Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Rosanvallon
La question de la souveraineté et les difficultés d’y répondre sont aux fondements de l’organisation de la vie politique moderne. L’expression de la volonté générale est sans cesse soumise aux évolutions économiques et sociales. Malgré des expériences multiples, le projet d’une souveraineté plus active du peuple est encore à accomplir : où commence et où s’arrête-t-elle ? Comment réaliser l’impératif démocratique ? Quelle forme de gouvernement lui donner ?
« La démocratie représentative s’est imposée dans son principe au moment où elle s’est fragilisée dans son fonctionnement » écrit Pierre Rosanvallon dès le début de l’ouvrage. En effet, la démocratie est maintes fois déstabilisée dans sa forme politique depuis le XIXe siècle. Le problème de la souveraineté, c’est-à-dire le droit d’exercer une autorité, est alors à resituer dans une histoire longue et élargie. Il s’agit de comprendre le projet d’une souveraineté qui inclut le peuple, et renforce ses libertés plutôt que de les menacer. Depuis deux siècles, les questions sur les formes idéales et le sens de la souveraineté organisent l’ordre politique moderne : la démocratie est à la fois le problème et la solution pour instituer une cité d’hommes libres. L’histoire et la philosophie politique cherchent à appréhender la politique comme lieu de travail de la société sur elle-même. Différents systèmes de gouvernement, dont le gouvernement représentatif oscillant entre perspective d’un accomplissement de l’idéal démocratique et sa complète négation, ont été envisagés depuis la Révolution.
Pourtant le sentiment de déception n’a jamais cessé d’accompagner l’histoire de la politique moderne, amenant parfois à des systèmes limitant les libertés ou par défaut.
À l’été 1789, l’universalisme devient une revendication phare. Mais si « la souveraineté ne réside que dans le tout réuni », l’ambiguïté entre une souveraineté active du peuple et une souveraineté de principe, passive, n’est pas résolue. En effet, la période révolutionnaire ouvre une équivoque fondatrice sur la notion de souveraineté. La différence entre une souveraineté de la nation et une souveraineté du peuple n’est pas faite : la contradiction entre deux visions de l’émancipation, d’un côté la réalisation de l’autonomie des individus dans la nation, de l’autre l’affirmation du peuple comme puissance collective, n’est pas perçue.
Le vocabulaire est une difficulté supplémentaire. L’expérience précède les mots en 1789. Par exemple, le terme « démocratie » est repoussé, considéré comme indépassable par sa référence au modèle politique d’Athènes durant l’Antiquité. Le 11 juillet 1792, l’Assemblée proclame la « patrie en danger » entraînant un remodelage des pratiques et perceptions politiques. La souveraineté du peuple devient directe et désinstitutionnalisée du politique, ainsi elle devient permanente. Mais cette expérience n’est pas durable parce que la puissance du peuple se dissout dans la multiplicité. La voix du peuple doit au contraire être unifiée. Trouver une institutionnalisation juste du pouvoir populaire est le principal enjeu de la Convention.
La mise en place d’une souveraineté plus active relève d’une double condition : la diversité des temporalités de la démocratie et la pluralité des modes d’expression. Différentes pistes pour rendre la souveraineté au peuple sont envisagées. Parmi elles, celle d’une démocratie d’opinion, avec un concept de surveillance du peuple sur les autorités instituées, revient régulièrement. La souveraineté ne réside alors pas dans l’accès au pouvoir d’un gouvernement populaire et dans l’expression directe du peuple, mais dans la possibilité de surveiller et sanctionner les lois. Le citoyen acquiert une capacité d’intervention directe grâce au pouvoir de ratification.
La fin de la période révolutionnaire entraîne l’abandon des recherches vers les voies démocratiques. Les Français n’ont pas réussi à trouver la clef pour concilier le concept de démocratie et la sociologie parlementariste du pays. Cette incapacité à institutionnaliser le champ politique a généré différentes réflexions sur la mise en forme possible d’une souveraineté du peuple.
Le terme de « démocratie représentative » est employé pour la première fois en 1788 par Condorcet et s’impose vite comme la référence centrale dans la discussion constitutionnelle. Le philosophe propose une pluralisation des modalités d’exercice de la souveraineté : une souveraineté déléguée avec un pouvoir législatif représentatif, et une souveraineté de contrôle avec un pouvoir constituant qui s’incarnerait dans le retour des assemblées locales d’électeurs.
La division du pouvoir est pour Condorcet une condition effective de préservation de la souveraineté du peuple. Il l’imagine en trois expressions s’articulant les unes avec les autres : le temps court du référendum et de la censure, le rythme institutionnel des élections et le temps long de la constitution. Mais cette vision est rejetée par la Convention, révélant la difficulté à penser la souveraineté autrement que comme un pouvoir unique, et la tentation de se limiter à une représentation-incarnation.
