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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Bourdieu
La science économique contemporaine rejette toute explication des comportements économiques par des déterminants sociaux. L’économie constituerait ainsi une sphère autonome, régie par des lois propres : la poursuite de l’intérêt individuel et la concurrence libre et non faussée. Cet ouvrage propose au contraire une étude pragmatique des pratiques économiques en prenant pour exemple le marché de la maison individuelle. Il montre que les relations d’échange et de production sont socialement structurées, c’est-à-dire dépendantes des rapports de force qui lient leurs protagonistes.
Cet ouvrage constitue une synthèse des apports de Pierre Bourdieu à la compréhension de l’économie. Plusieurs de ses chapitres sont tirés d’articles de recherche publiés au tournant des années 1990. Son titre en résume assez bien le propos. À contre-courant de la science économique contemporaine, qui rejette a priori toute explication des comportements économiques par des déterminants sociaux, Pierre Bourdieu montre que l’économie repose elle aussi sur un ensemble de structures sociales. Celles-ci déterminent et sont influencées par les rapports de force entre acteurs économiques.
Inégalement dotés en capitaux (par exemple économiques, culturels ou symboliques), les individus et les entreprises occupent des places diverses dans le champ économique. Leur position dans l’espace social et dans les rapports de force détermine leur façon de penser et d’agir, qui varient donc fortement d’un individu à l’autre, contrairement à ce que les économistes supposent généralement. Ces structures sociales de l’économie sont en partie forgées par l’État, c’est-à-dire par un ensemble de fonctionnaires aux intérêts et aux trajectoires divers, susceptibles de transformer les règles du jeu économique dans un sens ou dans un autre.
Loin des modèles théoriques abstraits mobilisés par la théorie économique pour rendre compte du fonctionnement de l’économie, Pierre Bourdieu montre qu’il est nécessaire de mener une étude autrement plus large, qui prenne en compte les caractéristiques et les trajectoires sociales des agents impliqués. Ainsi, sa démonstration s’appuie sur une enquête réalisée au milieu des années 1980 sur le marché de la maison individuelle dans le Val-d’Oise.
Le travail de Pierre Bourdieu s’oppose explicitement aux approches individualistes qui négligent l’influence des structures sociales. Ce rejet s’applique en premier lieu à la « vision atomistique et mécaniste » (p.300) de l’économie néoclassique, qui domine les sciences économiques depuis la Seconde Guerre mondiale.
Ce courant tente d’expliquer les comportements économiques à travers la mise en scène d’un personnage fictif, l’homo œconomicus, supposé agir rationnellement en vue de maximiser son profit individuel et dont les goûts et les préférences préexisteraient à la situation d’échange. Les limites de ce modèle, relevées notamment par l’économie comportementale, ont mené certains économistes à l’amender mais très rarement à le rejeter.
L’approche néoclassique repose sur une erreur scolastique : elle suppose que l’économie est un « domaine séparé gouverné par des lois naturelles et universelles » (p.26) qu’il conviendrait de respecter. L’économie s’est construite comme une discipline intrinsèquement normative, et par là comme une « science d’État […] attachée à répondre politiquement à des demandes politiques, tout en se défendant de toute implication politique par la hauteur ostentatoire de ses constructions formelles » (p.25).
Pierre Bourdieu écarte également la sociologie dite interactionniste. Celle-ci étudie la façon dont les interactions entre agents influencent et orientent les comportements individuels. Si elle a le mérite d’éclairer la façon dont les choix des agents se construisent dans l’interaction (et non en amont comme le supposent les économistes), cette approche néglige elle aussi l’influence des normes sociales sur les actions individuelles. Dans le cas du marché immobilier, il n’est pas possible de comprendre la décision de faire construire une maison uniquement à partir des échanges entre les vendeurs et les acquéreurs. Le désir de posséder une maison, produit d’un ensemble de normes sociales, y reste implicite.
