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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Sacre du citoyen

de Pierre Rosanvallon

récension rédigée parMarine RaffiniDoctorante en études politiques (EHESS).

Synopsis

Histoire

L’établissement du suffrage universel arrive de façon précoce en France. Il est le résultat d’une rupture dans la culture politique française à partir de la Révolution. Que signifie cet avènement de la figure de l’individu-électeur dans l’exercice de la souveraineté ? Le pouvoir appartient-t-il réellement au peuple dès lors qu’il peut voter ? L’histoire du suffrage universel et de la naissance du citoyen moderne s’inscrit dans un processus irréversible d’émancipation de l’individu, qui soulève en même temps de nouvelles questions sur la notion d’autonomie et de dépendance.

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1. Introduction

La question du suffrage universel, c’est-à-dire le droit de vote pour tous les citoyens, est la grande affaire du XIXe siècle. On s’interroge sur l’opportunité politique et la validité philosophique de l’extension à tous du droit de suffrage, tant le principe d’égalité politique qui sous-tend ce suffrage est en rupture complète avec les représentations sociales du siècle précédent. Plus largement, c’est toute une réflexion sur les modes de gouvernement qui s’amorce. L’héritage de la Révolution, qui a vu naître le citoyen moderne, tend vers un universalisme mais se heurte à des difficultés de mise en œuvre.

Dans ce contexte où les expériences de régime politique se multiplient, l’avènement du suffrage universel marque une rupture irréversible dans la culture politique française, alors qu’il ne suscite qu’adhésion limitée. Son adoption pose de nouvelles questions sur la souveraineté du peuple et la notion d’individu. En effet, il introduit à la fois une isocratie, forme de gouvernement où tous les citoyens ont le pouvoir politique, et une société dans laquelle l’égalité est la condition principale d’intégration.

2. La naissance du citoyen moderne

Avec l’avènement de l’individu et la réalisation de l’égalité, la Révolution française est au cœur du processus d’invention des sociétés modernes. Or la figure du citoyen est elle-même au cœur de la Révolution. Le principe d’égalité s’impose en 1789, comme en témoigne l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et se construit comme un prolongement de l’égalité civile.

Pourtant, cette idée va à rebours de celle de citoyen-propriétaire qui était jusque-là le modèle de référence. Celui-ci s’inscrit dans l’origine fiscale des systèmes de représentation politique : le citoyen est celui qui par sa production participe à l’enrichissement de la société. Pour Condorcet, les seuls vrais citoyens sont les propriétaires fonciers et les agriculteurs, parce que non seulement ils participent à la nation mais en plus leur propriété les attache physiquement à la patrie.

La Révolution introduit l’individu-citoyen, puis l’individu-électeur. Deux facteurs sont importants dans le déclenchement de cette évolution : les conditions dans lesquelles s’opère la translation de la souveraineté du monarque vers le peuple et les nouvelles représentations de la division sociale. L’égalité, l’individualité et l’universalité sont les grands principes qui régissent ce modèle. La fin des trois ordres (tiers-état, clergé et noblesse) permet une égalité de statut ; la Constituante de 1791 crée une égalité de puissance politique : elle instaure un suffrage « quasi universel », d’après les républicains, quantitativement proche du suffrage universel et juridiquement à la limite du suffrage censitaire.

Les assemblées révolutionnaires donnent à la nation une forme visible et répondent à l’enjeu de manifestation d’une identité collective. Émerge une « culture de la citoyenneté ». L’objectif n’est plus de désigner des gestionnaires mais de rassembler la nation, de lui donner une voix et une forme de représentation.

L’avènement de la citoyenneté entraîne une modification des perceptions des divisions sociales où les privilégiés d’hier deviennent les exclus et sont rejetés. De même, la suppression des corps intermédiaires conduit à une extension de l’espace public. La diffusion de la citoyenneté va de pair avec le mouvement d’individualisation du social comme critère de vote.

