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Chronique des Indiens Guayaki

de Pierre Clastres

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Société

Quand Pierre Clastres se rend, en 1963, chez les Amérindiens Guayaki, il n’est encore qu’au début d’une courte mais décisive carrière d’anthropologie politique. En prenant pour base la culture la plus primitive de l’ensemble ethnique Tupi-Guarani, il entreprend de décrire l’écologie humaine singulière de ce peuple sans écriture. Rites de naissance et de passage, polyandrie, meurtres rituels, anthropophagie ou homosexualité sont abordés à mesure que l’auteur accède à leur connaissance. En tissant ses observations aux grands mythes fondateurs de ce peuple nomade, il offre une percée singulière dans un univers culturel aujourd’hui disparu.

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1. Introduction

Récit d’un séjour chez des Amérindiens en voie de sédentarisation en ces débuts des années 1960, cette Chronique s’attache à décrire la société guayaki/aché – actuel Paraguay – et ses croyances. Tout au long de neuf chapitres, le lecteur se confronte à un mode de vie et de pensée qui fait fi de l’accumulation et de la propriété individuelle.

Chacun des chasseurs contribue à l’apport nutritionnel du groupe en offrant aux autres ses prises de gibier sans lui-même en consommer, et tout est équitablement partagé. Hommes et femmes, enfants, adolescents et adultes occupent des places et des fonctions rigoureuses auxquelles ils ne peuvent se soustraire.

Le livre déploie, le long d’une narration quasiment romanesque, l’ensemble des coutumes et des institutions venant à l’appui de l’hypothèse selon laquelle les Guayaki n’étaient pas privés du concept d’État mais l’auraient plutôt volontairement rejeté.

Historicité, relations de parenté et interdits afférents, guerre et alliance, enfin rites de passage et rites funéraires sont entrelacés tout au long du récit, qui articule savamment retranscription de terrain, sources écrites, hypothèses et anecdotes. Si ces dernières sont parfois savoureuses, elles sont toujours essentielles à la compréhension de faits autrement indéchiffrables.

2. Un peuple primitif avec histoire

Pour Clastres, qui se détourne ainsi de la perspective hégélienne confinant les sauvages à la préhistoire, le fait qu’un peuple soit primitif n’implique pas qu’il soit sans histoire. Les repères historiques qu’utilisent les Guayaki se réfèrent aux cycles personnels des membres du groupe ou aux grands évènements naturels qu’ils ont connus.

Clastres parvient – par la confrontation de ses propres observations avec divers documents espagnols datant de la conquête et les écrits d’un Jésuite du XVIIIè siècle, le père Lozano – à esquisser ce qui fût l’histoire de ce groupe humain ayant perdu l’agriculture. Leur grande mobilité permit aux Guayaki de rester libres jusqu’au début du XXe siècle, quoique pourchassés et régulièrement enlevés par les Blancs paraguayens et les Guarani enrôlés comme « chasseurs de Guayaki ».

Quand Clastres les rencontre, ils sont en effet en sursis. Nomadisant dans la zone orientale du Paraguay, entre les fleuves Parana et Paraguay, ces chasseurs-cueilleurs étaient à peine trois cent.

Deux groupes s’évitaient avant d’être réunis par l’administration paraguayenne : les Aché Gatu (Aché, les « Personnes », étant le véritable nom des Guayaki, ce dernier terme, exogène, signifiant « Rats féroces ») et les Iröiangi, les « Étrangers ». Fixés au lieu-dit Arroyo Moroti sous l’autorité du Département des affaires indigènes, ces bandes constituées d’une quinzaine d’individus partent encore en forêt pour chasser, mais leur mode d’existence est en train de changer, et c’est ce changement aux effets délétères que Pierre Clastres enregistre : entre meurtres rituels et enlèvements, les enfants se font de plus en plus rares et leur survie est compromise.

« Plus rien devant soi que la mort. Les hommes tuent des enfants, ils se détruisent. C’est le malheur indien, la fête tragique de leur fin » (p. 207), écrit l’ethnologue, qui commente sobrement le drame de ces Amérindiens : « Épaves désespérées d'avoir eu à quitter leur préhistoire, jetés qu'ils furent en une histoire qui ne les concernait que pour les abolir » (p. 283).

