Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Fédida
Cet essai a été publié en 2001, à la toute fin de la vie du professeur Pierre Fédida. Ce livre dense, mais à l’écriture fluide et accessible, propose une approche compréhensive de la dépression appuyée sur avancées de la psychanalyse. Les questionnements qu’ils ouvrent sont éminemment actuels et intéresseront un large public : à l’ère de la prescription à tout va des antidépresseurs, il ne s’agit certes pas de remettre en question leur efficacité pour atténuer les symptômes dépressifs mais de démontrer que ces produits ne constituent une solution permettant de « guérir » la dépression.
La dépression est un état psychopathologique qui se caractérise essentiellement par la perte de l’envie et de la capacité d’agir. Le déprimé exprime dans ses plaintes l’indifférence qu’il éprouve dans le fait de vivre. Il se désintéresse des relations avec les autres et décrit un profond sentiment de solitude. La tristesse qui s’exprime dans cette plainte parait presque sans affect : elle se présente davantage comme un bilan de vie négatif que comme l’expression d’un vécu actuel. Cette attitude de retrait est la raison pour laquelle il semble si difficile d’entrer en communication avec la personne déprimée. Celle-ci parait en effet si détachée de la vie qu’elle semble littéralement inanimée.
De l’antiquité à nos jours, la dépression a fait l’objet d’innombrables descriptions et analyses. C’est un état psychologique dont on reconnait facilement les signes et pour lequel le diagnostic semble relativement aisé. Le progrès de la science et de la technique nous a-t-il cependant permis d’en identifier toutes les causes ? Et la suppression des symptômes sous l’effet des antidépresseurs peut-elle véritablement être qualifiée de guérison ?
Si l’évolution du discours de la psychiatrie tend aujourd’hui à accréditer cette idée, Pierre Fédida nous invite cependant à considérer ces conclusions avec la plus grande réserve. Nous suivrons ici son propos en considérant dans un premier temps en quoi la thérapie médicamenteuse est en soi insuffisante pour « guérir » de la dépression. Nous mettrons ensuite en lumière l’importance d’un accompagnement psychothérapeutique (et plus particulièrement psychanalytique) au long cours, auquel ne peut se substituer la médicamentation.
Par son aspiration à devenir scientifique, la médecine moderne a entrepris un remaniement général de ses conceptions et méthodes thérapeutiques.
Cette entreprise se retrouve également dans le champ de la psychiatrie, qui tend aujourd’hui à opter pour l’approche rationaliste offerte par la neurochimie (étude des phénomènes biochimiques du système nerveux) plutôt que pour les tentatives interprétatives de la psychanalyse. La psychiatrie et la psychanalyse ont pourtant été profondément liées.
Jusqu’au début des années 1980, elles étaient encore généralement décrites comme des approches indissociables dans la compréhension et le traitement des troubles psychopathologiques : pas de prescription médicamenteuse sans un accompagnement psychothérapeutique au long cours. Cela était particulièrement affirmé dans la conception du traitement de la dépression, ce malaise de l’existence que les psychiatres n’imaginaient alors pas pouvoir guérir sans un accompagnement par la parole.
Sous l’effet conjugué du progrès de la science médicale (élaboration de médicaments particulièrement efficaces pour traiter les symptômes de la dépression, dits « antidépresseurs ») et de l’idéologie de rendement qui anime nos sociétés modernes (optimisation du temps), ce lien historique s’est aujourd’hui profondément estompé. Les psychiatres accordent de moins en moins de temps à l’écoute de leurs patients et limitent leur attention au strict recueil des données permettant l’établissement du diagnostic et de la prescription médicamenteuse : pour chaque symptôme son lot de médicaments.
Pierre Fédida n’entend certainement pas contester ici les bénéfices du traitement des symptômes majeurs de la dépression par les antidépresseurs, qui apportent un soulagement nécessaire aux personnes déprimées. Il s’oppose cependant à cette conception nouvelle de la dépression comme maladie d’origine purement somatique (physique) voire même génétique (causes héréditaires) qu’il conviendrait de guérir le plus rapidement possible.
La dépression est un état qui affecte non pas certains éléments isolés mais bien le fonctionnement global de l’organisme, à la fois sur les plans physique et psychologique. Elle ne peut donc être considérée comme une simple maladie du corps (comme par exemple une angine) : la dépression est la maladie humaine et ne peut être appréhendée que de manière globale, c’est-à-dire dans une approche à la fois somatique et psychothérapeutique.
La prescription inconsidérée et non accompagnée d’antidépresseurs, tout comme les diverses psychothérapies qui proposent aujourd’hui une action exclusivement ciblée sur les symptômes de la dépression (par exemple la tristesse, l’angoisse, l’incapacité d’agir, la perte du sommeil, etc.) constituent selon Fédida des dérives réductionnistes et dangereuses.