3. L’universalisme : une représentation ambivalente

La Révolution française promeut une « société des égaux » et rompt avec le citoyen-propriétaire pour défendre l’universalisation de la citoyenneté. Cet universalisme se conçoit à long terme. En effet, une distinction existe entre les citoyens actifs, qui possèdent les droits civils et politiques, et les citoyens passifs qui n’ont que des droits civils. Les progrès de la civilisation doivent permettre, dans une perspective plus ou moins éloignée, de concrétiser l’universalisme en abaissant l’âge de la majorité et en supprimant le vagabondage et la pauvreté, pour n’avoir plus que des citoyens actifs. Un décret du 11 août 1792 met symboliquement fin à cette dissociation entre deux types de citoyens.

Néanmoins, pour Pierre Rosanvallon, il ne suffit pas à instaurer un suffrage universel : si la condition de cens est supprimée, des restrictions subsistent, les domestiques et vagabonds restent en marge, sans même parler de l’exclusion des femmes.

Deux bornes à l’universalisation de la citoyenneté sont à noter : une borne sociale, qui délimite la séparation entre intérieur et extérieur et suppose la notion d’étranger, et une borne anthropologique, qui définit des qualités. Le droit de suffrage est envisagé comme un gage de paix sociale, un instrument de socialisation et un processus de communication entre le peuple et le pouvoir. Il reste sujet à la notion de dépendance qui trace une ligne de partage entre espace domestique et espace politique.

La notion d’universalité du suffrage n’est pas employée en 1789 mais est revendiquée à partir de la Monarchie de Juillet où les protestations sociales et les revendications politiques se mêlent. En effet, les ouvriers demandent à être représentés. Le terme de « prolétaire » devient un qualificatif qui désigne tout individu subissant une forme d’exclusion. Le suffrage universel correspond à une demande d’inclusion sociale : ceux qui le revendiquent le font dans une dimension de classe, c’est-à-dire pour obtenir des représentants issus de leur propre classe, objet de réclamation qui n’existait pas durant la Révolution.

4. L’institution du suffrage universel comme point de rupture

L’histoire du suffrage universel en France est intrinsèquement liée à l’avènement du sujet autonome dans la société moderne et de l’inclusion sociale. Il s’installe définitivement à la suite d’oscillations souvent violentes entre suffrage censitaire restreint et suffrage masculin, de manière tout aussi brutale. En effet, à l’inverse de l’Angleterre, il n’y a pas en France de conquête graduelle du suffrage universel ; il est soit totalement réalisé soit nié, sans réformes pour l’instaurer progressivement. Outre-Manche, l’individu-électeur émerge à travers une transformation progressive du système traditionnel de représentation politique.

En France, la grande cassure de 1789 fait advenir le citoyen moderne et la démocratie comme une condition essentielle de la réalisation d’une société de liberté qui prépare la mise en place rapide du droit de vote pour tous.

L’institution du suffrage universel en France advient le 5 mars 1848, sous l’impulsion de Ledru-Rollin, et est en avance sur les mœurs. « À dater de cette loi, il n’y a plus de prolétaire en France », déclare le gouvernement provisoire. Le droit de vote accordé à tous symbolise la concorde nationale et l’entrée de la France dans une nouvelle ère de la politique. Plus qu’un outil de débat pluriel, l’acte électoral est un geste d’adhésion et d’appartenance. Il consacre l’unité sociale ; il est un moyen d’ordre et de stabilité. Jules Ferry le désignera comme « Loi des Lois ».

La victoire définitive du suffrage universel en 1874 résulte plus d’une résignation et d’un forfait de ses détracteurs que d’une réelle adhésion. Il est confirmé de manière circonstancielle, par prétérition, pendant les débats sur l’électorat communal. Néanmoins, le régime de gouvernement français reste marqué par le déficit revendicatif originaire : ce n’est pas tant l’expression du droit et de la justice qui s’affirme que la puissance de l’inéluctable. La volonté d’opérer un transfert du pouvoir du roi vers le peuple et le rejet de toute instance supérieure à la volonté générale, comme éléments d’oppositions à la monarchie, jouent un rôle important. L’irrésistibilité du suffrage universel s’explique par la référence à un héritage historique (la Révolution française) et par l’« accident » de 1848, empêchant une approche gradualiste.

