Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Platon
Trois rhéteurs athéniens, Socrate et Chéréphon se retrouvent dans la maison de Calliclès à une date estimée entre 412 et 413 avant J.-C. Dans un contexte où la rhétorique influence considérablement la vie démocratique athénienne, Socrate souhaite définir, par le biais d’un entretien dialectique, ce qu’est la rhétorique et plus précisément, déterminer si elle est un art, et en quoi elle sert la vie politique. Selon lui, la rhétorique est immorale car elle vise à plaire, à séduire la foule par des illusions : elle fait primer le plaisir sur le bien. Très vite, les personnages débattent de manière virulente non seulement de son utilité mais des liens qu’elle doit entretenir avec la justice pour mener les hommes au bonheur.
Au Ve siècle avant J.C, dans le contexte de la démocratie athénienne, l’art du bien parler confère à celui qui le possède un véritable pouvoir politique. Alors que Gorgias, éminent orateur athénien, vient de terminer un discours vantant les mérites de l’art rhétorique, Socrate arrive et s’enquiert de savoir quel est l’art de Gorgias, quel est son objet et comment l’enseigner. S’ensuit un dialogue long et houleux qui tente de définir la rhétorique mais également le juste, l’injuste et leurs liens avec les plaisirs.
Le dialogue vise au fond à définir les « principes capables de nous procurer le bonheur politique » (Olympiodore, p. 21). Les personnages participant au dialogue peuvent être divisés en deux catégories : les défenseurs de la rhétorique représentés par Gorgias, Polos et Calliclès, et ceux qui la critiquent, Socrate et Chéréphon. La discussion s’engage avec Gorgias puis avec Polos – plus jeune et effronté – et enfin Socrate se confronte à Calliclès.
Socrate peine à faire respecter les règles de l’entretien dialectique. Le Gorgias constitue d’ailleurs une réflexion sur les règles du dialogue lui-même. En effet, alors que les rhéteurs ne croient pas à la vérité, Socrate la poursuit sans cesse. Le rhéteur comme l’homme politique, veut avoir raison et se donne le droit d’user de tous les moyens. Socrate, par son éthique de philosophe, refuse de s’abandonner aux vertiges du pouvoir et de la jouissance.
D’où la critique de la démocratie qui découle de celle de l’art rhétorique. Polos n’hésite pas à faire preuve de mauvaise foi et à préférer les apparences à la vérité, il incarne l’hypocrisie sociale qui a honte d’elle-même et met tout en œuvre pour ne pas être découverte. Quant au dernier adversaire de Socrate, Calliclès, sans doute le plus consistant, il ne peut accepter de se faire réfuter et peut même refuser de rentrer dans le jeu de l’argumentation à moins d’y être forcé.
Entre accès de colère, impatience et mauvaise foi, le dialogue prend parfois le tour d’une violente confrontation ce qui explique dans une certaine mesure, qu’il se termine par une impasse.
Pour Gorgias, la rhétorique est le pouvoir de convaincre les masses grâce au discours et de prendre l’ascendant sur le reste des hommes : « ce bien est le bien suprême, il est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le possèdent et principe de commandement que chaque individu, dans sa propre cité, exerce sur autrui. » (p. 136-137).
Elle permet à celui qui la maîtrise d’acquérir la toute-puissance par exemple de tuer ou d’exiler un homme de la cité, et d’obtenir tous les biens possibles. Cette pratique trouve tout son intérêt en politique. Quoiqu’aussi immorale que la sophistique, elle s’en éloigne toutefois dans la mesure où elle ne propose pas d’enseigner la vertu contre rémunération.
Bien qu’au départ, Socrate distingue les sophistes -indifférents à la justice et à l’éthique- des rhéteurs, il finit par les confondre et se montre extrêmement critique à l’égard des deux. Le premier défaut du pouvoir de convaincre est qu’il ne se préoccupe pas de la vérité mais des apparences. En somme, il s’appuie sur la croyance plutôt que sur la connaissance.
