pour Les Fleurs du mal et Madame Bovary. Le détachement esthète qu'ils opèrent, et qui constitue le véritable principe de la révolution symbolique, les conduit à rompre avec le conformisme bourgeois sans tomber dans l'exaltation populiste. Ils se caractérisent par leur neutralisme politique et leur refus de se régler sur les attentes du public. Ils méprisent les bourgeois et exècrent par-dessus tout l'artiste bourgeois.
Avec son « J'accuse », Zola invente la figure de l'homme de lettres engagé. En affirmant la liberté de l'écrivain qui a le droit de condamner, au nom d'exigences intérieures, la violence d'État, Zola applique les principes de son univers propre au champ politique. Pour Bourdieu, cet engagement de l'intellectuel dans la politique reste souhaitable dans le monde contemporain. En effet, il estime que l'autonomie du champ littéraire, artistique et scientifique est très fortement menacée en raison de l'interpénétration de plus en plus grande entre le monde de l'art et le monde de l'argent. Il cite en exemple les formes de mécénat qui s'instaurent entre des entreprises économistes et les producteurs culturels ou encore la sponsorisation de la recherche artistique ou scientifique.
Le monde littéraire et artistique fonctionne comme un « monde économique à l'envers ». En effet, l'artiste ne peut triompher sur le plan symbolique qu'en perdant sur le terrain économique et inversement. C'est ainsi que comme les personnages de L'Education sentimentale, être « héritier » s'avère un avantage considérable, si ce n'est indispensable, pour qui veut faire de l'art pur. Pour autant, Flaubert, qui est dans cette position, affiche son indépendance en manifestant son indifférence envers les séductions mondaines, y compris les louanges de la critique et les succès littéraires.
Bourdieu observe que les tenants de l'art pour l'art sont tous très proches dans leur trajectoire sociale. Issus de la noblesse et de la bourgeoisie, ils ont refusé d'occuper la position sociale qu'ils auraient dû occuper. « Comme les références de Manet aux grands maîtres du passé, Giorgione, Titien ou Vélasquez, les références de Flaubert disent à la fois la révérence et la distance, marquant cette rupture dans la continuité ou cette continuité dans la rupture qui fait l'histoire d'un champ parvenu à l'autonomie » (p.172), conclut Bourdieu à ce sujet.
Bourdieu dresse un état du champ littéraire tel qu'il se met en place à partir de la fin du XIXe siècle. Il fait remarquer que la hiérarchie entre les genres et les auteurs est inversée selon ce qu'on se place du point de vue du jugement ou du point de vue commercial.
Du point de vue économique, le théâtre, qui assure des profits importants à un petit nombre d'auteurs, se situe au sommet. Au bas de la hiérarchie, la poésie procure de faibles revenus à un nombre de gens restreint. Au milieu, le roman peut assurer des revenus relativement importants à un grand nombre d'auteurs. À l'inverse, du point de vue des critères d'appréciation, la poésie tient le haut de l'affiche, bien qu'elle soit dépourvue de marché. Le théâtre procure la consécration institutionnalisée des Académies et des honneurs officiels.
Quant au roman, sa représentation symbolique est très dispersée. Des auteurs comme Stendhal, Balzac et Flaubert lui ont permis d'acquérir ses lettres de noblesse, mais il reste associé à l'image d'une littérature mercantile liée au journalisme et au feuilleton. Ce n'est qu'avec le succès exceptionnel des ventes des ouvrages de Zola que le roman va prendre un poids considérable dans le champ littéraire.
Bourdieu observe que le champ artistique et littéraire contemporain reste marqué par une économie à l'envers, où la valeur symbolique et la valeur marchande s'avèrent relativement indépendantes.
Les champs de production culturelle s'organisent selon un principe de différenciation en fonction de leur distance à l'égard du marché et de la demande. Ainsi, deux modes de production et de circulation obéissent à des logiques inverses.
D'un côté, la logique anti-économique de l'art pur fondée sur des valeurs de désintéressement et sur l'investissement sur le long terme.
De l'autre, la logique économique qui fait des biens culturels un commerce comme les autres et met la priorité sur le succès immédiat et temporaire. Ces entreprises fonctionnent selon des cycles de production court visant à minimiser les risques par un ajustement à la demande.
En résumé, il existe une lutte entre deux principes de hiérarchisation : le « principe hétéronome » favorable à ceux qui dominent le champ économiquement et politiquement et qui régit « l'art bourgeois » et le « principe autonome » des défenseurs de l'art pour l'art. Le premier obéit à un principe de hiérarchisation externe (réussite temporelle, reconnaissance du grand public) et le second à un principe de hiérarchisation interne (les artistes reconnus par leurs pairs). Ces visions opposées créent une lutte entre les artistes eux-mêmes.
Ouvrage incontournable pour connaître l'un des plus grands chercheurs contemporains, Les Règles de l'art permet de comprendre la genèse d'un roman et remet en question l'idée que la littérature se réduirait aux textes. Le prologue et la première partie, qui portent sur l'époque de Flaubert et de Baudelaire, donnent une illustration convaincante de ce que peut apporter la socio-analyse littéraire opérant même en terrain connu.
Quoique ardue et assez abstraite, la partie sur la science des œuvres est indispensable pour comprendre, chez Bourdieu, la logique structurelle des positions et des dispositions des écrivains, critiques et artistes. Elle fournit une des théories majeures de la sociologie de la littérature aujourd'hui.
En écho à l'analyse d'Howard Becker, Bourdieu estime que la valeur d'une oeuvre d'art est produite non par l'artiste, mais par le champ de production en tant qu'univers de croyance dans le pouvoir créateur de l'artiste. Cependant, la correspondance entre les deux sociologues s'arrête là, l'analyse structuraliste de Bourdieu s'écartant de l'analyse interactionniste de Becker.
La théorie bourdieusienne du « champ artistique » et de ses articulations avec les autres champs sociaux rapporte l'analyse des stratégies à un système de « positions » et dispositions, tandis que celle du « monde social de l'art » s'intéresse à un réseau d'interactions entre les acteurs coopérant à la production sociale de la valeur artistique.
Ouvrage recensé– Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Minuit, 1992.
Autres pistes– Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.– Pierre Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.– Pierre Bourdieu, Alain Darbel, L'Amour de l'art, Paris, Éditions de Minuit, 1966.– Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2015.