5. Un acquis immuable malgré les controverses

S’il est revendiqué au début du XIXe siècle, le suffrage universel fait aussi l’objet de controverses. En effet, il est plus difficile pour certains de se résigner au suffrage-souveraineté qu’au suffrage-appartenance. Au moment des débats sur la réforme électorale qui prend toute son ampleur en 1840, différentes sensibilités s’expriment et protestent, plus contre le cens que par volonté d’un suffrage universel. Les socialistes et républicains d’extrême-gauche sont finalement les seuls à privilégier la revendication du suffrage universel sur une réforme électorale. Le monopole politique étant vu comme la source de tous les maux de la vie politique française, l’enjeu est parfois plus de pouvoir être représenté par l’un des siens que le suffrage universel en tant que tel.

Le suffrage universel a longtemps été perçu comme une menace de subversion de la politique par les passions du nombre et faisait ressortir les doutes sur la capacité à l’indépendance des masses. Il incarne un principe de souveraineté mais ne prétend pas effectuer un acte de souveraineté. La volonté de réorganiser le suffrage universel est grande, tant on le juge insaisissable et trop imprévisible. Elle révèle une nostalgie du rapport du peuple avec ses élites naturelles. Plusieurs propositions émergent pour encadrer le suffrage : un retour du vote à deux degrés, un vote plural, un système de représentation des intérêts pour conjurer le nombre, la mise en place d’une seconde chambre.

Pour pallier l’introduction parfois jugée prématurée du suffrage universel, un besoin d’éducation politique du peuple se fait sentir. L’acquisition d’un savoir comme préalable à l’exercice du suffrage est notamment portée par la gauche. Si le droit de vote pour tous est entré dans les mœurs, il reste à établir la capacité du suffrage grâce à une éducation de la démocratie. Alfred Fouillée parle de « réconcilier la supériorité numérique avec la supériorité intellectuelle ».

L’objectif d’éducation apparaît double : effacer les traces d’aliénation et la corruption morale de l’Ancien Régime et former une humanité conforme à son essence. Cette entreprise pédagogique de construction de la nation amène la question de l’instruction obligatoire : la scolarité gratuite obligatoire est adoptée en 1882 et confirme une réconciliation du nombre et de la raison.

6. Des exclusions qui demeurent

Si la Révolution française et l’instauration du suffrage universel intègrent le peuple au centre de la nation, ses marges restent indécises. Cela ne reflète pas un manque de volonté politique mais bien plutôt des imprécisions juridiques et une indétermination des différentes représentations du citoyen entre l’électeur et l’homme politique. Le mot « prolétaire » fait son entrée dans le vocabulaire des français en 1817 pour désigner la masse des exclus de la participation politique.

Plusieurs individus dépendants restent en réalité exclus du suffrage universel. Les mineurs, considérés comme des individus en devenir. Les aliénés mentaux, dépossédés de raison et de la volonté libre qui constitue l’autonomie. Les moines, qui en vivant sous le régime monastique deviennent des « non-individus absolus ».

Au XIXe siècle, les domestiques symbolisent la dépendance vis-à-vis d’un tiers et sont également exclus du droit de suffrage. Pour Condorcet, leur mise à l’écart est même plus naturelle que celle des femmes qui repose sur un préjugé et dont la différence avec les hommes est dûe à l’éducation et à l’existence sociale. Les domestiques ne deviennent des citoyens au même titre que les autres qu’en 1930 où ils acquièrent l’éligibilité après avoir eu le droit de vote en 1884.

Le droit de vote des femmes est encore une question à part. Alors que le suffrage universel masculin est adopté en 1848, il n’arrive qu’en 1944 pour les femmes. Ce décalage traduit la précocité de la démocratie française en même temps que son retard. Trois facteurs sont principalement mis en avant : le poids culturel du catholicisme, la crainte politique des républicains et le blocage institutionnel du Sénat.