Les doctrinaires prônent une souveraineté de la raison comme socle de la philosophie moderne. Le vrai n’est ni dans l’opinion ni dans le témoignage, mais dans la raison. La théorie doctrinaire dénonce toutes les formes de despotisme et dénie à quelconque pouvoir le droit de se dire vraiment souverain sans rien concéder aux droits intrinsèques de l’individu. Les doctrinaires redéfinissent le concept de représentation en notant l’importance de la publicité. En effet, elle permet des flux permanents de communication entre l’opinion et le gouvernement, substituant une conception interactive à une approche mécanique des rapports.
Pour Guizot, la représentation est une procédure de reconnaissance de la raison. La notion de capacité, cette « faculté d’agir selon la raison » est centrale : c’est la capacité qui confère la possibilité de voter. L’élection est ainsi un moyen de choisir une aristocratie légitime. La fonction du système représentatif est de produire une élite intellectuelle, mais les doctrinaires ne parviennent pas à en produire une qui se distingue des supériorités sociales. De plus, l’échec de leur théorie souligne l’oubli d’interrogations sur les formes appropriées de la maîtrise par la collectivité de sa propre histoire et d’un conflit social sur la répartition des biens politiques.
Dans les années 1830 et 1840, on pense que le suffrage universel permettra d’en finir avec les privilèges et la corruption pour instaurer un monde gouverné par la volonté générale. Mais les déceptions arrivent vite, et c’est le projet d’un « gouvernement direct » qui est alors sollicité. Derrière ce thème, différents systèmes sont imaginés : alors que Ledru-Rollin souhaite renouer avec l’esprit de la Constitution de 1793, les fouriéristes envisagent un auto-gouvernement de la société. C’est ici deux analyses de l’échec de 1848 qui s’opposent.
Comment organiser un gouvernement direct ? Une « idéologie du pouvoir simple » se développe. Elle répond à une vision du monde où les malheurs sont dus à une action négative de puissances extérieures au peuple. Le gouvernement n’est plus envisagé seulement comme une technique de la souveraineté, mais aussi comme une forme du pouvoir social. La perspective d’une division du pouvoir se dessine avec la volonté de faire coïncider loi morale et loi politique pour résoudre la contradiction originelle entre émancipation individuelle et puissance collective.
Le retournement de la démocratie contre elle-même fait finalement suite aux théories de gouvernement direct : les acquis de ce régime politique sont utilisés de manière à limiter l’expression populaire En effet, la France adopte une « démocratie illibérale » avec un pouvoir de légitimation et de sanction du peuple, mais des libertés publiques qui ne sont pas reconnues. Le peuple est alors uniquement appréhendé sous l’espèce d’une totalité.
Le plébiscite apparaît comme une alternative aux formes classiques du gouvernement représentatif : alors que l’élection procède à une expression des préférences et distinction des personnes, l’appel au peuple permet à une volonté de s’exprimer. Le plébiscite est ainsi une institution politique centrale du bonapartisme. Pour l’empereur Napoléon, le sens ultime du plébiscite est de faire légitimer la forme du gouvernement. Il fait du principe d’incarnation une réponse aux problèmes de la représentation.
Le théoricien du Second Empire, La Guéronnière, écrit même : « L’empereur n’est pas un homme, c’est un peuple ». L’objet du plébiscite comme procédure est la représentation de la nation, il doit donner une forme matérielle au principe d’unanimité. Le césarisme introduit ainsi une rupture dans l’héritage de la culture politique révolutionnaire, rupture visible dans le non-statut reconnu aux comités électoraux et partis politiques. Jules Simon parle d’une « démocratie sans les libertés ». L’association entre despotisme et démocratie est dénoncée, mais le caractère trompeur et manipulateur des formes démocratiques du césarisme n’est pas davantage expliqué.
La mise en forme de la démocratie est un véritable enjeu. Il s’agit de parvenir à dépasser la contradiction entre l’action révolutionnaire comme pouvoir sans forme et l’expression d’un peuple instituant et institué représentatif. Les échecs successifs entraînent une radicalisation. Pour Auguste Blanqui, il est surtout question de « méthode politique » : après l’universalisme des droits et les valeurs de 1789, il est temps qu’une action radicale prenne forme à Paris, lieu où se concentre la représentation nationale. Il dénonce une « démocratie formelle », même si le terme n’est pas encore évoqué en 1830, et rejette la prétention d’une assemblée à exprimer le pays et le conduire.
Au contraire, l’action directe ne ment jamais. Blanqui considère l’extension des droits politiques comme un moyen et non un but à atteindre, ce qui explique ses distances avec l’instauration du suffrage universel en 1848. Pour lui l’émancipation des hommes ne se définit pas en rapport avec l’idéal d’une cité délibérante. Il raille Ledru-Rollin et Louis Blanc qui croient en la démocratie, alors que c’est pour lui une notion vide de sens.