3. Parenté et interdits

Porteur des premiers éléments ethnographiques et de vocabulaire, le début du livre nous fait entrer, comme en caméra subjective, au cœur d’un campement guayaki.

La naissance d’un kromi, d’un enfant, permet d’aborder les notions fondamentales de parenté ainsi que le mythe de création du Monde des Guayaki. Le rituel déployé à l’occasion de la naissance est mis en relation par l’ethnologue avec le mythe d’origine qui vit les premiers Guayaki ramper depuis leur demeure souterraine en s’aidant de leurs griffes. De même le petit guayaki doit-il être disjoint de la terre dont il provient, ce qu’assure le bain auquel il est soumis et le massage crânien qui le modèlera jusqu’à la déformation.

En naissant, il fait courir à son père le risque du pane, de la malchance à la chasse, ce qui l’exclurait à coup sûr des indispensables échanges de gibier. Simultanément, la paternité nouvelle donne à l’individu une puissance attractive sur tous les animaux, y compris le terrible jaguar. « Pour rester homme, il faut être chasseur » (p. 24), analyse l’ethnologue, et se garder de devenir gibier. De même les menstruations font courir le risque d’une dangereuse souillure, qu’il faudra, là aussi, circonscrire par un rigoureux lavage avec la liane timbo, un ichtyotoxique dont la sève blanchâtre purifie tous ceux qui, par leur parenté ou leur proximité physique avec la femme en période de menstrues, se trouvent en danger. L’habileté de Clastres à lier descriptions ethnographiques et analyses des mythes nous offre une double lecture tout au long de l’ouvrage. Ainsi ce tison trempé dans l’eau et remis au feu, référence explicite au mythe du déluge universel et de l’incendie qui le précède, devient-il pour Castres l’occasion d’une magnifique leçon d’ethnologie. Si la vie biologique de chacun – accouchement, menstruation, maladie, mort, sexualité – concerne tous les membres du groupe ou presque, c’est que la structure sociale se fonde par la parenté biologique, mais aussi symbolique, avec l’alliance et l’institution des parrains et marraines. Cette dernière donne à la naissance, phénomène biologique mais également social, une « fonction apéritive », c’est-à-dire « ouvrant » l’unité de base vers « un horizon d’alliance » (p. 40). Derrière chaque événement de la vie individuelle est rappelée et renforcée l’appartenance à la communauté.

Ainsi les rites de passage des garçons et des filles à l’âge adulte, comparés par Clastres à un phénomène de torture en cela qu’ils sont excessivement et volontairement douloureux, auraient-ils pour fonction de rappeler à ceux qui y ont été soumis combien leur existence appartient au groupe.

Ces sociétés, sans écriture, écrivent pourtant la loi sur le corps des adolescents, dans une parfaite égalité de tous. Cette douleur qui dit la loi, observe Clastres, l’individu ne pourra l’oublier.

4. Des institutions indiennes : La guerre, la polygamie, la chefferie

L’ « idéalisme échangiste de Claude Lévi-Strauss » (Chamboredon), qui voyait dans la guerre une rupture de l’échange, est contredit par l’analyse de Pierre Clastres.

Pour ce dernier, qui inverse la proposition, c’est la guerre qui est à la base de l’échange, et même de l’alliance. Lorsque les Guayaki se rendent en juin à la fête du miel, ils commencent par faire une démonstration de violence. Ornées d’un onguent fait de cire et de charbon, du blanc duvet de l’urubu, ou de queues de coati, toutes les bandes d’un même groupe se réunissent pour fêter le retour du printemps.

Après avoir mimé l’attaque, on fait le rituel du kyvai, ces chatouilles qui fondent l’amitié entre les hommes, tous potentiellement ennemis ou rivaux. On chante, on joue de la flûte de roseau, on aime, on noue des alliances matrimoniales – c’est l’intérêt majeur de cette fête pour les jeunes hommes qui ont quitté l’adolescence. Il leur faut devenir pères, en évitant les femmes que l’interdit de l’inceste leur défend d’épouser ou même de toucher.

