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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Goubert
Dans cet ouvrage, Pierre Goubert confronte Louis XIV à son royaume et à son temps. Vingt millions de sujets sortent ainsi de l’anonymat pour révéler l’envers du décor de ce qui est communément appelé « Grand Siècle ». Cette autopsie de la France du XVIIe siècle révèle une nouvelle perception de l’histoire qui, loin de se focaliser sur la personnalité des grandes figures politiques et culturelles, prend en compte l’ensemble de la population à partir de l’utilisation systématique des registres paroissiaux, des inventaires après décès, des archives d’hôpitaux. Le bilan du Roi Soleil est ainsi dressé à partir de l’étude de l’état social et économique de l’État français sous son règne.
Initialement paru en 1966, cet ouvrage connut un immense succès en librairie et renouvela le regard porté par le public et l’historiographie traditionnelle sur le règne du Roi-Soleil. Loin de la biographie classique qui analyse la vie intime du roi, l’historien analyse les liens étroits qui se nouaient au XVIIe siècle entre la vie économique, sociale, et la politique de magnificence qui s’imposait au-delà de l’hexagone.
Mais avant tout, il pose la question suivante : que serait ce siècle français sans ses vingt millions d’habitants ? Si l’organisation sociale du temps se caractérisait par la juxtaposition des trois ordres traditionnels, c’est surtout la masse paysanne, enserrée dans plusieurs cercles de dépendance et obligée d’entretenir un dixième de la population (noblesse, clergé et bourgeoise montante) qui retient l’attention de Pierre Goubert.
Sa démonstration est nette : si Louis XIV a pu mener ses projets, c’est parce qu’il disposait d’un entourage, tel Colbert, pratiquant sans crainte la corruption et ne craignant guère de poursuite en cas de conflit d’intérêts, et surtout, parce qu’il ne se privait pas d’exploiter ses sujets, vingt millions de Français.
Le 9 mars 1661, le roi réunit son Conseil et déclara que désormais il gouvernerait lui-même, sans Premier ministre, et que ses conseillers devront l’aider, quand il le leur demanderait. Louis XIV assumait la direction et la responsabilité de son royaume. Il héritait alors d’un État modelé par Mazarin et Anne d’Autriche, mère du roi et régente depuis la mort de Louis XIII en 1643, et forgé par près de 1200 ans de monarchie.
D’un point de vue démographique, au début du règne de Louis XIV, la mort était partout et l’espérance de vie n’excédait guère 25 ans : 50% des enfants qui naissaient n’atteignaient pas leur vingtième anniversaire et seuls 10% de la population pouvait espérer devenir sexagénaires. C’était principalement lié à trois fléaux, redoutés de tous : la guerre, la famine et la peste (entendue ici comme « les épidémies », au sens général du terme). La fréquence des naissances permettait toutefois de « conserver la race » et de combattre la mort : une naissance tous les 25 à 30 mois en moyenne. On se mariait assez tard : entre 26 et 28 ans pour les hommes, entre 23 et 25 ans pour les femmes ; cela entraînait, contrairement aux idées communément répandues, peu de familles nombreuses.
D’un point de vue économique, Pierre Goubert décrit le royaume du début du règne de Louis XIV comme un terroir agricole riche et varié, mais pourvu d’un retard économique considérable, ainsi que d’une fortune nationale importante, mais dormante. Car la France ne disposait pas de banque d’État ou de bourse, comme c’était le cas en Hollande ; de même, les pièces d’or et d’argent (alors des valeurs sûres) se cachaient, se transformaient volontiers en orfèvrerie, en vaisselle, en objets de culte, devenant richesses dormantes. Les transports étaient également très coûteux, limitant les échanges, et les marins français avaient perdu toute leur superbe. D’une manière générale, l’économie du royaume restait très traditionnelle, puissante, mais vieillissante, riche de son agriculture qui s’exportait en Europe (blé, vins, sel notamment).