Lorsque le thérapeute travaille à supprimer méthodiquement les symptômes dont se plaint son patient, paradoxalement « L’efficacité thérapeutique [peut-être] très proche de la catastrophe psychique ». Pourquoi ? Parce que les symptômes psychosomatiques ne surviennent pas par hasard ni fortuitement : ils ne sont ni des anomalies, ni encore moins des causes déterminant mécaniquement l’entrée dans la maladie.
Comme Freud l’avait déjà mis en évidence par sa clinique, ces symptômes ont fondamentalement une valeur positive et sont le produit d’un travail que réalise l’individu pour maintenir son équilibre, en formant continuellement des compromis entre les exigences du corps, de l’esprit et de la réalité extérieure. Une action directe sur le symptôme, sans compréhension des causes qui l’ont entraîné, serait donc susceptible de bouleverser profondément l’équilibre psychosomatique de l’organisme.
Si nous considérons par exemple le processus de deuil, nous voyons que la focalisation exclusive de l’endeuillé sur ce qui évoque la personne défunte, sa perte d’intérêt pour les objets du monde extérieur participent d’un véritable travail de reconstruction de soi. Cet état passager témoigne d’un malaise profond et altère notre capacité à nous adapter à la vie, mais il doit être considéré comme sain. C’est un travail d’assimilation et de réintégration que nous devons pouvoir accomplir pour « revenir » à la vie et en éprouver du plaisir. Les antidépresseurs n’ont aucun pouvoir d’agir sur ce qui constitue la cause de ce malaise : la difficulté à accepter la perte. En régulant artificiellement ses effets, le médicament peut ainsi contrarier le mouvement même de la guérison.
Il apparaît ici explicitement que le médicament ne constitue pas à lui seul un véritable traitement de la maladie : le malaise éprouvé dans l’existence ne peut selon Fédida être soigné qu’à travers un long processus psychothérapeutique, associant à une éventuelle prescription médicamenteuse la découverte, par le patient, des véritables causes de cet état.
L’état déprimé diffère profondément de celui du deuil : d’une part, il n’apparaît pas comme un état passager, circonstancié, mais bien plutôt comme une façon singulière d’être au monde : le déprimé semble avoir suspendu durablement ses rapports avec son entourage et le monde extérieur qui le laissent désormais indifférent. Mystérieusement, le déprimé semble protéger son existence en se détournant de la vie. La dépression serait ainsi selon Fédida « l’équivalent d’un sommeil d’hibernation ».
D’autre part, si l’état déprimé évoque celui du deuil, la perte qui l’aurait entrainé n’apparaît pourtant pas distinctement dans le discours des patients : ce qui est décrit n’est pas la perte de quelqu’un ou de quelque-chose mais celle du plaisir et du goût de vivre. On peut se demander ce que pourrait apporter au déprimé une thérapie par la parole : d’un côté, si la cause de la dépression est psychologique, alors les patients déprimés ne pourraient-ils pas se guérir sans l’aide du thérapeute, par le travail de la pensée ou en parlant avec leurs proches ?
De l'autre, ne souffrent-ils pas précisément du fait de ressasser perpétuellement ce malaise en pensée ? Alors à quoi pourrait donc bien servir une thérapie fondée sur ce ressassement ?
Plusieurs années de pratique dans l’accompagnement de patients déprimés ont au contraire révélé à Pierre Fédida les bienfaits de l’approche psychanalytique dans le traitement de ces états. Les méthodes spécifiques de la psychanalyse induisent en effet un déplacement significatif des schémas de pensée et permettent l’expression de ce qui était jusqu’alors demeuré inconscient. La psychanalyse vise à faire tomber les barrières de la censure (le refoulement) qui, précisément, nous empêchent de comprendre ce qui nous anime.
C’est à travers un long travail d’accompagnement de ces patients que Fédida a ainsi pu découvrir que la dépression se rapportait effectivement à une perte, qui aurait fait l’objet d’un traitement psychologique bien particulier : au lieu d’accomplir ce lent et douloureux travail de deuil (consistant à détacher progressivement les liens qui les attachaient à cet objet perdu pour se reconstruire psychologiquement à partir de son absence), ces personnes auraient alors dénié simultanément l’importance de cet attachement et de cette perte dans leur histoire personnelle.
Ce qui aurait dû s’intégrer par le deuil se trouve alors exclu de la conscience et refoulé dans les profondeurs de l’inconscient.
C’est précisément dans cette opération de refoulement que Pierre Fédida situe l’origine des troubles psychosomatiques caractérisant l’état déprimé.
Ce deuil, qui aurait alors été empêché par des mécanismes de défense (le refus d’être affecté par la perte) viendrait selon Pierre Fédida se rappeler à notre bon souvenir dans l’existence présente. Le psychanalyste soutient ainsi l’hypothèse selon laquelle la mort qui n’aurait pas été suffisamment pensée, rêvée, pourrait entrainer une identification pathologique à la personne défunte. Par son immobilisme et son indifférence à la vie, la personne déprimée viendrait en fait manifester ce besoin de sépulture, à un niveau symbolique bien sûr.
