Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre-Michel Menger
Partant des outils de la science sociale, alliés à une réflexion économique sur la temporalité et la rationalité du modèle artistique, Pierre-Michel Menger propose une alternative théorique aux réflexions antérieures sur le travail créateur, en plaçant l’incertitude à son fondement. Ces textes, issus d’anciens articles, de précédentes recherches ou inédits, développent une pensée exigeante qui n’a de cesse, depuis une vingtaine d’années, de mettre en lumière les paradoxes du travail créateur, à l’aide de différentes études de cas.
Qu’on les compare aux domaines scientifiques ou sportifs (qui sont ici représentés comme des modèles de travail en horizon incertain), les métiers artistiques semblent spécifiquement appariés au principe d’incertitude et obéissent généralement à la loi de Pareto (20% des individus concentrent 80% des gains).
Qu’il s’agisse de l’instabilité des rapports vis-à-vis des différents employeurs, de la fragmentation du temps de travail, de la surproduction de produits culturels, de la précocité de l’artiste, de sa réputation, de l’inachèvement d’une œuvre ou encore de sa validation auprès d’un public, tout n’est animé que par ce principe d’incertitude (qu’il soit propre à la démarche artistique ou qu’il vienne de l’extérieur), qui donnerait lui-même du sens à la pratique artistique. La question sous-jacente est la suivante : pourquoi ces métiers, qui appellent à tant de sacrifices en termes de réalisation personnelle et économique, exercent malgré tout une telle séduction ?
L’une des problématiques récurrentes de l’auteur est de comprendre en quoi les métiers artistiques procurent de la satisfaction. Partant du principe qu’un travail routinier et peu incertain n’aurait pour utilité principal que de procurer à l’employé des agréments positifs hors de son temps de travail (avoir un salaire régulier qui lui permette de pourvoir à ses besoins matériels mais aussi de s’offrir, sur son temps libre, les moyens de se divertir ou de se réaliser), il met en lumière la logique propre à ce modèle de l’imprévisibilité : c’est parce que les métiers artistiques sont des séquences temporellement fragmentées, créant une division du travail et une pluriactivité, que l’individu peut se réaliser dans sa multiplicité.
Cette remise en cause de la potentialité, qui n’existe pour d’autres que sur des temps de loisir, cette valorisation d’une meilleure connaissance de soi, donne le ton spécifique de cette ambition du « devenir-artiste ». Car il s’agit bien d’un devenir que l’individu n’aura de cesse de ré-explorer en fonction des exigences auxquelles il devra se plier (commandes hors de ses recherches habituelles, équipes de travail différentes, nouvelles expérimentations…) et qui valideront ou non sa réputation auprès de ses pairs, ou d’un public plus ou moins large.
Si, d’un point de vue économique, on envisage l’activité artistique sous l’angle de sa désutilité (parfois les créateurs paient pour pouvoir mener à bien leurs projets et peinent à se dégager des salaires, créant une valeur travail « négative »), de sa médiocrité financière ou de son instabilité économique, il est possible, d’un point de vue sociologique, de considérer sa valorisation individuelle, la variabilité des comportements en situation d’imprévisibilité et la force spécialisante d’un travail qui représenta pour beaucoup de penseurs (Kant, Marx, Hegel) un idéal social au service de la société.
Se crée alors une interdépendance entre des « figures d’exception » (les artistes) et les attentes d’une société vis-vis de l’art. Si le créateur navigue en horizon incertain, il reste, grâce à son aura, une figure intégrée et sublimée par la communauté humaine.
Quoique les aspirants artistes soient en augmentation permanente et principalement dans les grandes villes, les places sont chères et créent des inégalités de réussite à tous les niveaux. Malgré les nombreuses tentatives de décrire le profil-type d’un artiste issu des couches supérieures, habitué à la fréquentation des objets culturels dès son plus jeune âge, ou précoce dans un domaine (ici la musique ou la danse classique), l’expérience déterministe échappe, une fois de plus, aux conclusions trop hâtives.