Avant même d’être nubiles, les femmes guayaki sont l’objet de poursuites assidues de la part des hommes comme des adolescents. Et c’est pour rétablir une forme d’équilibre dans la répartition des partenaires que la polyandrie vient médiatiser d’éventuels conflits. Ce juste partage est matérialisé par le système de couchage, avec ses aires réservées à chacun, enfants et maris, autour du corps de la femme dont la subdivision symbolique en zones antérieure, postérieure, haute, basse et centrale, est parfaitement rigoureuse en dépit des apparence de promiscuité qu’offre le spectacle des feux nocturnes d’un campement.

C’est en comparant les deux groupes aché, sédentarisés à deux ans d’intervalle, que Pierre Clastres observe la façon dont la déculturation opère, mais aussi les raisons et le fonctionnement de la polyandrie d’un des deux groupes. Le ratio des sexes étant inégal chez les Aché Gatu mais plus équilibrée chez les Iröiangi, les deux groupes une fois réunis scellent leur alliance par le don d’une épouse au groupe le plus pauvre en femmes, par là même menacé de conflit.

D’une prise de parole du chef, Clastres comprend également la nature du pouvoir politique de ce groupe amérindien : « Un chef n’est point pour eux un homme qui domine les autres », comprend-il. Son autorité se déploie dans l’espace de la parole, d’une parole reconnue de tous et à laquelle tous adhèrent. « (L)’instrument de la non-coercition – le langage - soumet ainsi le chef au contrôle permanent du groupe » (p. 86).

Pour Clastres, c’est donc autant du contact avec les maladies d’origine européenne que d’avec le pouvoir que ces sociétés seraient mortes. Mais les maladies et la déculturation ne sont pas seules en cause : avec l’emballement des décès, les « vengeances de morts » que matérialisent les maladies inexpliquées imposent aussi d’implacables meurtres rituels qui engagent tout le système de parenté.

5. Rites de passage, rites funéraires et meurtres rituels

Après avoir exposé les pratiques alimentaires aché et présenté les quelques rares instruments (poteries, pinceaux à graisses, roseau vrillé sur du bois sec pour allumer le feu) employés dans ce cadre, Clastres s’attache à décrire l’articulation des rites de passage et des mythes.

Tous les enfants n’ont pas la chance d’atteindre l’âge adulte, mais s’ils grandissent, filles et garçons devront se soumettre à des rites de passage aux modalités non-négociables : percement de la lèvre insérée d’un labret d’os puis profondes entailles du dos à l’aide d’une pierre tranchante pour les garçons ; réclusion loin du groupe dès les premières règles et mêmes entailles, sur le ventre, pour les filles.

L’important, explique l’ethnologue, est le lien qui unit ces rituels aux mythes aché : en jetant de la cire dans le feu à l’issue de l’initiation des jeunes garçons, on rappelle le mythe de la marmite qui fût brisée au temps des origines par un enfant désobéissant, plongeant le monde dans une nuit de cendres. C’est pourquoi se soustraire aux rituels menace l’ordre du monde. Pour avoir manqué de courage une jeune fille nubile décèdera mystérieusement.

Clastres finit d’ailleurs par comprendre le pourquoi de l’infériorité numérique des femmes. En effet, si les filles naissent aussi nombreuses que les garçons, nombre d’entre elles disparaissent ensuite. En cause, le rituel du jepy, conçu pour calmer l’âme agressive du défunt et éviter qu’elle ne vienne tuer les vivants. On sacrifie alors une des filles ou filleules du défunt, afin qu’elle l’accompagne dans l’au-delà et le distraie. Placée dans la tombe paternelle, les hommes du groupe piétinent l’enfant à mort.

Ces joyeusetés, dont il faut pourtant comprendre la fonction – de même que la limite en terme de démographie – ne sont pas les seules descriptions propres à émouvoir le lecteur. Au détour d’une conversation avec une vieille femme, Clastres comprend qu’il est entouré de cannibales. Il s’agit en l’occurrence d’anthropophagie rituelle, puisque c’est un mode de sépulture.

Plus spécifiquement, c’est un endo-cannibalisme, en ce qu’il est pratiqué sur les membres du groupe et non sur des ennemis. Une fois rôtie, la chair, accompagnée de moelle de palmier bouillie, est répartie selon une rigoureuse hiérarchie aux membres du groupe, à l’exception des proches parents pour lesquels cela équivaudrait à un inceste symbolique.

