Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Pierre Rosanvallon
Dans cet ouvrage, Pierre Rosanvallon étudie la tradition centralisatrice du système français depuis la Révolution de 1789. Il montre que la raison d’État a largement évolué au cours des deux derniers siècles. Au contact des résistances, une vision pragmatique s’est lentement imposée, plus encline à partager le pouvoir avec la société civile.
Comme le soulignait déjà Tocqueville dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution (1856), la centralisation de l’État français tire probablement une partie de ses structures de l’héritage absolutiste de la Monarchie : « Chez les Français, le pouvoir central s’était déjà emparé, plus qu’en aucun pays du monde, de l’administration locale. La Révolution a seulement rendu ce pouvoir plus habile, plus fort, plus entreprenant ». Si Rosanvallon s’inscrit dans cette réflexion, il prend le contre-pied d’une histoire qui ferait le procès simpliste de la centralisation. Pour lui, il serait très réducteur de considérer trop sérieusement la caricature tocquevillienne d’un « État omnipotent régissant sans encombre une société civile atomisée, inorganisée et asservie ».
L’ambition de l’auteur est ainsi de sortir des oppositions binaires : ne pas opposer la « décentralisation » contre la « centralisation », la « participation citoyenne » face à la « coercition administrative », la « diversité » locale contre l’ « uniformité » étatique... Pour Rosanvallon, ces concepts sont caricaturalement opposés. Leur empreinte idéologique nous éloigne du réel et enferme notre compréhension du modèle politique français dans des récits que l’auteur cherche à nuancer.
L’ouvrage se trouve ainsi porteur d’un enjeu historiographique majeur. Il cherche à renouer deux types d’histoires qui se seraient longtemps ignorés : « d’un côté, une histoire […] qui met l’accent sur la tradition centralisatrice et souligne la permanence d’une tentation illibérale liée à l’absolutisation de la souveraineté du peuple et aux prétentions d’un État instituteur de la société ; de l’autre, une histoire sociale, […] qui rend sensible l’autonomie des acteurs et leur capacité d’infléchir le cours programmé des choses ».
Il s’agit donc de réconcilier une tradition historique surplombante, centrée sur les institutions, avec une autre, plus ascendante, proche des mouvements sociaux. Le curseur de l’historien cherche à se placer au plus près des interactions entre la structure étatique et les « corps intermédiaires » : étudier les zones de frictions, mais également et surtout, les espaces de collaborations et de transformations.
Le projet « régénérateur » de la Révolution française est une rupture complète de civilisation. Le jacobinisme est centré sur l’intérêt général.
Cette « culture politique de la généralité » se définit par une opposition fondamentale aux intérêts particuliers, assimilés à l’Ancien régime. Le projet républicain se doit donc de « fondre l’esprit local et particulier en un esprit national et public ». Contre les particularismes, synonymes d’inégalités, il s’agit de construire une « société des semblables », incarnée par la figure immédiate et centrale de l’État. La division territoriale en départements, actée en 1789, cherche ainsi à construire une nouvelle nation, dans laquelle s’abîmeraient les anciennes identités.
Le culte de la loi, cher aux révolutionnaires, marque cette même intention d’établir une législation uniforme et rationnelle qui s’imposerait à l’ensemble du territoire.
Dans ce contexte, l’État serait le principe organisateur de la société, le « metteur en forme du genre humain ». Rien ne doit venir s’interposer entre lui et les citoyens. « L’État est en fait aussi jaloux de voir se créer une œuvre durable en dehors de lui qu’il est réticent à voir se former un intérêt collectif dont il ne contrôlerait pas la formation et l’expression ». Aussi, les corps intermédiaires n’ont pas leur place. Dans ce sens, la loi le Chapelier du 14 juin 1791 interdit toutes les communautés d’exercice collectif des professions - corporations de métiers, organisations ouvrières et rassemblements paysans.
La « culture politique de la généralité » n’entrevoit donc pas d’espace pour l’association entre citoyens hors de la grande unité nationale, rejetant toute médiation entre l’individu et l’État. L’imaginaire hérité de 1789 est tiraillé entre, d’un côté, la puissance publique, expression immédiate de l’intérêt général, et de l’autre, des citoyens atomisés. Face à la propriété étatique ne peut exister que la propriété individuelle. Ce rejet des corps particuliers entraînerait de facto une incapacité à appréhender la naturalité des fonctionnements sociaux : la généralité empêcherait de penser le tissu social dans sa complexité. Le gouvernement serait ainsi maladroitement calqué sur une vision utopique de la société ?