Dans les pays anglo-saxons, les femmes votent pour représenter une spécificité, elles votent « en tant que femmes » et représentent un groupe d’intérêt, alors qu’en France, où règne une vision universaliste, les préjugés empêchent la femme d’être vue comme individu social. Souvent les arguments en faveur du vote des femmes n’en sont pas moins utilitaristes et mettent plus en avant une fonction sociale du vote qu’un droit naturel. Ce retard français s’explique ainsi plus par une vision restrictive de l’individu-citoyen que par un antiféminisme. Il peut aussi traduire une réaction compensatrice à la précocité du suffrage universel masculin. Le 21 avril 1944 marque une irréversibilité comme en 1848.

7. La souveraineté en question

L’existence d’élections et d’une souveraineté du peuple ne conduit pas nécessairement à la consécration de l’individu-électeur. Garder cet élément à l’esprit permet d’éviter les anachronismes avec la souveraineté médiévale et les systèmes de votation avant 1789 qui n’expliquent ni ne justifient les revendications modernes. Les mêmes mots sont utilisés à propos de réalités différentes. L’enjeu est de déterminer où et quand la figure de l’individu-électeur commence à émerger.

Les révolutionnaires de 1789 évoquent une « entrée collective dans la souveraineté » : l’égalité politique advient à partir de l’expérience absolutiste comme une récupération collective de la puissance publique. La nation est alors considérée comme le lieu de souveraineté mais l’égalité-souveraineté ne se fond pas encore avec l’égalité-appartenance. L’expression de la volonté de la nation et le peuple souverain sont deux choses différentes : la Révolution française est une rupture plus politique que sociologique qui n’entraîne pas un réel pouvoir populaire.

Il y a une différence entre consentir et choisir. Voter s’avère important comme figuration d’une identité collective mais le vote n’a qu’un rôle limité de nomination. Guizot parle d’une « souveraineté de la raison ». Le vrai entre l’ambition démocratique et les principes protecteurs du droit naturel se trouve pour lui uniquement dans la raison, et aucunement dans l’opinion ou le témoignage. Il distingue ainsi l’idée de participation de l’égalité civile : la démocratie régit la société civile tandis que le principe des capacités, ces facultés d’« agir au nom de la raison », gouverne la société politique.

8. Conclusion

L’adoption définitive du suffrage universel en France ouvre l’ère de la politique post-révolutionnaire avec une égalité des droits politiques. Ce bouleversement rapide rend problématique le passage d’une démocratie d’intégration (la démocratie comme religion) à une démocratie gouvernante (la démocratie comme régime). L’Empire, la Monarchie de Juillet et la IIe République produisent trois modalités d’existence de la citoyenneté dans ses rapports avec la souveraineté.

Le suffrage universel et la notion de citoyenneté s’établissent finalement, du XIXe au XXe siècle, en trois temps : le programme, les expériences et les accomplissements. La démocratie française propose un universalisme singulier dont il faut tenir compte dans l’histoire politique française, bien qu’aucun mode de gouvernement ne soit parvenu à incarner un modèle universaliste.

9. Zone critique

L’histoire du suffrage universel en France que brosse Pierre Rosanvallon s’inscrit dans trois histoires ayant leur propre temporalité : juridique et institutionnelle, épistémologique et culturelle. La superposition de ces approches, dans le cadre d’une histoire intellectuelle politique, permet de construire la question de la citoyenneté et de dresser la figure du citoyen.

L’ouvrage ne prétend pas pour autant être exhaustif sur le sujet. En effet, la question de la réception du suffrage universel par les citoyens est peu envisagée. En outre, l’auteur lui-même précise qu’il est nécessaire d’analyser les modalités techniques d’exercice du suffrage pour en appréhender tous les contours : un grand écart existe entre l’histoire technique et l’histoire politique du suffrage universel en France.

L’histoire du suffrage universel en France se conjugue avec l’histoire de la représentation démocratique. C’est l’objet d’un autre ouvrage de Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1992.

Du même auteur

– Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1998.– La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 2000.

Autres pistes

– Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852), Paris, Seuil, 1973 (réédité en 2002).– Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Le Vote des Françaises. Cent ans de débats (1848-1944), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

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