Autre limite de l’approche interactionniste et de la sociologie des réseaux sociaux : son incapacité à expliquer les relations objectives de pouvoir entre les individus. La hiérarchie des agents est souvent prise comme un constat de départ de l’analyse des réseaux. Il est donc nécessaire de chercher dans les structures sociales l’explication des désirs individuels et des rapports de force sur lesquels repose l’économie.
Contre ces conceptions fallacieuses des relations économiques, Pierre Bourdieu défend le concept de champ, qu’il a lui-même forgé dans les années 1970. Il s’agit d’une zone de l’espace social régie par des rapports de force qui orientent l’action des agents qui s’y impliquent. Ces derniers se livrent une compétition encadrée par des règles connues et acceptées par tous, pour la réalisation d’un objectif communément désiré, l’« illusio » (p.25).
Un champ se définit donc par une croyance collective dans la valeur des enjeux et un respect des règles du jeu. Le terme de « champ » a été choisi pour son analogie avec la physique : de même que les trajectoires des particules physiques sont déterminées par des champs électromagnétiques, les actions individuelles sont orientées par le champ de l’espace social dans lequel elles se déploient.
Dans le champ de la production de maisons individuelles, l’illusio est d’en être le meilleur vendeur. Les stratégies des entreprises sont dépendantes de leur place dans le champ, c’est-à-dire de leur dotation en capitaux divers. Une entreprise possède des capitaux financiers, mais aussi technologiques (son potentiel de recherche, l’efficacité de sa chaîne de production), commerciaux (sa force de vente), sociaux (son réseau de relation), symboliques (le prestige associé à son nom), etc. La place qu’occupe une entreprise dans le champ dépend du volume des capitaux qu’elle possède, mais aussi de leur nature : certains peuvent s’avérer plus utiles que d’autres selon les règles du jeu en vigueur dans le champ. La multiplication des supports de publicité au cours du XXe siècle a par exemple accru l’importance du capital symbolique.
Les entreprises les mieux dotées en capitaux dominent le champ, imposant leurs stratégies et leurs prix aux entreprises dominées, contraintes de s’y adapter. La structure d’un champ tend à se reproduire dans le temps. Cette stabilité permet aux agents d’élaborer des stratégies et favorise l’émergence de la « vision calculatrice » (p.298) que la théorie économique tient pour une attitude spontanée. La domination d’une ou de plusieurs entreprises peut cependant être remise en cause, le plus souvent à l’occasion d’une innovation par une entreprise dominée. Pour autant, même dans une telle situation, la façon dont le champ se restructurera dépendra des rapports de force antérieurs, car l’entreprise dominante dispose de plus de moyens pour s’adapter à l’innovation.
Le champ économique est socialement construit. Autrement dit, l’existence et l’importance du marché des maisons individuelles sont historiquement contingentes.
Son existence suppose une marchandisation préalable des terres par l’État (sans laquelle chacun pourrait construire librement) et une régulation de la monnaie par une institution publique (sans laquelle les prêts immobiliers ne seraient pas garantis). Le fonctionnement des marchés immobiliers repose en outre sur les subventions accordées aux particuliers sous forme d’allocations ou de prêts à taux avantageux. Ces aides, qui favorisent plus ou moins certaines catégories d’acquéreurs et certains types de producteurs, contribuent à façonner le champ économique.
Ces considérations mènent Pierre Bourdieu à étudier les transformations des politiques du logement au milieu des années 1970. De 1974 à 1977, une série de réformes réduit, sans la supprimer, l’aide à la pierre (c’est-à-dire à la construction) au profit de l’aide à la personne. Ce changement, d’inspiration libérale, a diffusé la propriété immobilière, accompagné le phénomène de périurbanisation et nettement affecté le champ de la production des maisons. Pierre Bourdieu tente de rendre compte de cette transformation par une étude du « champ bureaucratique » (p.158) des années 1970.
Une enquête statistique permet d’observer que les partisans de l’aide à la personne, donc d’une libéralisation du marché immobilier, appartenaient pour l’essentiel au ministère des Finances, étaient relativement jeunes et pour beaucoup passés par l’ENA et Sciences-Po. Cependant, la tentative de cette jeune garde de supprimer purement et simplement l’aide à la pierre s’est heurtée à une vive résistance de la part du ministère de l’Équipement, directement menacé par la réforme, dont les fonctionnaires étaient certes moins diplômés mais plus familiers des règles du jeu bureaucratique.