Enfin, d’un point de vue social, le royaume distinguait depuis le Moyen-Âge ceux qui travaillaient, ceux qui se battaient, et ceux qui priaient. La paysannerie exploitait entièrement une terre dont elle possédait moins de la moitié ; la noblesse se nourrissait de rentes foncières ; le clergé vivait des revenus fonciers et seigneuriaux associés à leurs fonctions, de certains impôts comme la dîme, et était constitué à la fois de bourgeois et de nobles. En outre, les cadres institutionnels du royaume laissaient entrevoir un État morcelé, où chaque ville, chaque province possédait et conservait jalousement ses privilèges.
Dès 1661, le roi se lança à la recherche de gloire. De sa vingtième à sa trente-cinquième année, il ne rencontra, dans cette quête, aucun obstacle qu’il ne puisse vaincre, contourner ou ignorer.
Persuadé que la réputation et la gloire s’acquéraient aussi par la magnificence des bâtiments, Louis XIV bâtit, agrandit, et arrangeait toutes ses résidences, y compris à Paris, qu’il n’avait pourtant jamais aimé depuis la Fronde (soulèvement du Parlement et d’une partie de la noblesse contre le roi dans les premières années du règne, avec Paris comme scène principale). Ainsi, en 1664 il fit de Jean-Baptiste Colbert, intendant des finances, un surintendant des bâtiments, et à partir de 1670, il était décidé à s’installer à Versailles. Le roi pensait aussi qu’au-delà des bâtiments, les arts, les lettres et les sciences concouraient à exalter sa personne.
Deux personnes, Le Tellier et Colbert, aidés par une poignée de conseillers d’État, furent également chargés de ramener la France à l’ordre et l’obéissance. Parmi les actes marquants accomplis par Louis XIV et ces hommes, il y eut la soumission des Parlements : à partir de février 1673, ceux-ci devaient désormais enregistrer immédiatement et tels quels les édits que le roi et ses conseillers voudraient bien lui communiquer ; il n’était plus possible de discuter les décisions prises. C’est ainsi que les hommes du Parlement de Paris enregistrèrent tout ce que le roi voulut, y compris la légitimation des bâtards adultérins, dans un silence complet.
De même, le souverain chercha à réduire au silence la noblesse pour éviter qu’elle ne se rebelle comme au temps de la Fronde : les charges offertes accordaient des revenus, mais plus de pouvoir, désormais concentré dans les mains du roi. Mais il fallait être à la cour pour obtenir ces grâces, et la cour, avec son train brillant et les jeux d’argent auxquels elle se livrait, endettait lourdement les courtisans.Parallèlement, la France était entrée en guerre contre les Provinces-Unies et l’Europe entière ne tarda pas à basculer dans le camp de Guillaume d’Orange.
Dans le royaume de Louis XIV lui-même, la révolte grondait, en raison des nouveaux impôts censés soutenir la guerre. Pourtant, en 1679, le Roi-Soleil sortit vainqueur de cet affrontement, son royaume agrandi, pacifié et inviolé par la signature du traité de Nimègue. C’est ainsi que cette année est souvent considérée par l’historiographie traditionnelle comme l’« apogée » du grand règne, au moins politiquement et militairement.
À quarante ans, plein de santé et de victoires, Louis XIV pouvait contempler le résultat de dix-huit ans de règne : des frontières élargies et fortifiées par l’ingénieur Vauban, la coalition européenne autour de la Hollande maîtrisée, sa loi imposée partout, ses armées invaincues. À l’intérieur, le royaume avait soutenu le poids de la guerre, de la construction des bâtiments et de la cour, dont le faste était sans égal. Pourtant, les dix années qui suivirent l’apogée de ce règne furent marquées par un profond mépris de la part du monarque.
C’est ainsi qu’en 1685 par exemple, Louis XIV entreprit d’extirper le protestantisme du royaume, en promulguant l’édit de Fontainebleau qui révoquait l’édit de Nantes, signé par son grand-père Henri IV, en 1598, et qui consacrait alors la coexistence des protestants et des catholiques. La signature de ce document est envisagée par Pierre Goubert comme une lourde faute, justifiant ce jugement par les ruptures avec les princes protestants que cela provoqua, et l’absence de soutien reçu par Louis XIV de la part des souverains catholiques. Même le pape applaudit mollement.
