Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Papon
Par les découvertes et les technologies qu’elle suscite, la science est un élément de transformation du monde. Elle s’invite dans notre quotidien et renouvelle nos imaginaires. Même si elle est contestée pour le rôle opaque joué par les experts, elle assure un rôle de boussole. Un rôle qui doit s’affirmer pour répondre à des défis comme le réchauffement climatique ou les pandémies. À l’heure où les populismes assimilent opinion et vérité scientifique, il faut renouveler la relation que nos sociétés entretiennent avec le monde savant et, parfois repenser notre rapport à la connaissance.
OGM, néonicotinoïdes, Covid-19… L’expertise est devenue un élément incontournable de la décision publique. Troisième homme, entre le chercheur et le politique, l’expert bénéficie d’une expérience et d’une compétence reconnues. Sa tâche, établir un diagnostic, est parfois difficile, comme l’a démontré la « maladie de la vache folle ». Son rôle peut également déranger le pouvoir en place. Inutile, ici, de remonter à Galilée : Li Wenliang, le médecin chinois qui a lancé l’alerte au coronavirus a été accusé de propager de fausses rumeurs et condamné par la justice.
La place croissante de l’expertise (individuelle ou collective) s’explique par le rôle majeur que jouent la science et la technique dans nos sociétés. D’autant que le progrès est désormais synonyme de risque (accidents nucléaires, chimiques…). Au quotidien, il détruit l’environnement, il provoque des dommages sociaux.
Normes et procédures de contrôle exigent donc un savoir de plus en plus pointu, en particulier depuis la Libération. C’est pourquoi, au-delà des organismes de recherche (INSERM, IFREMER…), ont été créées des structures comme l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ou Santé publique France qui « fonctionnent en principe en toute indépendance » (p. 197) pour donner un avis autorisé. L’État s’est par ailleurs doté de conseils chargés de formuler des avis en amont de la décision publique, comme le Conseil d’analyse économique (1997) ou le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie (2004).
L’expertise a pourtant mauvaise presse. L’affaire du Médiator a mis en lumière un grave manquement dans l’évaluation des risques. Le glyphosate a révélé des conflits d’intérêt. Sur les sujets à forts enjeux économiques ou les questions associées au pouvoir politique, les Français se déclarent donc méfiants vis-à-vis des scientifiques.
Par ses formes de consultation et ses dimensions (scientifique, technique, économique, territoriale, politique), le débat sur le stockage des déchets nucléaires est ainsi devenu un cas d’école. D’autant que les déchets à haute activité dont il s’agissait de débattre proviennent de réacteurs dont la construction a été décidée en quelques semaines et en petit comité après la « crise du pétrole » de 1973. Et que l’expertise concernant le nucléaire a longtemps été le monopole d’EDF et du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), dépendants de l’État.
Ce n’est plus le cas. Si la science a perdu de son aura depuis son implication dans les programmes militaires (gaz de combat, bombe atomique, etc.), ses représentants permettent d’éclairer les voies du possible. Et les enjeux de société qui y sont liés : de nos choix énergétiques aux interventions sur les cellules souches. En ce sens, la science, avec ses capacités d’analyse et d’anticipation, est un pilier de la démocratie. Ou plutôt, elle devrait l’être, car peu d’hommes politiques y attachent de l’importance (ce qui est conforme au manque d’intérêt des démocraties pour le long terme), et les institutions sont parfois un faire-valoir. Le Haut conseil des technologies (2008) a « manqué de moyens », souligne l’auteur, et ses analyses (sur les OGM) « ont été obscurcies par des a priori idéologiques » (p. 198).
La science est une activité sociale qui a ses institutions (les Académies, etc.). Elle fédère une communauté répartie en une vingtaine de grandes disciplines, avec plusieurs centaines de sous-disciplines associées à un périodique spécialisé. Pour sa part, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) compte 41 sections dont une dizaine pour les sciences de la vie. Comme ailleurs, ce n’est pas une majorité qui impose une vérité, mais un consensus que les pratiques ont fini par codifier : explication du protocole, reproductibilité de l’expérience, contrôle par des pairs, publication selon des normes universelles, etc. Pour produire un savoir objectivement prouvé, ce qui est son but, la science a des méthodes qui lui sont propres.
Sur le plan théorique, le caractère scientifique d’une théorie s’appuie sur de nombreux travaux. Le XIXe siècle a ainsi jeté les bases de la méthode expérimentale. Au XXe siècle, Karl Popper a introduit le concept de falsifiabilité. Est considérée comme scientifique une théorie qui peut être falsifiée, c’est-à-dire soumise à un test qui peut la confirmer ou la réfuter. Ce n’est pas toujours le cas, en particulier dans les sciences humaines. Et certaines démonstrations demandent du temps. Énoncé en 1621, le théorème de Fermat n’a ainsi été démontré qu’en 1994.