L’inconscient tenterait ainsi de réaliser, par un jeu de substitutions, ce qui n’a pas été accompli par le travail de la conscience : il s’agirait ici fondamentalement (et bien sûr symboliquement) d’une « mise au tombeau ». La dépression est ainsi décrite par Fédida comme un processus psychopathologique survenant lorsque la personne, confrontée à une perte ou à un évènement traumatique, est incapable d’en accomplir « normalement » le deuil.
La faculté de se recomposer à partir des pertes survenues dans l’existence est ce que Fédida nomme « la capacité dépressive » ou encore « la dépressivité ». C’est grâce à cette potentialité que les épreuves de la vie ne constituent normalement pas un point d’arrêt dans notre existence mais bien toujours le début d’autre chose. Par le jeu de notre imagination, de nos fantasmes et de nos rêveries, nous parvenons finalement à retrouver un sentiment d’équilibre et le goût de la vie.
La dépressivité doit ainsi selon Fédida être considérée comme la capacité psychologique essentielle à la vie : toute la régulation de notre vie intérieure (c’est- à-dire de nos pensées, jugements, représentations, affects, sensations, etc.) en est intégralement dépendante. La démarche qui anime le psychanalyste dans la thérapie des patients déprimés doit donc être, en priorité, la remobilisation de cette capacité dépressive.
Il s’agit de recréer les conditions de la parole, de favoriser la rêverie et l’association des idées qui ont été « gelées » dans la dépression. La réussite de cette « ré-ouverture » dépendra essentiellement de deux facteurs : d’une part, de la capacité du thérapeute à offrir à son patient un cadre suffisamment contenant et rassurant pour qu’il puisse se risquer à libérer ses affects sans être paralysé par l’angoisse de vivre un effondrement.
D’autre part, de la capacité dépressive et de la créativité propres à l’analyste qui, par le fait de mettre lui-même en mots ce qu’il ressent et perçoit dans le cadre des séances, encouragera progressivement la réanimation de la vie psychique (des ressentis et de l’activité de pensée) chez son patient.
Dans cet essai d’abord adressé à ses pairs (psychanalystes, psychologues ou psychiatres) mais demeurant accessible à toute personne intéressée par ce sujet, Pierre Fédida expose les bienfaits de la psychanalyse dans l’accompagnement des patients déprimés.
En appuyant son propos par des situations cliniques, il s’attache à déconstruire les préjugés négatifs à l’égard de ce traitement par la parole, portés aujourd’hui par les patients et leur entourage mais aussi par de nombreux psychiatres. Il entend démontrer que l’approche médicamenteuse, s’il elle peut apporter un soulagement nécessaire de la souffrance des patients en atténuant ses symptômes, n’a cependant pas le pouvoir de guérir la dépression.
Pierre Fédida montre d’une part que les symptômes ne sont pas de simples « anomalies » mais qu’ils ont un sens et une fonction de régulation dans l’équilibre psychologique. Il ne s’agit donc pas de les « attaquer » directement mais plutôt de les traiter avec tact, afin que puisse s’en révéler progressivement le sens.
D’autre part, il montre que le travail par la parole qui se déroule dans le cadre de l’analyse n’a rien de comparable avec celui que nous pouvons réaliser par l’introspection : si l’introspection « ressasse », « rumine », ce qui se joue entre le patient et le thérapeute dans le cadre de l’analyse a en effet lieu sur une autre scène, où s’expriment librement les contenus de pensée inconscients. C’est cette levée de la censure consciente (de la barrière du refoulement) qui ouvre la possibilité d’une guérison.
Avec cet ouvrage, Pierre Fédida nous livre un témoignage précieux de sa clinique des patients déprimés. L’abondance des exemples et descriptions appuie avec pertinence le développement théorique : le lecteur peut ainsi éprouver le sentiment de cheminer avec l’auteur, de saisir intimement le sens de sa pensée. Les apports de cet essai sont considérables dans la compréhension des troubles dépressifs et des enjeux thérapeutiques qui s’y rapportent.
Pierre Fédida nous livre ici une réflexion très actuelle, originale, et solidement étayée. De nombreuses communications, publications et même des mouvements collectifs (comme le collectif de psychiatres appelé « stop DSM ») continuent aujourd’hui d’alimenter ce débat en dénonçant les dérives actuelles de la psychiatrie, tentée de réduire le traitement des troubles psychopathologiques à la seule approche médicamenteuse.
Ouvrage recensé
– Des bienfaits de la dépression, éloge de la psychothérapie, Odile Jacob, 2001.
Du même auteur
– Crise et contre-transfert, Paris, Puf, 1992.– L’Absence, Paris, Gallimard, 1978.– Le site de l'étranger : la situation psychanalytique, Paris, Puf, 1995– Par où commence le corps humain : retour sur la régression, Paris, Puf, 2000.
Autres pistes
– Jean Bergeret, La dépression et les états limites, Paris, Payot, 1975.– Monique David-Ménard (dir.), Autour de Pierre Fédida, regards, savoirs, pratiques., Paris, Puf, 2007.– Mélanie Klein, Deuil et dépression, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004.