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La société contre l’État

de Pierre Clastres

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

La Société contre l’État est sans doute l’un des ouvrages les plus célèbres de l’anthropologie française. Ce livre est avant tout une œuvre qui a su brillamment poser la question du politique dans les sociétés dites « primitives ». En combattant l’ethnocentrisme, Pierre Clastres cherche à dépasser l’idée que ces sociétés ne seraient « pas encore » politiques et se trouveraient à un stade « pré-étatique » de leur évolution sociale. Il élabore une théorie qui substitue à l’idée d’un manque ou d’un archaïsme celle d’un refus intentionnel de l’émergence du pouvoir politique dans la société.

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1. Introduction

La Société contre l’État est une compilation d’articles parus à partir de 1962, agrémentée d’un chapitre qui reprend les principaux traits de sa réflexion sur le fait politique dans ses dimensions ethnologiques. Parce qu’il fait l’éloge d’une société égalitaire et sans-État, le livre connaît un écho tout particulier dans les milieux de gauche de la France des années 70.

La Société contre l’État constitue un essai de « recherches d’anthropologie politique » pensé auprès de sociétés amazoniennes considérées dans la tradition anthropologique comme étant des sociétés sans-État. En effet, ces groupes que Pierre Clastres étudie et décrit comme « égalitaires » ne connaissent comme institution politique que la seule existence d’un chef totalement dénué d’un pouvoir de contrainte. La société leur rappelle d’ailleurs sans cesse l’absence d’autorité. Persuadé de l’ethnocentrisme qui fait dire aux ethnologues que ces sociétés « sans-État » donnent à voir un stade prémoderne de l’organisation humaine, Pierre Clastres tente de restituer aux groupes amazoniens l’originalité de leur rapport au politique.

Œuvre incontournable en anthropologie politique, La société contre l’État pose quelques questions fondamentales : comment expliquer l’absence d’un pouvoir de contrainte dans les sociétés amazoniennes ? En quoi ces sociétés peuvent-elles nous dire quelque chose des conditions de l’émergence de l’État ? Quels sont, en définitive, l’espace du pouvoir et la nature du politique dans les sociétés humaines ?

2. Contre l’ethnocentrisme et l’évolutionnisme

La pensée de Pierre Clastres est construite par le biais d’un travail de terrain mené pendant plus de dix ans auprès de différentes sociétés amazoniennes. Les Guayakis et les Chulupis au Paraguay, les Guarani du Brésil et les Yanomani au Venezuela. Ces sociétés ont en commun d’avoir été classées par les ethnologues dans la catégorie de « sociétés sans-État ». Ils avaient en effet fait le constat d’une absence quasi complète de pouvoir politique régulant l’organisation sociale. Ces groupes, en effet, ne semblent connaître aucune forme de coercition, donc de pouvoir. Pour autant, Pierre Clastres affiche d’emblée son insatisfaction face à l’idée de « sociétés sans-État » qui, selon lui, renvoie directement à deux écueils de la pensée occidentale. D’abord à l’ethnocentrisme, qui consiste à observer d’autres sociétés avec sa propre culture comme référent unique. Puis à l’évolutionnisme, courant de pensée de l’anthropologie pour qui toutes les sociétés humaines se trouveraient dans des stades différents d’une évolution commune.

Certes, la catégorie de « sociétés sans-État » est en premier lieu renforcée par son opposition aux grands ensembles politiques rencontrés par les Européens lors de la Conquête du Nouveau Monde, notamment les empires Incas et Aztèques. Mais c’est davantage par rapport à la société européenne elle-même que s’est constituée cette catégorie. L’intérêt de la démarche de Pierre Clastres consiste à se questionner sur la nature même du pouvoir politique. Si l’on parle, en effet, de « sociétés sans-État » à partir du constat de l’absence de pouvoir, encore faut-il se questionner sur ce qu’on entend par pouvoir. Or, c’est à partir d’une vision occidentale du politique qu’est définie la notion de pouvoir. En pointant cette tendance à évaluer la culture des autres à partir d’éléments familiers, Pierre Clastres dénonce un ethnocentrisme répandu. En effet ce sont toujours les absences – absence d’écriture, d’histoire ou de pouvoir - qui servent initialement à qualifier la société primitive.

Pour Pierre Clastres, c’est de l’ethnocentrisme que naît la théorie évolutionniste qui a longtemps dominé la pensée ethnologique sur les sociétés dites primitives. Cette théorie consiste à penser les sociétés indiennes comme appartenant à un stade antérieur à la société occidentale, comme une sorte d’enfance de l’humanité. Jusqu’à Pierre Clastres, la question politique est majoritairement pensée dans ce cadre théorique. En effet, l’absence d’un pouvoir coercitif et, a fortiori, de toute forme d’État dans les sociétés amazoniennes est perçue comme la preuve d’une incapacité à évoluer.