Si l’éducation dans de grandes institutions favorise l’entrée des candidats dans le monde du travail, les inégalités se creuseront, à potentiel égal, entre deux individus qui devront se confronter aux différents aléas de la création tout au long de leurs parcours. C’est ici la question de la prise de risque qui devient facteur de réussite ou d’échec. C’est ce que montre la théorie de la loterie, empruntée à Adam Smith, et le modèle des superstars de Sherwin Rosen.
Pourquoi certains individus acceptent-ils de s’engager dans des métiers à l’horizon incertain, alors que la majorité préfère des emplois sûrs ? L’espoir de gains démesurés (comparables au grand prix d’une loterie) lèvent l’inhibition à l’égard du risque. Les métiers artistiques prennent des allures de compétitions sélectives suscitant « l’extrême concentration de l’attention des professionnels et des préférences du public sur ceux à qui est imputé le plus grand talent ou le potentiel de développement le plus grand du talent espéré » (p.302), décrit autrement comme le modèle des superstars qui répond elle-même aux lois de la surproduction.
Ainsi, nombre de jeunes talents qui se presseront dans les concours de chant dans les émissions de télé-crochet se retrouveront projetés sur le devant de la scène, pour une durée d’exhibition de court ou moyen terme, permettant aux systèmes de production (mais aussi aux artistes) de créer toute une économie spéculative autour de leur aura, avant de se désintéresser d’eux, pour tirer profit de nouveaux talents. (L’auteur note que l’on retrouve le même principe de surexposition dans l’art contemporain, aujourd’hui.)
La culture dite mainstream est principalement innervée par ce modèle des superstars, là où la culture savante (musique classique, théâtre lyrique, ballet) défendra plutôt la pérennité du talent, grâce à la fidélité du public et la reconnaissance des pairs.
En partant du principe que « la réputation est réductrice d’incertitude, et [que] le statut est réducteur de l’incertitude sur la qualité informationnelle actuelle des signaux réputationnels liés aux réalisations passées » (p.527), l’auteur se penche sur le parcours de deux artistes, Beethoven et Rodin, pour comprendre comment s’est mise en place la cotation réputationnelle de leur travail. Ce faisant, il problématise le rapport au « génie », généralement retenu comme la valeur discriminatoire par excellence (la force de l’innovation et la création de l’œuvre authentique), pour comprendre le principe de réussite en territoire d’incertitude.
Selon Georg Simmel : « L’homme particulièrement “doué” serait donc celui chez qui s’accumule un maximum de travail ancestral, sous une forme latente qui se prête à une exploitation ultérieure » (p.551). Ici, le génie équivaudrait à une accumulation du travail sur plusieurs générations, qui se condenserait dans le travail d’un seul. Théorie tendant vers le déterminisme et la singularité triomphante que Pierre-Michel Menger va récuser pour parler plutôt du dépassement de l’artiste dans son rapport à l’œuvre, de son identité atypique et de son intrication avec des forces sociales et historiques.
Ainsi, Beethoven et Rodin sont tous deux les figures d’une rupture, le premier menant une bataille ambiguë avec l’aristocratie et profitant de l’avènement de la bourgeoisie pour réinventer un modèle économique autour de son œuvre, le second refusant de se conformer aux règles classiques en se réappropriant l’inachevé (le non finito qui existait déjà dans les œuvres de Michel-Ange) et l’hybridité de ses œuvres, pour en faire « sa marque de fabrique ».
À lire Pierre-Michel Menger, le génie n’existe pas, mais des coordonnées spatiales et temporelles permettent de relier l’invention de l’artiste et son talent à une conjonction historique inhabituelle. C’est ce qu’il définira plus loin comme le schéma d’amplification dynamique où, à talent égal, le mécanisme d’avantages cumulatifs permettra à un artiste déjà sollicité d’obtenir la plus grande variété de commandes et de collaborations avec des professionnels de valeur, qui permettront à sa réputation de croître et de mobiliser l’opinion autour de son travail. Ce qui permit à des artistes comme Beethoven ou Rodin de passer à la postérité.