Malgré les querelles épistémologiques, la production du savoir est très encadrée. Et c’est justement parce qu’elle établit des connaissances robustes que la science peut éclairer le débat public. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de doute. Au contraire, la vérité est un puits sans fonds et l’inconnu suscite des tâtonnements, toujours évidents a posteriori : on accepte aujourd’hui la dérive des continents, mais on rejette le « calorique » qui expliquait autrefois le fonctionnement de la machine à vapeur.
En science, le statut de la vérité n’est donc pas celui du droit. Une vérité peut être revisitée, voire révisée, comme ce fut le cas avec les lois de la gravitation de Newton. La théorie de la relativité ne les a pas invalidées pour autant (elles ont permis d’atteindre la Lune). Il en va de même aujourd’hui avec la génétique et l’épigénétique (qui étudie les mécanismes modifiant l’activité d’un gène sans changer la structure de l’ADN).
Les controverses scientifiques jouent un rôle fondamental dans la production des connaissances. Pour Thomas Kuhn, l’histoire des sciences est marquée par des révolutions scientifiques, c’est-à-dire de grands bouleversements, sources de nouveaux paradigmes qui portent une nouvelle vision du monde. Quand Copernic a publié sa théorie héliocentrique (1543), l’idée que la terre tourne autour du soleil est apparue comme scandaleuse aux yeux de l’Église.
Comme l’ont souligné les sociologues, les scientifiques sont sujets à des relations de pouvoir. Leurs conceptions idéologiques peuvent influer sur leurs travaux. Il en est de même pour l’instrumentation scientifique. Au point que le physicien Freeman Dyson a pu s’interroger : « La Science est-elle pilotée par des idées ou par des outils » ?
Certains vont plus loin, considérant que le fait scientifique n’est pas un fait brut, mais un fait socialement construit, qui renvoie au contexte socio-culturel : la collusion entre la recherche et les intérêts militaro-industriels par exemple. Position que dénonce l’auteur, qui attribue aux sociologues des sciences une responsabilité dans le relativisme scientifique qui a émergé au cours de la période 1970-1990, et donc dans l’attitude qui consiste aujourd’hui à considérer les connaissances scientifiques comme une « opinion ».Ce relativisme est dangereux, insiste l’auteur, car il fait apparaître une « post-vérité » affranchie des faits ou de leur interprétation. Il instille le doute et affaiblit le rôle que peut jouer la science dans le débat public, comme l’illustre le message climato-sceptique. Il est vrai que les travaux du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dérangent fortement les milieux industriels liés à l’énergie carbonée.
Comme en témoigne l’échec de la vaccination (21,3 % de personnes défavorables en 2017, contre 8,5 % en 2000), la France n’est pas à l’abri d’une telle dérive. D’autant que celle-ci s’alimente au même manque de culture scientifique qu’outre-Atlantique (y compris chez les hommes politiques, dont la formation est d’abord « littéraire »), et aux mêmes fake news diffusées sur Internet (le trou noir qui va avaler la Terre, etc.).
Pour que la science retrouve son statut, Pierre Papon insiste donc sur le rôle que doivent jouer l’école, la presse et l’édition. Il faut également renouveler l’expertise et partager la science (à travers des initiatives comme Science en fête), et surtout instaurer un dialogue sur ses méthodes et ses enjeux, trop méconnus.
Les technologies numériques (intelligence artificielle, imagerie, Big data, etc.) modifient le travail des chercheurs, tout particulièrement en génétique, en physique et en astronomie, disciplines qui bénéficient pleinement du traitement automatisé des données. Elles autorisent de nouvelles avancées tout en suscitant des inquiétudes.
Par ailleurs, « la dimension théorique n’est plus le moteur de la production du savoir » (p. 130). Comme l’indique le terme même de « technoscience », les horizons de la recherche sont de plus en plus pragmatiques et les motivations économiques y jouent un rôle croissant. Dans les années 1950, Jonas Salk a mis le vaccin contre la poliomyélite dans le domaine public. Aujourd’hui, les chercheurs tentent d’atteindre leurs objectifs avant leurs concurrents potentiels. Le vivant fait l’objet de brevets et les travaux sur la génétique laissent augurer d’énormes retombées financières. Le savoir est « sous tension ».
Parallèlement, les manquements à l’intégrité scientifique se multiplient. Si certaines fraudes sont célèbres, les petits accommodements au quotidien sont plus pernicieux : on « oublie » quelques données dérangeantes ou on « corrige » un document issu de l’imagerie médicale. On aboutit ainsi à 2 % de fraude dans les publications scientifiques, soit 20 000 articles par an. On est loin des valeurs que le sociologue Robert K. Merton associait à la science en 1942 : l’universalisme, le communalisme (idée que la science produit un bien commun), le désintéressement, le scepticisme organisé.
Ces dérives sont les symptômes d’une maladie émergente qu’il convient de traiter, par des comités d’éthique dans les institutions (comme à l’INSERM, dès 1999), et en mettant fin à une évaluation des chercheurs fondée sur le volume de publications. Ces « manquements à l’intégrité scientifique ne peuvent être tolérés dans le système de production du savoir » (p. 162).
