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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Chaunu
Choisissant une approche quantitative et sérielle, Pierre Chaunu présente l’expansion européenne dans le Nouveau Monde, au XVIe siècle. En quelques décennies, l’Amérique fut conquise, principalement par les Espagnols, qui ont écrasé les pouvoirs autochtones et imposé la civilisation européenne à cette partie du monde récemment découverte. De leur côté, les Portugais s’accaparèrent l’océan Indien et une grande partie de l’Asie. La péninsule ibérique était ainsi prédominante dans cette conquête et exploita massivement, pour plusieurs siècles, les ressources des territoires colonisées.
Cet ouvrage constitue la seconde partie d’une étude menée par Pierre Chaunu dans les années 1960 et dont le premier volume s’intitulait L’expansion européenne du XIIIe au XVe siècle. L’historien adoptait alors sur une approche quantitative qui était novatrice, pour étudier l’une des plus grandes mutations de notre histoire : le désenclavement de tous les espaces maritimes au cours du XVIe siècle.
Ce bouleversement fut particulièrement rapide : il fallut moins d’une génération, depuis la mission d’information de Pero de Covilhã, parti en 1491 par la terre obtenir des informations sur l’Asie, jusqu’au retour du premier tour du monde, initié par Magellan, en 1522. Le monde était désormais soudé, pour le meilleur et pour le pire, provoquant le destin tragique des Amérindiens et donnant un nouvel élan aux missions chrétiennes en sommeil depuis des siècles. L’historien distingue deux temps dans son analyse : dans la première moitié du XVIe siècle qui s’achève autour de 1540, l’expansion européenne a bouleversé le monde ; dans la seconde moitié, le reste du monde commença à bouleverser l’Europe.
La construction de nouveaux mondes était liée à la recherche d’une route vers les Indes. Saint-Domingue fut l’une des premières îles colonisées et, en 1506-1508, il y eut une accélération de l’expansion par les Espagnols : ce sont les premières installations sur la côte de Terre Ferme (partie de l’Amérique Latine comprenant le Venezuela, la Colombie et le Panama actuels), les Antilles se substituant progressivement à l’Andalousie comme base de la découverte et de la conquête.
Mais l’explosion de la Conquista eut lieu dans les années 1520-1540, durant lesquelles l’outre-mer espagnol passa de près de 300 000 km2 à près de 2 300 000 km2. Ce fut le temps de la conquête du Mexique et de l’Amérique centrale, initiée par Cortés en 1518. Rapidement, des cités indépendantes de la Confédération aztèque passèrent avec toutes leurs forces dans le camp des envahisseurs, par crainte d’être écrasées, comme ce fut le cas pour les indiens Otomis de Tecoac. Ces renforts permirent notamment de marcher sur Mexico (Tenochtitlan), Cortès étant aidé dans cette entreprise par des troupes envoyées depuis les Antilles par Velázquez, et par l’épidémie de variole qui décimait les rangs aztèques. Pierre Chaunu rapporte que la maladie avait été introduite par un esclave noir de l’escorte de Cortés, et qu’elle fit plus de morts que les arquebuses. Mexico tomba le 13 aout 1521 et, comme la ville ne contenait pas autant d’or que Cortés l’avait cru, de nombreux chefs aztèques survivants subirent la torture dans les semaines qui suivirent la reddition. La Nouvelle-Espagne était fondée.
La conquête du Pérou fut plus compliquée, s’étendant des années 1530 à 1540. En effet, l’Empire inca était plus impressionnant que l’aztèque en termes de population, en dépit de nombreuses faiblesses : malgré sa taille (4 000 km du nord au sud), il ne connaissait ni la roue ni l’écriture. En 1533, l’empereur Atahualpa fut baptisé, puis étranglé par les troupes de l’Espagnol Pizarro qui menait l’expédition de la région. La résistance fut grande, tout comme les divisions parmi les conquistadores, au point que Pizzaro fut assassiné le 26 juin 1541 par les partisans de Diego de Almagro. Le Chili, découvert grâce à l’expédition de Magellan (1519-1522), fut conquis à partir de 1540, la fondation de Santiago intervenant en 1541 sous l’impulsion de Pedro de Valdivia, l’un des plus fidèles lieutenants de Pizzaro. Vers 1550, donc, l’Amérique espagnole avait trouvé ses dimensions à peu près définitives.