Progressivement, l’exercice du pouvoir impose de prendre en compte les corps intermédiaires pour gouverner efficacement. En effet, Rosanvallon observe dès le XIXe siècle, une « recomposition libérale du jacobinisme ». Il s’agit d’un processus d’acculturation majeur, à une époque où la Révolution industrielle menace l’ordre social par l’étirement des inégalités.
Les gouvernants adoptent alors un pragmatisme gestionnaire qui réintroduit le rôle régulateur des corps intermédiaires. « La corporation a pour eux une capacité à pénétrer le social, à mieux le gouverner en le connaissant plus intimement. Au procès en particularité fait aux corporations, ils répliquent par un argument d’efficacité […]. D’où la vision d’une gouvernabilité plus effective parce que plus disséminée ». Aussi, l’utilité des corps intermédiaires ressurgit dans la perspective d’une société mieux contrôlée.
Avec cette nouvelle pratique gouvernementale, plus gestionnaire, les sensibilités libérales se réaffirment dans la vie politique française : la décentralisation, associée au modèle fédéral américain, nourrit les discours réformateurs. Dans un contexte où la menace révolutionnaire hante les nouvelles classes dirigeantes, les corps intermédiaires s’érigent comme un levier d’encadrement des classes populaires. « C’est dans ce contexte que l’institutionnalisation du syndicalisme est appréhendée. On attend qu’elle produise des effets modérateurs et canalise une action revendicative jugée anomique ».
La naissance de la Troisième République confirme ce mouvement de « recomposition libérale » du modèle français : lois sur les libertés locales de 1871 et 1884, lois de 1881 sur le droit de réunion et la liberté de la presse, puis reconnaissance du syndicat par la loi du 21 mars 1884. Enfin, « il est incontestable que la loi du 1er juillet 1901 [sur la liberté d’association] rompt symboliquement avec la réticence séculaire vis-à-vis du phénomène associatif ». À la défiance se substitue donc une conception utilitaire et gestionnaire de la société civile.
Tout au long de son ouvrage, Rosanvallon décrit un mouvement d’inversion idéologique extrêmement puissant. À la « culture de la généralité » proposée par le jacobinisme se substitue un culte de la décentralisation. La responsabilité d’une action publique, autrefois attachée à la figure centrale de l’État, doit dorénavant revenir à l’entité la plus proche de ceux directement concernés. Cette évolution s’affirme tout au long du XXe siècle. Elle se fonde en partie sur l’observation sociologique suivante : « le constat que la société est un organisme invite à saisir différemment le fonctionnement social, comme un assemblage complexe et interactif d’organisations multiples et différenciées, coopérant entre elles ». La vision d’un ordre politique coopérateur contribue à naturaliser l’idéologie libérale, renforçant sa prégnance au cœur du modèle français.
« Tout se passe comme s’il fallait inventer une France imaginaire – celle d’un monstre bureaucratique regardant de haut la société – pour formuler le programme d’un changement ; changement du même coup symétriquement conçu sur un mode imaginaire ». Dans cette perspective, la décentralisation du système français s’impose comme un chemin nécessaire, un développement politico-institutionnel presque organique. Mentionnée dans le préambule de la Constitution de 1946, l’association est également élevée au statut de liberté essentielle. Comme le relève l’auteur, « il n’y a là rien de neuf à considérer l’association dans sa fonction de relais possible de l’administration […]. Plus original, en revanche, est le fait que ce rapport appréhende l’association du point de vue de la vie même de la démocratie ».
Ce nouveau discours « dominant » repose largement sur un calcul de coût. Car entre-temps, la centralisation n’est pas seulement devenue le synonyme d’une pratique autoritaire et maladroite. Elle est également devenue un facteur de gaspillage de l’argent public. Tout au long du XXe siècle, décentraliser devient in fine « réaliser une économie ». La pratique gestionnaire du XIXe siècle s’inscrit alors dans un discours idéologique fondé sur le « faire mieux avec moins ». Tout comme le jacobinisme entendait régénérer la société, la décentralisation s’impose comme le seul horizon de la modernité.