Ces politiques étatiques sont appliquées localement par d’autres fonctionnaires, d’échelons inférieurs, mais susceptibles eux aussi d’influencer le champ économique. Cette marge de manœuvre discrétionnaire des fonctionnaires territoriaux tient à l’autonomie qui leur est donnée dans l’application des règlements. Ce pouvoir bureaucratique local est à l’origine d’un fonctionnement géographiquement différencié des marchés immobiliers.
Contrairement au mythe libéral selon lequel la transaction économique révèlerait les préférences naturelles des acquéreurs et des vendeurs, Pierre Bourdieu montre que les décisions économiques sont très largement influencées par un ensemble de normes sociales extérieures au contrat.
En amont de toute interaction directe avec les potentiels acquéreurs, les vendeurs de maison utilisent la publicité pour façonner les désirs des ménages. Ils entretiennent pour cela une « mythologie de la maison » (p.38), objet particulièrement chargé symboliquement, souvent associé à l’idée de famille (la « maisonnée »). Les stratégies publicitaires réactivent ainsi des dispositions préexistantes chez les agents en mettant l’accent sur la proximité à la nature permise par la maison, sur sa solidité, sur son caractère personnalisable, etc. Comme le montrent de nombreux entretiens, posséder sa maison est souvent tenu pour un critère de réussite sociale.
Si « la vérité de l’interaction n’est pas dans l’interaction » (p.228), celle-ci reste néanmoins révélatrice des rapports de force qui traversent la société et s’appliquent aux individus. Les échanges entre vendeurs et acquéreurs sont ainsi systématiquement guidés par les premiers, qui jouent le rôle d’« agents de la nécessité économique » (p.231). Leur objectif est triple. Il s’agit pour eux de conforter les prétendants à l’acquisition dans leur souhait de devenir propriétaire, de s’assurer de leur solvabilité et de ramener leurs désirs au niveau de leurs capacités financières. Ils recourent pour cela à des stratégies d’« ambiguïsation » (p.233), alternant la figure de l’« expert capable de faire le bonheur du client mieux que lui-même » et celle de l’« alter ego bien placé pour se mettre à la place de l’intéressé » (p.233).
Enfin, l’interaction participe en soi à la production du bien vendu. La charge symbolique dont est investie la maison contribue activement à sa désirabilité, au même titre que ses caractéristiques matérielles (sa taille, sa localisation, etc.) : « Ce qui est proposé à l’acheteur, ce n’est pas seulement une maison, mais une maison accompagnée du discours qui l’entoure » (p.254). Les échanges avec les vendeurs, en construisant la représentation que les clients se font du bien qu’ils souhaitent acheter, influencent l’expérience qu’ils en font. Ainsi, le vendeur produit le besoin et le goût de l’acquéreur, consacrés ensuite par l’acte d’achat.
Si les comportements économiques des individus ne découlent pas d’un calcul purement rationnel comme le suppose la théorie économique, ils ne sont pas pour autant aléatoires. La rationalité, que les économistes appréhendent comme une propriété naturelle et universelle des individus, est en réalité socialement structurée.
Les agents incorporent, au cours de leur existence, des « dispositions économiques » (p.22), c’est-à-dire des façons d’adapter leur comportement aux situations dans lesquelles ils se trouvent. Pierre Bourdieu nomme « habitus » l’ensemble cohérent des dispositions incorporées par un individu. L’influence de l’habitus est particulièrement nette dans des situations telles que la colonisation, dans laquelle les colonisés peinent à s’adapter aux nouvelles règles du jeu économique imposées par les colons.