Pierre Chaunu évoque, dans une autre partie de son ouvrage, le contrôle de l’océan Indien par les Portugais, qui intervint entre 1498, lorsque Vasco de Gama jeta l’ancre à Calicut après avoir franchi le cap de Bonne-Espérance, et 1515, à la mort d’Alfonso de Albuquerque devant Goa.
Cette conquête fut « une substitution » de ce qui existait déjà : les Portugais n’auraient pas réussi, en une quinzaine d’années, à contrôler la moitié des échanges de la région s’ils n’avaient incorporé et dépassé toute l’expérience des locaux, s’ils n’avaient pu bâtir leur contrôle sur de l’existant. Ainsi, pour l’essentiel, les Européens ont laissé intacts mille ans de communication et d’échanges, les utilisant à leur profit pour faire venir en Europe les épices tant appréciées.
Malacca s’imposa comme le détroit le plus important du contrôle de la région, à la charnière des voies de communication arabes, malaises et chinoises. En 1508, le roi du Portugal Manuel commença à s’y intéresser et en 1511, après un second assaut contre la ville mené par Albuquerque, elle céda, devenant pour 130 ans portugaise. Depuis cette place, la rencontre avec le monde chinois était facilitée (1513), tout comme avec le Japon, les premiers Portugais débarquant à Kiou Siou en septembre 1543. De même, la présence portugaise est attestée à Macao dès 1555.
Le contrôle de ce que Pierre Chaunu nomme « l’ancien monde » a été tenté aussi, avec moins de succès, depuis l’Amérique espagnole. Cela aboutit à la construction des Philippines en tant que colonie de la Nouvelle-Espagne à la fin des années 1560. Sur ce territoire, vers 1590, la surface des zones réellement contrôlées oscillait autour de 150 000 km2 ; le sud avait résisté aux assauts, les populations métissées se rendant sans résistance, mais le peuplement primitif des montagnes résistait et échappait aux autorités. Sur le territoire effectivement colonisé, il y avait au début du XVIIe siècle autour de 600 000 habitants. La conquête se mêlait alors à la christianisation, qui fut lente, dans un premier temps – une centaine de baptêmes seulement entre 1565 et 1570 –, avant l’arrivée massive d’Augustins, de Dominicains et de Jésuites à partir de 1578. Le nombre de baptême atteignit alors 500 000 en 1626. La conquête des Philippines était avant tout une conquête spirituelle.
Le processus de diffusion de l’Extrême-Occident chrétien aboutit nécessairement à une construction politique. Du début du XVe siècle à la fin du XVIIIe, on assista donc à une montée régulière de l’État européen hors d’Europe. Pierre Chaunu précise qu’il n’y avait, au XVIe siècle, que deux empires : l’espagnol et le portugais. Les efforts de la France, de la Hollande et de l’Angleterre ne portèrent leurs fruits qu’au XVIIe siècle.
Ces empires étaient avant tout des espaces maritimes, structurés par les océans. Au total, ils annexaient de fait un espace liquide de 70 millions de km2, fait de larges bandes océaniques sur lesquelles les navires progressaient ; il y eut par exemple près de 25 000 voyages de Séville vers l’Amérique entre 1506 et 1650. Un voyage durait alors deux à quatre mois.
Vers 1600, l’Empire espagnol couvrait 2 300 000 km2 en Amérique, 200 000 km2 aux Philippines et autour de 100 000 km2 pour les possessions brésiliennes et africaines. Les Indes portugaises, qui ne furent guère plus qu’une zone d’influence à défaut d’être une véritable colonie, couvraient 2 500 000 km2. Quant aux hommes, Pierre Chaunu estime qu’il y avait, en 1600, moins de 200 000 Européens hors d’Europe, face à des populations indigènes 50 à 100 fois plus nombreuses dans l’espace directement contrôlé par les empires.