Deux spectres hantent les fondateurs de la troisième République française : le césarisme et la révolution sociale. Après 1870, le temps des institutions va suivre celui des expériences malheureuses. C’est la fin de l’exceptionnel et chacun est prudent dans la célébration du rôle commandant de la volonté populaire.
Dans cette vision restrictive du gouvernement représentatif, la nation, comme collectivité organisée et puissance rassurante, et le peuple, comme foule inorganique et menaçante, sont distincts, alors qu’ils étaient confondus durant la Révolution et les années 1830. Une souveraineté démocratique et libérale s’installe : la culture rationaliste et capacitaire se lie à l’impératif démocratique dans une vision républicaine du politique. La substitution de la souveraineté de la nation à la souveraineté du peuple cumulée à la sociologie de l’élitisme démocratique donne leurs fondements aux institutions républicaines.
Très vite, la réalité de la République absolue et son gouvernement représentatif est en décalage avec ce qui en a été imaginé. Le suffrage universel, à l’origine instrument de la représentation nationale, devient une forme de gouvernement : il est utilisé pour renouveler le pouvoir constituant sans être un révélateur de l’expression du peuple Entre 1870 et 1920, l’esprit des institutions et les pratiques politiques changent, même si la Constitution n’évolue pas. Une transformation discrète de la République absolue vers une démocratie moyenne – « mélange de démocratie limitée au plan institutionnel et de pratiques sociales et politiques plus conformes aux réquisits d’une souveraineté sensible du peuple » – s’opère. Une vie se développe en marge du système parlementaire avec une expression plus forte de la société civile.
Alors qu’auparavant l’opinion publique était considérée comme une « force de pression », à partir de la fin du XIXe siècle, elle est aussi définie comme une « forme sociale et politique ». Opinion et suffrage deviennent des formes politiques complémentaires et non plus concurrentes. L’idée d’une « démocratie d’opinion » qui naît traduit la volonté de faire advenir une démocratie qui veut donner une expression politique et sociale plus permanente que celle des élections. Les années 1920 sont celles de l’avènement d’une nouvelle économie du politique : la montée en puissance du thème de la démocratie industrielle, la transformation de lien électoral et l’élargissement pratique de l’espace du politique marquent l’entrée dans une démocratie moyenne. La montée du fascisme, du nazisme et du communisme a bouleversé les termes dans lesquels se posait la question démocratique.
En France, la démocratie moyenne s’impose alors aussi comme une « démocratie négative » où la peur du totalitarisme conduit à se satisfaire d’une démocratie imparfaite. Cette dernière est réduite au principe de protection des libertés et a perdu de son ambition d’une souveraineté commandante du peuple.
Depuis la Révolution française, l’imaginaire démocratique est hanté par une mutation du lien politique en un rapport social de différenciation. Mais les trois échecs successifs des thermidoriens à créer une démocratie représentative entraînent une radicalisation.
Alors que 1789 apporte une personnalisation des élections, le Second Empire consacre une politisation totale de l’élection avec l’absence d’une sphère publique qui puisse exister entre État et sphère privée. Finalement, et au terme des trois tomes sur l’organisation politique moderne en France, Pierre Rosanvallon distingue trois piliers de la démocratie telle qu’elle se met en place au début du XXe siècle : une démocratie d’appartenance (Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France), une démocratie d’équilibre (Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France) et une démocratie moyenne (La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France).
Dans les années 1990, un « malaise démocratique » se développe, à la suite principalement de la mondialisation économique. En découle le sentiment d’un nouveau déclin de la volonté cumulé aux insatisfactions intérieures. L’ancien type idéal de « la » volonté politique disparaît derrière un système complexe d’intérêts et de volontés, phénomène engendré par l’accroissement de la capacité d’auto-organisation de la société civile avec la multiplication des décideurs.
La trilogie de Pierre Rosanvallon, sur l’histoire du suffrage universel, de la représentation démocratique et de la souveraineté du peuple en France, permet de mieux comprendre les apories constitutives – et que nous n’avons pas encore réussi à dépasser – de notre système démocratique. L’historien poursuivra dans d’autres ouvrages la réflexion sur une redéfinition de l’impératif démocratique à l’âge d’une société civile pleinement émancipée, preuve que la question de l’établissement d’une souveraineté plus active du peuple est toujours d’actualité.
L’absence d’analyse du cas français dans les ouvrages de science politique du début du XXe siècle est marquante. La littérature y est pourtant foisonnante sur les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie (sous la plume d’Ostrogorski, Michels ou Bryce). Les travaux de l’historien permettent ainsi d’apporter un nouveau regard sur cette période complexe et pourtant si significative de la culture politique française.
Ouvrage recensé– La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 2000.
Du même auteur– Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1992– Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1998
Pour aller plus loin– Marcel David, La souveraineté du peuple, PUF, coll. « Questions », 1996– Raymond Polin, La République entre démocratie sociale et démocratie aristocratique, PUF, coll. « Questions », 1997