Dans la plupart des cas cependant, l’habitus permet aux individus de proposer spontanément une réponse adaptée aux situations qu’ils expérimentent. Le « sens commun économique » (p.25) des individus est donc étroitement dépendant de leur milieu social d’origine. La construction sociale des goûts en matière de logement se combine aux contraintes financières qui pèsent sur les ménages. Les ouvriers ont ainsi souvent appris à adapter leurs désirs à leur situation économique en s’orientant spontanément vers des maisons industrielles d’entrée de gamme.
Néanmoins, l’idéologie de la propriété, alimentée par la publicité, amène la « petite-bourgeoisie » (p.279) à nourrir des attentes que ses moyens sont insuffisants à combler. Les individus des classes moyennes se trouvent ainsi condamnés à justifier auprès d’eux-mêmes et de leurs proches « les achats ratés, les démarches malheureuses, les contrats léonins » (p.279).
Le concept d’habitus permet de comprendre pourquoi les postulats anthropologiquement erronés de la théorie économique semblent empiriquement validés. Les économistes défendent l’hypothèse de la rationalité des décisions en observant que les agents font dans l’ensemble des choix ajustés à leur situation. Le concept d’habitus permet au contraire à Pierre Bourdieu de montrer que, si les individus prennent en général les bonnes décisions, ce n’est pas parce qu’ils sont des calculateurs efficaces, mais parce qu’ils ont appris à faire spontanément les bons choix. L’économie néoclassique reposerait ainsi sur une « illusion bien fondée » (p.330) dont la sociologie aurait à rendre compte.
Pour Pierre Bourdieu, les structures sociales déterminent les façons de penser, de sentir et d’agir des individus, y compris dans la sphère économique. Le projet néoclassique qui prête à l’ensemble des agents une rationalité calculatrice parfaite est donc insatisfaisant. À la place, les concepts de champ et d’habitus pourraient constituer les jalons d’une « science sociale réunifiée, capable de construire des modèles dont on ne saurait plus s’ils sont économiques ou sociologiques » (p.322).
Un tel programme, bien qu’académiquement nécessaire, se heurterait à une double opposition : disciplinaire d’abord, du fait que les économistes et les sociologues ont appris à condamner les travaux interdisciplinaires ; politique ensuite, car il mettrait au jour, en dévoilant l’imposture du corpus néoclassique, le caractère fondamentalement idéologique des réformes imposées par les gouvernements successifs. La science également est prise dans des rapports de force et des jeux de pouvoirs.
Pierre Bourdieu signe avec cet ouvrage une contribution d’économie politique à l’intersection de la sociologie et de l’économie. S’il rejette brutalement le corpus néoclassique, incarné par Gary Becker, il s’inspire en revanche d’économistes institutionnalistes du début du XXe siècle tels que Thorstein Veblen et John Commons. Très influent aux États-Unis jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ce courant de l’économie s’intéresse à la façon dont les normes sociales orientent l’activité économique. L’absence de toute référence à la sociologie économique d’inspiration durkheimienne, en particulier aux travaux de François Simiand dont les conclusions sont relativement proches des siennes, est pour le moins surprenante.
Sur son versant plus proprement sociologique, cet ouvrage se rattache au courant constructiviste. Les rapports entre les agents s’inscrivent dans les structures du champ en même temps qu’ils peuvent les infléchir. Le concept d’habitus, en tant qu’il renvoie à un « individuel collectif ou un collectif individué » (p.323), permet de dépasser l’opposition classique entre holisme et individualisme.
Ouvrage recensé– Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2014 [2000].
Du même auteur– Avec Jean-Claude Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, coll « Grands documents », 1964.– Avec Alain Darbel, L'Amour de l'art, Paris, Éditions de Minuit, 1966.– Avec Jean-Claude Passeron, La reproduction : Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970.– La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.– Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.– Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll « Documents », 1980. – Homo academicus, Paris, Minuit, 1989.– Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Minuit, 1992.– Sur la télévision, Paris, Raisons d'agir éditions, 1996.– Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1997.– Contre-feux, Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998. – La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.– Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002.– Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2015.
Autres pistes– Gary Becker, A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard University Press, 1981.– François Simiand, Critique sociologique de l’économie, Paris, PUF, 2006.– Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970 [1899].