Afin de tirer un avantage économique de la colonisation, l’Empire espagnol mit notamment sur pied le système de l’« encomienda », sorte de répartition des terres et de mise au travail forcé des indigènes, dans les mines ou les champs. Pour toutes les questions qui relevaient de son pouvoir, Charles Quint fonda en 1524 le Conseil des Indes dans le but de représenter l’empereur dans toutes les affaires de justice, de gouvernement, de guerre ou de religion qui touchaient les colonies.
Enfin, l’évangélisation, qui s’est avérée l’œuvre la plus durable de la colonisation espagnole, se faisait par le biais du Patronato, qui était un ensemble de droits et devoirs concédés par le pape aux souverains afin qu’ils fassent la promotion du christianisme auprès des peuples nouvellement colonisés. C’est ainsi que le nombre de diocèses fut multiplié en Amérique (14 en 1536, 34 en 1622), principalement dirigés par des métropolitains, comme garantie de valeur intellectuelle et morale. Il fallut attendre le dernier tiers du XVIe siècle pour assister à une créolisation du clergé.
Dans les empires, tout était commandé par la distance et les transports. Jamais le monde n’avait été aussi grand qu’au lendemain du voyage de Magellan.
Compte tenu des moyens techniques disponibles, les distances qui séparaient les mondes nouvellement liés à la Péninsule ibérique et à l’Europe étaient à la limite du possible et de l’impossible. Il fallait en moyenne cinq ans pour effectuer un aller-retour Espagne-Philippines au XVIe siècle et les chances d’y parvenir étaient faibles (25 à 30%) ; le Nouveau-Monde accessible en moins de six mois ne concernait que les Amériques espagnoles et le nord-est du Brésil. C’était une chose que de découvrir, d’établir une liaison expérimentale sans souci de rendement immédiat ; c’en était une autre que d’exploiter, et donc d’établir une liaison constante, soumise nécessairement à la loi du profit.
Le premier cycle d’exploitation de l’Amérique fut celui de l’or, mais dès 1520 il fut en déclin. S’installa alors une économie agricole : du bois au Brésil puis dans les îles jusqu’aux décennies 1570-1580. À la fin du XVIe siècle, les Européens développèrent l’exploitation de la canne à sucre et l’esclavage des Noirs. Une économie de plantation se mit en place, et d’abord à Saint-Domingue, où la canne fut introduite dès 1493 lors du second voyage de Christophe Colomb, puis au Brésil, où la richesse du sol, l’abondance de l’eau et la main-d’œuvre africaine assuraient la progression.
La recherche de métaux ne fut pourtant pas abandonnée pour autant : les mines d’argent du Mexique dominèrent de 1540 à 1575. Elles furent dépassées par celles du Pérou jusqu’au XVIIe siècle : 80% de la production était alors concentrée autour de la montagne du Potosí, qui fut découverte par hasard en 1545, et étroitement liée à l’exploitation du mercure des mines de Huancavelica. Pierre Chaunu signale à ce propos que les conditions d’exploitation étaient particulièrement atroces et que l’on ne survivait pas à quelques semaines de travail souterrain.
À l’est, ce furent le poivre et les épices qui jouèrent le rôle des trésors. Plus le lieu de production était lointain, plus ces produits étaient chers (cannelle et clou de girofle notamment). En moyenne, et à poids égal, leur valeur était vingt fois supérieure à l’argent. L’historien estime qu’au XVIe siècle 12 à 14% de la production asiatique d’épices ont été exportés vers l’Europe.
À la fin de son ouvrage, Pierre Chaunu présente les différentes civilisations rencontrées par les Européens au cours de leur exploration du reste du monde et tente d’en dessiner les contours démographiques.
L’Afrique est le secteur le plus ancien et pourtant le moins bien connu de l’historiographie, principalement en raison du fait que l’Afrique profonde était en dehors de la civilisation écrite et a laissé peu de traces. Aussi, l’historien ne se risque pas à évaluer la population totale du continent et réfute le chiffre de 100 millions avancé dans d’autres travaux.