L’exo-cannibalisme, ou consommation des ennemis, est également pratiqué par les Guayaki, tout comme les terrifiants Carib qui firent la conquête des îles antillaises et donnèrent leur nom au mot espagnol caríbal puis caníbal. L’exo-cannibalisme est un moyen classique de prendre les femmes tout en se régalant de concurrents pour les ressources. D’ailleurs le récit de Clastres rejoint, au-delà des siècles, les descriptions du célèbre « Nus, féroces et anthropophages » de l’Allemand Hans Staden qui, au XVIe siècle, fut captif des Tupinamba. Il revient aussi sur les traces d’Alfred Métraux, qui consacra des recherches à l’anthropophagie de ce groupe amérindien. Enfin, un chapitre intitulé « Vie et mort d’un pédéraste » aborde la question de genre et des limites qu’y posent les Guayaki : pour celui que tenterait l’ « inversion sexuelle », mieux vaut abandonner l’arc, objet d’hommes, et s’en tenir au panier pour se joindre aux femmes et à la collecte. Celui qui s’abstiendrait de respecter cette frontière connaîtrait une fin précoce et tragique.

C’est à ce prix qu’est assurée la vie sociale des Aché, faite d’échanges matrimoniaux entre groupes familiaux autrement ennemis. L’homme ne « circule » pas, et l’homosexualité renvoie in fine à l’inceste puisque tous les hommes sont « beaux-frères », alliés.

6. Conclusion

Les travaux de Pierre Clastres, né de cette première recherche de terrain, sur la torture et les rites de passages en tant qu’inscription de la communauté dans le corps, y percevaient une éthique égalitaire. Malgré la difficulté à faire admettre ce point de vue, Clastres reste, en Amérique latine, aux États-Unis comme en Europe, une référence majeure auprès des ethnologues, mais aussi des philosophes.

En conflit avec Claude Lévi-Strauss, dont il fut pour d’aucuns « l’héritier anarchiste », il avait quitté le Laboratoire d’Anthropologie Sociale avant de rejoindre l’École Pratique des Hautes Études, et ceci contribua peut-être à le marginaliser. Il laisse cependant derrière lui un important héritage politique chez les anarchistes et les libertaires, dans les milieux universitaires et chez des personnes impliquées dans la vie politique.

Il connaît aussi une grande postérité aux États-Unis pour ses apports sur l’État et la guerre.

7. Espace critique

On comprendra que Chronique des Indiens Guayaki n’est pas plus réjouissant que Tristes Tropiques. Mais il est tout aussi stimulant pour la connaissance des peuples sans écriture, en ceci d’ailleurs que la langue, précisément, y joue un rôle majeur. Celle de son auteur tout d’abord : la Chronique des Indiens Guayaki est un chef-d’œuvre littéraire, fait rare chez les anthropologues qui ne sont pas tous des écrivains. Les tournures de phrase signent chez ce marxiste un grand raffinement. Par ailleurs, le rapport de Clastres à la fonction politique du langage place ce dernier au cœur de sa réflexion et non à sa surface. La parole est en définitive ce qui lie l’ethnologue dans son exercice - poser des questions, tenter d’obtenir des réponses, élaborer des analyses – et l’ethnologisé – qu’il soit chef ou simple chasseur, laconique ou disert, mais toujours accordant le pouvoir aux seuls mots collectivement partagés. « Parler », écrit-il, « c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. » (La Société contre l'État, p. 133) Ce livre questionne également nos représentations en matière de pouvoir, le considérant davantage comme une relation plutôt qu’un attribut. Une réflexion qui s’avère fort utile en nos temps de conflit social et de questionnement démocratique.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Chronique des Indiens Guayaki. Ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay, Paris, Plon coll. Terre Humaine Poche, 1972.

Du même auteur – La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Editions de Minuit, 1974.– Recherches d’anthropologie politique, Paris, Le Seuil, 1980.– Le Grand Parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Paris, Le Seuil, 1974. Ouvrages sur Pierre Clastres

– L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Miguel Abensour (dir.), Paris, Le Seuil, 1987. – Pierre Clastres, Miguel Abensour et Anne Kuplec (dir.), Sens & Tonka, 2011.

Autres pistes

– H. Staden, « Nus, féroces et anthropophages », Paris, Seuil, 1990 (1557) ; gravures de Marbourg.– A. Métraux, « La Religion des Tupinamba », Paris, PUF, 2014.

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