Nous comprenons donc que l’art, la politisation et l’action publique sont intrinsèquement liés, n’en déplaise aux artistes qui créèrent une « barrière sanitaire » autour de leurs œuvres (Flaubert, Maupassant…) pour se prémunir de revendications sociales trop envahissantes.
Si « chaque vague d’innovations dépose son lot de réussites ou d’incarnations symboliques du mouvement de l’art qui méritent d’être reconnues, mises en collection et insérées dans les circuits de la diffusion démocratisante » (p.891), la question se pose de la valeur de l’art en tant qu’espace de contradiction et de dénonciation des inégalités sociales (et de la puissance de la bourgeoisie) dans un cadre spatio-temporel défini.
Face à ce dilemme, Pierre-Michel Menger invoque le fait que l’appariement entre la société bourgeoise et l’artiste contestataire entraînent la démocratisation de l’art, par le biais de l’avant-garde qui va créer des ruptures historiques dans le cours normal des événements (l’impressionnisme, le dadaïsme, le surréalisme...). Ce relativisme culturel (grâce à la complicité de l’élite, les innovations artistiques se répandent dans l’ensemble de la société) sont à l’origine de la politique culturelle contemporaine et permettent de stabiliser le devenir de l’artiste dans un espace qui lui était refusé, puis concédé jusqu’à la reconnaissance massive de son talent.
Luttant contre la vision romantique de l’artiste « seul face au monde », Pierre-Michel Menger note que la réussite de l’artiste viendra, certes, dans un premier temps de sa propension créative, de sa faculté à s’entourer solidement, mais qu’elle découlera toujours de son environnement social, juridique et matériel. L’artiste, peu importe le message qu’il souhaite défendre, appartiendra toujours à la société des hommes et à ses problématiques les plus urgentes. Face à notre incertitude existentielle, nous attendrons de lui des réponses.
Le principe d’incertitude inhérent aux métiers de la création ne deviendra-t-il pas le paradigme du monde de demain, d’un point de vue socio-économique ? En dépassant la sacralité octroyée à ce mode de production, le travail de création, dans son hyper-flexibilité et son mode de fonctionnement innovant, réinvente une logique de production que l’on voit s’appliquer de plus en plus souvent dans la création d’une start-up ou dans les métiers du numérique.
Le halo de reconnaissance qu’il crée autour des gagnants de cette course à la compétitivité et son influence dans la société ne sont pas sans rappeler les principes artistiques d’avant-garde qui jalonnèrent le chemin de la modernité et sa rupture avec des logiques précédentes.
Ce principe d’incertitude de plus en plus visible dans le monde socio-professionnel, accumulant de la présence, nous rendra-t-il tous demain « artistes » de nos vies ?
Cet essai, excessivement fouillé, parfois fastidieux pour des néophytes en sociologie mais souvent captivant, est la somme d’un travail considérable qui nous invite à nous dégager de tout principe déterministe pour évaluer les métiers artistiques.
Travaillant à mettre en lumière un paysage qui ne cesse de se remodeler pour mieux échapper à toute possibilité d’enfermement (qu’il soit économique, technologique ou tout simplement humain), Pierre-Michel Menger se fait le guide érudit (et parfois autoritaire) du territoire foisonnant de la création, pour une meilleure perception d’un monde de plus en plus bouleversé par la rapidité de l’innovation, la précarité professionnelle et la forte demande d’insertion dans des réseaux artistiques qui frôlent la saturation.
Ouvrage recensé– Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil/Gallimard, 2009.
Du même auteur– Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, 2003.
Autres pistes– Arthur Danto, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, Points, coll. « Points Essai », 2019.– Jean-Marie Guyau, L’Art au point de vue sociologique, Paris, Félix Alcan, 1889.– Anne et Marine Rambach, Les Intellos précaires, Paris, Fayard, 2001.