Au vu des évolutions qu’a rencontrées le modèle français, son héritage centralisateur serait-il définitivement remis en cause ? Selon Rosanvallon, si « la place des corps intermédiaires a certes été notablement réévaluée, [...] la démocratie française ne s’est pas, pour autant, intellectuellement refondée ». En bon sociologue, l’auteur montre que l’histoire est affaire de croyances collectives. En France tout particulièrement, un penchant antilibéral perdure. Le poids du jacobinisme demeure très présent dans les esprits et dans les débats que continue d’animer notre modèle démocratique.
Mais dans ce contexte, centrer le problème sur une « exception française » qui peinerait à se réformer, revient à occulter la crise qui traverse l’ensemble des démocraties. Pour Rosanvallon, il s’agit de réconcilier les représentations. De cette histoire plus nuancée doit surgir des interrogations fertiles qui aideront à mieux accompagner l’évolution de nos systèmes politiques. Pourtant, l’auteur constate que ces lectures contradictoires ont aujourd’hui du mal à s’harmoniser. « Aspiration, d’un côté à davantage de pluralisme et de décentralisation, à l’extension des contre-pouvoirs et à un contrôle des institutions multiplié au plus près des réalités. Recherche de l’autre, d’un lieu central dans lequel puisse s’exprimer et prendre forme une volonté commune efficace, conjurant le péril d’une "gouvernance" sans gouvernement ».
Plus que jamais, donc, le conflit qui oppose partisans et détracteurs de l’État tend à s’accentuer. Autrement dit, le débat entre « trop d’État » et « moins d’État », nous empêche de penser les lieux d’un « mieux d’État ». En effet, « le besoin de repenser une nouvelle architecture démocratique d’ensemble s’impose ; la redéfinition des voies de la souveraineté des modes de la légitimité, des procédures de la représentation et des conditions d’expression du commun dans la société se font partout sentir ».
Le modèle politique français est un objet intermédiaire dans l’œuvre de Rosanvallon. Il conclut un cycle réflexif sur l’histoire politique française qui le conduit vers les impasses contemporaines de la démocratie. En effet, tout au long de l’ouvrage, on sent que le travail de l’historien éclaire une réflexion d’ordre plus anthropologique. En deux siècles n’a-t-on pas assisté à une forme d’inversion idéologique qui nous conduit à occulter les constats du jacobinisme ? À l’heure de la gouvernance globalisée, n’est-on pas en train de réinventer la roue, mais dans un sens inversé ?
On pourrait regretter que le cadre chronologique de l’ouvrage s’arrête aux années 1980 et n’aborde que superficiellement la réforme constitutionnelle de 2003, qui inscrit la « décentralisation » dans notre Constitution. Car la tendance décrite par Rosanvallon tend à s’accélérer à la fin du XXe siècle. Le phénomène de la « participation citoyenne », très en vogue, éclairerait par exemple un nouveau versant de cette « recomposition » du modèle français.
Pierre Rosanvallon parvient, à travers son double d’ancrage d’historien et de sociologue, à décrire les interactions subtiles qui ont lentement redessiné les contours de notre appareil étatique. Néanmoins, on peut se demander si son travail ne se trouve pas prisonnier d’une historiographie postmarxiste . Finalement, l’étude des résistances populaires compte moins que le processus d’adaptation gestionnaire des gouvernants : la réflexion autour du pragmatisme gouvernemental, en tant que méthode et doctrine, constitue la toile de fond de cet ouvrage.
Par ailleurs, on s’étonne que l’auteur ne relie son propos à d’autres cadres théoriques. L’absence des travaux de Michel Foucault sur la « gouvernementalité libérale », qui s’intéresse pourtant au processus d’ajustement de l’État, se fait particulièrement sentir. D’autant plus que l’utilisation des corps intermédiaires en tant que technologie de pouvoir constitue l’un des grands apports de cet ouvrage !
Ouvrage recensé
– Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2006.
Ouvrages de Pierre Rosanvallon
– La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des histoires », 2000. – La société des égaux, Paris, Seuil, Coll. « Les livres du Nouveau Monde », 2011.
Autres pistes
– Antoine Artous, Citoyenneté, démocratie, émancipation. Marx, Lefort, Balibar, Rancière, Rosanvallon, Negri, Paris, Éditions Syllepse, 2010. – Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard, Coll. « Hautes études », 2004.