En d’autres termes, si l’État n’est pas présent dans ces sociétés, c’est qu’il n’est pas encore apparu. C’est bien ici l’idée d’une Histoire à sens unique qui entrave la compréhension des sociétés dites primitives (mot qui implique déjà une idée graduelle dans un processus de civilisation pensé dans une dimension universelle). Face à ce problème, Pierre Clastres invite les ethnologues à « prendre enfin au sérieux l’homme des sociétés primitives » et à s’interroger sur un rapport au politique qui ne saurait se résumer à l’existence, ou à l’absence justement, d’un rapport de domination-obéissance.

3. Des chefs sans pouvoir

La réflexion sur la nature du politique dans les sociétés amazoniennes s’enracine, chez Pierre Clastres, dans une analyse de la chefferie indienne. Nous l’avons dit, la société indienne apparaît étrangère à tout pouvoir coercitif et, comme le dit Pierre Clastres, « S’il est quelque chose de tout à fait étranger à un Indien, c’est bien l’idée d’avoir à donner un ordre ou d’avoir à obéir » (p.12).

Néanmoins, il existe bien des chefs dans les sociétés observées par Clastres. Mais, en dehors de circonstances exceptionnelles comme celles de guerres, les chefs sont complètement dépourvus de pouvoir, ne disposent jamais de la capacité à donner un ordre aux membres de son groupe et se caractérisent davantage par leurs nombreuses obligations. Ils doivent, par exemple, renouveler sans cesse la démonstration de leur générosité, si bien que, selon Clastres, « avarice et pouvoir sont incompatibles » dans les sociétés amazoniennes (p. 29).

D’autre part, l’éloquence est une qualité essentielle des chefs, mais, là encore, la prise de parole agit plutôt comme une contrainte, un devoir dû à la société. Sans cesse forcé de parler publiquement dans un désintérêt complet — personne ne l’écoute jamais — les interventions du chef servent principalement à rappeler la relation de servitude qu’il entretient avec la société. Le statut de la parole démontre une différence majeure avec les sociétés à État, où « la parole est le droit du pouvoir », comme le rappelle Pierre Clastres, tandis que « dans les sociétés sans État, au contraire, la parole est le devoir du pouvoir » (p. 132).

Les chefs, dans les sociétés amazoniennes, sont donc dépourvus de pouvoir. Pour Clastres, l’existence de ces institutions vides ne correspond pas avec la théorie d’un stade pré-étatique. En effet, il est impossible d’expliquer comment une telle « institution sans substance » (p. 27) a pu subsister si l’on prend comme référence l’inexorable évolution vers une centralisation du pouvoir dans toute société humaine. Face à ce problème, Clastres affirme que l’existence d’un chef qui, par ses actes et ses relations avec les autres, « ne traduit pas autre chose que sa dépendance par rapport au groupe, et l’obligation où il se trouve de manifester à chaque instant l’innocence de sa fonction » (p.41), a justement pour but de concrétiser continuellement le contrôle de la société sur le chef et par extension, sur le politique.

4. De la question économique à la question politique

Comment expliquer la présence de chefs sans pouvoir et, de ce fait, les conditions qui déterminent que l’État n’ait pas émergé dans les sociétés amazoniennes ?

Pour répondre à cette question fondamentale et éviter le recours à une explication évolutionniste, Pierre Clastres fait appel aux travaux d’un autre anthropologue, Marshall Sahlins, qui a mené un travail similaire dans le domaine de l’économie dans son livre Âge de pierre, Âge d’abondance (1972). Condition de toute société, le domaine économique, lui aussi, a longtemps été considéré par les ethnologues travaillant dans les sociétés dites « primitives » comme absent. En effet, il fut d’abord pointé que ces sociétés, et celles qu’observe Clastres entrent dans cette catégorie, se montraient incapables de produire des surplus et demeuraient dans un état de subsistance, stade préalable à l’organisation du travail et à la surproduction de biens.

Dans son livre Marshall Sahlins tente donc de renverser la perception répandue de la pénibilité de la vie indienne. À partir de données sur de multiples sociétés, il montre comment l’économie des peuples primitifs accorde la priorité à un principe culturel qui limite le temps passé à travailler à la production de biens qui dépasseraient leurs besoins.

On retrouve ici une thèse de Jacques Lizot, citée également par Clastres, qui montre comment l’ethnocentrisme a profondément influencé l’idée de la paresse des Indiens amazoniens qui, en réalité, auraient choisi la mise à l’écart du travail. Aussi, si le travail ou la surproduction des moyens de production n’existent pas dans la société indienne, ce n’est pas parce qu’ils ne seraient pas encore apparus, mais bien parce que les groupes auraient eu l’intuition de leurs méfaits et des dangers pour leur mode de vie. Pas des sociétés sans économie donc, mais des sociétés contre l’économie.

Pour Clastres, qui va transposer la démarche dans le domaine politique, le rejet de l’économie n’est autre que celui d’une organisation verticale de la société et du travail qui, dès lors qu’elle surpasse de loin la subsistance, ne peut être qu’inégalitaire. En d’autres termes, c’est le refus fondamental de la soumission à un pouvoir centralisé qui est générateur de tous les autres refus que manifeste la société primitive.