Pour l’Asie, les données sont plus nombreuses et plus sûres. La Chine était faite de 70 millions d’âmes au début du XVIe siècle, 120 millions à la fin du XVIIe siècle ; l’Inde contenait 70 à 90 millions d’habitants au XVIe siècle, le Japon une vingtaine de millions. L’ensemble de l’Asie devait représenter autour de 250 millions d’hommes dans la seconde moitié du XVIe siècle. À titre de comparaison, l’Europe était faite de 60 à 80 millions d’individus au même moment. Mais l’infériorité numérique européenne était compensée par une plus grande masse de moyens.
L’Amérique se caractérisait principalement par son morcellement culturel : dans le nord par exemple, au-delà des plateaux mexicains, existaient 133 langues pour un total de 800 000 à 900 000 individus. Cela entravait considérablement les communications et, au cours de la conquête, les conversions. Les limites techniques auxquelles l’Amérique devait faire face étaient également nombreuses : ignorance de la roue, du soufflet de forge, du tour de potier.
Au total, s’appuyant sur les cultures du maïs et du manioc et sur leurs rendements (ce qui permet de déduire le nombre de personnes nourries), ainsi que sur de nombreuses études antérieures, Pierre Chaunu parvient à établir une estimation de la population totale du continent américain, qu’il situe entre 80 et 100 millions de personnes au début de la conquête. Il ne manque pas non plus de signaler les ravages de ce qu’il nomme des « chocs intercontinentaux », autrement dit le choc microbien et le choc viral, dont certaines données rendent compte de la chute vertigineuse de la population indigène. Ainsi, dans le plateau de l’Anahuac (environs de Mexico), on estime qu’il y avait 25 millions de personnes en 1519, six millions en 1548 et enfin un million en 1605. La conquête européenne s’est avérée être une véritable hécatombe pour les autochtones.
Le travail mené par Pierre Chaunu permet de cerner les contours de la conquête européenne, au XVIe siècle, en direction de l’Amérique pour l’Espagne, ou de l’Asie pour le Portugal. Les deux puissances ibériques ont, en quelques décennies seulement, constitué des empires colossaux qu’ils ont largement exploités, profitant des ressources naturelles ou des axes de communication déjà établis. Épices, métaux précieux et canne à sucre ont constitué d’incroyables leviers d’enrichissement.
Les populations locales, largement asservies par des Européens en quête de main-d’œuvre et terrassées par le choc microbien, n’ont cessé de voir leur nombre diminuer. Les comptes proposés par l’historien, réalisés dans le cadre de son approche quantitative, sont éloquents et témoignent d’une conquête particulièrement dévastatrice.
Le XVIe siècle présenté par Pierre Chaunu est incontestablement économique. Il se défend pourtant d’envisager, dans la conclusion de son ouvrage, un monde où l’économie primerait. La place qu’il lui octroie serait davantage à chercher dans les méthodes du courant historiographique dans lequel il s’inscrivait en préparant son étude, une histoire des Annales dominée par les dimensions économiques et sociales.
Assurément, cette manière de faire de l’histoire semble dépassée. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage a apporté un éclairage certain sur la conquête des Nouveaux Mondes par les Européens au XVIe siècle et qu’il a permis, en son temps, d’entrevoir un domaine qui était alors très peu étudié. Enfin, cette étude a entrainé la mise en lumière du « choc microbien » et demeure, sans aucun doute, fondatrice.
Ouvrage recensé– Pierre Chaunu, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, PUF, 2014 [1969].
Du même auteur– Séville et l’Amérique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Flammarion, 1977.– Charles Quint, Paris, Fayard, 2000.
Autres pistes– Bartolomé Bennassar, Vélasquez. Une vie, Paris, De Fallois, 2010.– Romain Bertrand (dir.), L’Exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes, Paris, Seuil, 2019.– Catherine Hofmann et Hélène Richard, L’Âge d’or des cartes marines. Quand l’Europe découvrait le monde, Paris, Seuil, 2012.– Gregorio Salinero, Les Empires de Charles Quint, Paris, Ellipses, 2006.– Sanjay Subrahmanyam, Empire portugais d’Asie (1500-1700). Histoire politique et économique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999.