Si le traité de Nimègue avait consacré la paix, l’armée était toujours sur le pied de guerre. Plus sûr de lui que jamais, Louis ne manqua pas de braver l’Europe : en 1684, il somma la République de Gênes de cesser de construire des galères pour l’Espagne, et exigea d’envoyer des sénateurs s’excuser à Versailles. La flotte française porta la sommation et, sans attendre la réponse, bombarda la ville durant six jours. Il ne s’agit là qu’un d’un exemple de bravades et de brutalités qui poussèrent les princes européens à se rapprocher pour se prémunir contre les nouvelles initiatives de Louis XIV.
Ces alliances prirent le nom, à partir de 1686, de « ligue d’Augsbourg », et très vite le roi de France n’eut plus aucun allié, devant faire face partout. La guerre qui en découla allait occuper, sauf une courte trêve de 1697 à 1701, toute la fin du règne. C’est ce que Pierre Goubert qualifie de « grande épreuve » du règne de Louis XIV.
Pour accentuer le contraste entre ces temps obscurs qui s’annonçaient, l’historien rappelle que le roi s’était installé à Versailles en 1682, les récoltes étaient magnifiques depuis 1685, la nourriture abondait, et le royaume semblait sur la voie de la prospérité.
Face à la ligue d’Augsbourg, Louis XIV pensa éviter une guerre générale par des coups de force rapides. Aussi, en 1688-1689, poussa-t-il ses troupes en Avignon, dans le Palatinat, à Cologne, vers l’Irlande et même vers New-York depuis le Canada. En quelques mois, toute l’Europe s’était liguée contre lui, même si cette coalition prit du temps à se former. L’absence d’un front continu, le caractère toujours saisonnier des combats, la dispersion des champs de bataille, la médiocrité habituelle des chefs, la sensible égalité des forces, tout explique la figure que prit la guerre.
Pendant neuf ans, jusqu’en 1697, on batailla un peu partout, chacun ayant l’avantage tour à tour, avantage souvent contesté et jamais décisif. On répandit beaucoup de sang – parfois 10 000 à 20 000 tués en un seul jour –, car les armes à feu devenaient plus redoutables, et leurs cibles plus nombreuses. Cette guerre fut également très coûteuse : les impôts augmentèrent sensiblement, les monnaies furent rognées, et la fonction de maire était désormais vendue aux enchères, l’État spéculant sur l’amour des offices et la vanité de la bourgeoisie, trop heureuse de pouvoir s’offrir des charges prestigieuses.
En 1693-1694 éclata une grande famine, qui vint s’ajouter à la désolation de la guerre et la ruine du commerce qui accablait le peuple du royaume. Elle fit craindre des épidémies, notamment de peste, et emporta un dixième de la population d’après l’analyse des registres paroissiaux. Plus généralement, cette famine aliénait l’avenir proche, par la diminution des forces et du nombre de contribuables, condamnant l’État à réduire son train de vie, et l’avenir plus lointain, en créant des classes d’âge très diminuées, promettant de nouvelles difficultés aux générations futures.
Le répit arriva en 1697, avec la paix de Ryswick, qui fut de courte durée. Le soulagement dans le royaume était alors immense et des mesures, principalement pour réduire la dette du royaume, furent prises. Mais Louis XIV se lança rapidement dans la guerre de Succession d’Espagne, de 1701 à 1713. Le conflit dura plus longtemps que prévu, la France connut plusieurs défaites, et perdit rapidement des alliés comme le duc de Savoie ou le roi du Portugal.
Une nouvelle coalition européenne se forma contre le souverain, symbolisant la lutte des Habsbourg et des Bourbons dans la conquête du trône espagnol, un empire sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». L’un des buts de la guerre fut atteint en 1714, le petit fils du Roi-Soleil devenant roi d’Espagne sous le nom de Philippe V, mais au prix de la perte d’une grande partie des terre américaines au profit de l’Angleterre et d’une grande misère à l’intérieur du royaume où famine, épidémies de typhoïde, de rougeole, et où épizooties sévissaient.
Fin 1714, Louis XIV entre dans sa dernière année. Plus que l’âge, les pratiques médicales du temps ont ruiné sa santé : purges, saignées, lavements, rien ne lui a été épargné. Sa mâchoire a été brisée par des chirurgiens sous prétexte d’extraire quelques dents. En outre, l’appétit gargantuesque du monarque lui a provoqué des troubles digestifs, puis une sévère crise de goutte.