5. La société contre l’État

Pierre Clastres prend donc très au sérieux les thèses selon lesquelles de nombreux peuples primitifs, loin d’être incapables de dépasser le stade de subsistance, auraient fait le choix d’une économie plus à même d’assurer la conservation du temps libre et de l’égalité entre les membres de la société. Pour lui, il en va de même du pouvoir politique. Si l’État, ou simplement un chef digne de ce nom, n’ont pas émergé dans les sociétés amazoniennes, ce n’est pas par archaïsme ou incompétence, mais par choix.

En effet, Clastres ne pense pas que la société amazonienne soit une « société sans-État » dans le sens classique du terme qui suppose un stade antérieur à l’apparition d’une structure de pouvoir centralisé. Au contraire, Clastres considère que « quelque chose existe dans l’absence » (p.21) et que ce quelque chose, c’est justement la volonté collective, le choix sociologique du rejet de ce type de pouvoir et de ses éventuels détenteurs. C’est ce qu’exprime notamment l’institution du chef sans pouvoir, perpétuelle mise en scène du contrôle collectif du pouvoir politique.

Envers celui-ci, la société amazonienne n’entretient donc pas un rapport d’ignorance complète, mais bien une relation de méfiance et de rejet. Pour Clastres, en effet, « la société primitive sait, par nature, que la violence est l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le commandement et le chef » (p. 134). La société primitive serait donc caractérisée par sa volonté de se protéger de l’émergence de détenteurs d’un pouvoir coercitif. Plutôt que de « sociétés sans-État », Pierre Clastres préfère donc parler de « sociétés contre l’État » afin de mettre l’accent sur l’intentionnalité de l’organisation égalitaire des groupes et de l’institution, presque rituelle en somme, de chefs dépourvus de pouvoir.

L’idée de Pierre Clastres est importante dans la mesure où elle retourne la perspective habituellement employée pour aborder les sociétés dites primitives. Plutôt que de présumer que ces sociétés se trouvent en un stade prémoderne (sur les questions économiques et politiques, mais pas seulement), cette conception insiste sur une volonté de mise à l’écart. Pour Clastres, « tout se passe donc comme si les sociétés primitives se trouvaient placées devant une alternative : ou bien le défaut de l’institution et son horizon anarchique, ou bien l’excès de cette même institution et son destin despotique » (p. 25).

6. Conclusion

L’essentiel de la démarche de Pierre Clastres prend donc comme point de départ le refus de toute perception évolutionniste et ethnocentriste des sociétés dites « primitives ». Là où les penseurs occidentaux ont longtemps vu la marque d’un manque, Clastres substitue la marque d’un refus, restituant dans le même temps aux sociétés amazoniennes le choix de leur organisation sociale et politique.

Les sociétés « primitives » et les sociétés « modernes » ne sont donc pas, du moins sur le plan politique, liées par une histoire commune dans laquelle elles se situeraient à différents stades. Les premières, que Clastres définit comme égalitaires, se seraient constituées face à la perception plus ou moins inconsciente de la menace que représente l’apparition d’un pouvoir coercitif qui aurait pour conséquence de diviser la société.

Pour les secondes, c’est du côté d’Étienne de la Boétie, filiation chère à Pierre Clastres, qu’il faut chercher le principe fondateur de la société, c’est-à-dire dans l’idée d’une « servitude volontaire », elle aussi plus ou moins consciente et génératrice d’une séparation de la société entre dominants et dominés.

7. Zone critique

Tout innovante soit-elle et malgré son action efficace face à la révision bien nécessaire des théories évolutionnistes, la réflexion de Pierre Clastres a depuis été largement critiquée par les anthropologues. Ceux-là lui reprochent d’abord l’opacité de certains points de sa théorie et, tout particulièrement, approchent avec scepticisme l’idée pourtant centrale d’une « intuition » des méfaits du pouvoir coercitif.

Bien que scientifiquement fondée, la mise en doute de la véracité des théories de Clastres tient également dans les relations qui lient son travail d’ethnologue et sa pensée militante. Libertaire convaincu, Pierre Clastres a parfois tendance à survaloriser les sociétés amazoniennes lorsqu’il les décrit comme « égalitaires », conclusion sans doute un peu rapide au regard d’une division sexuelle qui laisse aux hommes le monopole du prestige dans une société divisée entre « producteurs » et « consommateurs » des biens liés à la chasse, principe auquel il accorde pourtant un chapitre.

Néanmoins, l’œuvre de Pierre Clastres est incontournable pour qui s’intéresse à l’anthropologie politique. Elle aura eu le mérite indéniable de « prendre au sérieux » la pensée des sociétés dites « primitives » et d’en affirmer une dimension politique jusqu’alors majoritairement refusée par les anthropologues.

8. Pour aller plus loin

Ouvrages de Pierre Clastres - Chroniques des Indiens Guyaki : ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay, Paris, Plon, coll. Terre Humaine, 1972. - Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2016 (1977).

Ouvrages sur Pierre Clastres

- Miguel Abensour (dir.), L’esprit des lois sauvages : Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Paris, Éd. du Seuil, 1987. - Miguel Absensour & Anne Kupiec (dir.), Pierre Clastres, Paris, Sens & Tonka, 2011.

Ouvrage cité

- Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance : L'économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976

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