Les sciences humaines se sont pas épargnées, d’autant que la « vérité » y est plus difficile à établir que dans les sciences dites « dures ». L’expérimentation n’est pas toujours possible. D’où l’appel à des modèles, en particulier chez les économistes. Or, comme la crise financière de 2008 nous le rappelle, les modèles ne remplacent pas les théories.
Les scientifiques, psychologues et historiens compris, vivent en outre dans la société qu’ils sont chargés d’étudier, ce qui peut conduire à un « exercice d’équilibre difficile » (p. 93). Malgré tout, Keynes a établi que la principale cause du chômage dans les années 1930 provenait d’une insuffisance de la demande. Le CNRS a montré que l’impact économique des migrants est positif, quand une partie d’entre eux s’établit de façon permanente.Les savoirs produits par les sciences sociales sont en outre porteurs d’innovations.
On pense aux retombées de la sociologie du travail, mais l’auteur rappelle qu’on leur doit aussi les revenus sociaux (RMI puis RSA), à travers une phase d’expérimentation menée dans plusieurs départements. Dispositif que l’auteur propose de développer, d’autant que, selon l’OCDE, 14 % des emplois sont exposés à un risque d’automatisation.
Plus généralement, il faut inciter les scientifiques à faire davantage de prospective, et inscrire pleinement les questions scientifiques dans un débat public transparent. Plusieurs institutions jouent ici un rôle qu’il faudrait renforcer : l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (créé en 1983), la Commission nationale du débat public (1995), les conseils scientifiques mis en place par des collectivités comme Paris ou encore la Convention citoyenne pour le climat, qui a inauguré un format de concertation évitant à l’expertise d’être « confisquée ».
Multiplier les opérations de « science citoyenne » irait aussi dans le bons sens. Davantage d’interventions pourraient relever de la « charte française des sciences et des recherches participatives », signée en 2017 par des organismes de recherche et des associations. En particulier, le recueil et la transmission de données, comme l’ont fait les Japonais après l’accident de Fukushima. D’autres initiatives mériteraient d’être développées, comme celles qui consistent à associer soignants et soignés, ou à intégrer le savoir profane de professionnels expérimentés, comme les apiculteurs quand il s’agit d’étudier la mortalité des abeilles.
Réinvestir le progrès suppose toutefois que les sciences humaines ne soient plus « le parent pauvre de l’expertise, alors qu’elles sont indispensables à l’évaluation des incidences économiques et sociales de bon nombre de techniques » (p. 261). Il faut en outre que le discours scientifique évite un double écueil : le prophétisme et le catastrophisme, qui alimentent le transhumanisme et la collapsologie. Quant aux institutions, elles doivent réagir pour « organiser une approche pluridisciplinaire des problèmes de société », à l’image de leurs homologues à l’étranger.
Si le politique définit le souhaitable, la science dit le possible. Mais « la science ne fait pas encore partie de la culture politique » (p. 284).
Au-delà des discours incantatoires, la France peine d’ailleurs à mettre en œuvre le programme que les Lumières avaient déjà affiché : faire du savoir un fondement du progrès social. Avec 2,2 % du PIB consacré à la recherche publique (17,5 milliards) et privée, notre pays est loin de l’objectif européen fixé en 2000 : 3 % du PIB. Par ailleurs, « le ministère chargé de la Recherche a toujours eu le plus grand mal à définir une stratégie nationale » (p. 257). La messe est dite.
La science ne pourra préparer le long terme et s’opposer aux marchands de doute qu’avec des moyens et une volonté politique conformes à une société qui se revendique « de la connaissance ».
Pierre Papon ne dit pas qu’avec un niveau Bac +10, un chercheur entre au CNRS avec un salaire qui atteint à peine deux fois le SMIC… Même s’ils invitent à lire entre les lignes, ses propos sont généraux et mesurés. Ils émanent d’un expert qui a longtemps côtoyé les politiques et cherche à convaincre plus qu’à dénoncer.
Sa réflexion, équilibrée, mobilise des exemples qui ne sont pas circonscrits aux « incontournables » de l’histoire des sciences. L’auteur et l’éditeur ont même réussi à y intégrer le coronavirus. Avec raison : cette épidémie, les mesures qu’elle entraîne et les réactions quelle suscite donnent un écho immédiat et concret aux réflexions de l’auteur.
Ouvrage recensé– Pierre Papon, La démocratie a-t-elle besoin de la science ?, Paris, CNRS éditions, 2020.
Du même auteur– La République a-t-elle besoin de savants ?, Paris, PUF, 1998.– Le blog de l’auteur : http://pierrepapon.fr/
Autres pistes– Nicolas Chevassus-au-Louis, Malscience, de la fraude dans les labos, Paris, Seuil, 2016.– Marie-Monique Robin, Le monde selon Monsanto : De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, Paris, La Découverte, 2009.