En août 1715, les taches noires de la gangrène apparaissent sur ses membres inférieurs, ses jours sont désormais comptés. Pierre Goubert revient sur ces derniers temps du règne pour le royaume. Il nuance ainsi le tableau noir dressé par l’historiographie à propos des derniers temps du Roi-Soleil.
Il relativise notamment la question de la baisse démographique : selon lui, la chute de la population était réelle, mais n’était pas forcément perçue comme un malheur, dans un pays trop peuplé pour sa production et ses possibilités de travail. D’autre part, il rappelle que la surmortalité, liée aux épidémies et aux famines, touchait principalement les enfants et les personnes âgées, groupes improductifs, et donc moins essentiels.
L’état déplorable des finances publiques s’explique par les vingt années de guerre qu’elle a connues. Louis XIV refusa toujours de prendre en compte la puissance hollandaise ou anglaise, et délaissa systématiquement l’empire et les colonies telles que l’Inde, le Canada ou la Louisiane, au profit de territoire européen pour lesquels il engagea l’ensemble des forces de son royaume. C’est de cette manière que l’Angleterre fut le véritable vainqueur de la paix d’Utrecht mettant fin à la guerre de Succession d’Espagne. Mais malgré tous ces conflits, le roi est parvenu dès 1681 à repousser les frontières à l’Est pour protéger Paris d’une éventuelle invasion de l’Europe coalisée.
L’historien explique également que durant ce règne, l’administration royale s’est étoffée, préfigurant la France ordonnée de Louis XV. Un gros effort a été accompli par les ministres ou les juristes pour unifier le droit français, et mettre le droit royal au-dessus des coutumes locales, même si celles-ci perdurèrent dans certaines provinces. Les révoltes avaient presque disparu et le royaume connaissait un début d’expansion maritime au début du XVIIIe siècle. De même, les prix des subsistances étaient bas et le négoce avait repris à la faveur de la paix retrouvée, entraînant la renaissance des manufactures.
Roi très appliqué, Louis XIV avait un sens aigu de la grandeur : militaire, dynastique, territoriale, politique dans l’unité de la foi, et magnificence du décor qui s’incarnait dans ses projets architecturaux. Méprisant les contingences matérielles de l’économie et de la finance, il les considérait simplement utiles à ses grands desseins et les troubles sociaux qu’elles provoquaient dans le peuple devaient être réprimés par la force.
Très tôt isolé à Versailles, il ignora et voulut ignorer que son temps devenait celui de la raison, de la science et de la liberté. Les vingt millions de Français qui constituaient ses sujets devaient être derrière lui. Il laissa, à sa mort, une image admirable, mais vieillie, voire dépassée de la monarchie.
Rédigé en 1966, ce livre de Pierre Goubert proposait une nouvelle approche de l’étude de Louis XIV. Des critiques, parfois très virulentes, ne manquèrent pas et furent d’ailleurs ajoutées, sous la forme d’annexes, par l’historien à la fin de son ouvrage.
Il faisait pourtant figure de précurseur, étudiant le roi non plus seul, au milieu de sa cour, mais accompagné par les vingt millions de Français qui formaient ses sujets. Il écrivait ainsi les premières lignes de l’histoire sociale qui prit son envol dans les années 1980.
Délaissant les passions, amoureuse et haineuse, qui entourent généralement l’étude du Roi-Soleil, Louis Goubert a permis de mieux comprendre le temps de ce règne, si marquant dans notre histoire nationale. La plume de l’historien, si agréable à lire, n’est probablement pas étrangère au succès de l’ouvrage.
Ouvrage recensé– Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 2010 [1966].
Autres pistes– Lucien Bély, Les relations internationales en Europe aux XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1992.– Peter Burke, Louis XIV : les stratégies de la gloire, Paris, Seuil, 2007.– Joël Cornette (dir.), La mort de Louis XIV : apogée et crépuscule de la royauté, Paris, Gallimard, 2015.– John A. Lynn, Les Guerres de Louis XIV, Paris, Perrin, 2014.– Thierry Sarmant, Louis XIV : homme et roi, Paris, Tallandier, 2012.