Or, il faut opérer la distinction entre croire et savoir. La rhétorique a le pouvoir d’influer sur des décisions pour lesquelles seuls les spécialistes devraient avoir leur mot à dire. Ainsi, en médecine par exemple, seul le médecin est compétent et donc légitime à persuader le malade de prendre un remède désagréable. Pourtant, dans les faits, un rhéteur peut discréditer un expert grâce à la force de son discours s’il pense que cela peut lui être utile. Un tel usage de la rhétorique semble parfaitement illégitime car il prétend servir les intérêts d’un homme et non ceux des citoyens. En cela, la rhétorique se définit comme savoir-faire et non comme art. En effet, un art doit obéir à certaines règles. Cette technique ne vise non pas la vérité mais la satisfaction de celui qui consulte l’orateur. La flatterie cherche le plaisir et la gratification mais jamais le bon et le juste. Pourtant, la politique, son domaine d’exercice privilégié, repose sur la justice.
Dans la mesure où la politique se définit comme l’art qui se soucie de l’âme – au même titre que la médecine et la gymnastique s’occupent du corps –, la rhétorique qui devrait porter sur la justice –appelée « médecine de l’âme » – apparaît comme une contrefaçon. C’est pourquoi Socrate l’accuse de nuire à la politique et donc à la démocratie.
La politique a pour fin de garantir une vie bonne aux citoyens c’est-à-dire une vie heureuse. Grâce à la démocratie, ceux-ci devraient travailler à faire valoir ce qui est bon pour eux et non courir après des plaisirs vains. Bien que Socrate se tienne éloigné de la sphère politique, il pense que la cité doit se fonder sur la justice et sur l’ordre, or il déplore que les valeurs athéniennes aient été détournées par les sophistes et les rhéteurs au profit d’intérêts personnels. Ces orateurs substituent les faux biens aux vrais biens et font croire aux citoyens qu’il faudrait vivre selon leurs désirs.
Calliclès par exemple, prône une vie de jouissance. Il distingue la loi de la nature de la loi positive. La première équivaut à la loi du plus fort qui préconise que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort, tandis que la seconde, celle que préconise Socrate, est créée par les faibles pour se protéger contre les forts. Elle domestique l’homme fort, c’est-à-dire celui qui est intelligent, courageux et sait agir en politique.
En somme, pour Calliclès, nature et loi se contredisent. C’est le peuple et les plus faibles qui décident de la loi en leur faveur, arguant que l’égalité est nécessaire au bien de la cité. En réalité, nous devrions suivre l’enseignement de la nature selon lequel la force fait justice. À en croire Calliclès, il est naturel que le rhéteur jouisse du droit d’exercer son pouvoir et d’obtenir de celui-ci ce qu’il désire. Il doit jouir sans entraves.
Mais en suivant ses désirs, le rhéteur peut-il prétendre au bonheur ? En effet, comment pourrait-il se satisfaire d’une course sans fin ? Car une fois un désir assouvi, un nouveau désir naît. Ainsi, pour Socrate, il convient de réprimer certains désirs jugés inutiles, de se commander soi-même et d’ordonner sa vie pour accéder au bonheur : « Cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » (p. 230).
Sans cette maîtrise de soi appelée tempérance, l’âme n’est guère qu’une passoire destinée à rester toujours vide. Le philosophe illustre la différence entre la vie déréglée et la vie ordonnée grâce à la comparaison entre deux hommes. L’un d’eux, l’homme tempérant, a des tonneaux remplis de liquides précieux (vins, miel, lait…) et vit tranquille, l’autre, l’homme passionné, a des tonneaux percés qu’il s’emploie à remplir en vain. Pour Socrate, il faut donc avant tout distinguer les plaisirs bons et utiles des plaisirs nuisibles. Les premiers sont ceux qui sont bons pour soi car ils améliorent l’homme, et mènent forcément à une vie de justice et donc à une vie heureuse.
Au contraire, Calliclès veut mettre en évidence les bénéfices de l’injustice qui apporte des avantages immédiats notamment la toute-puissance. Ainsi, le tyran prend le pouvoir, impose ses lois, peut exiler ou exproprier un homme comme bon lui semble. De surcroît, ce tyran est respecté et envié.
De son côté, Polos insiste sur le fait qu’un homme peut être injuste et heureux s’il demeure impuni et jouit sans limites de son pouvoir. En effet, comment un tel homme pourrait-il être malheureux ? Socrate répond qu’il l’est nécessairement car il ne fait pas ce qui est bon pour lui mais travaille involontairement à sa propre perte en se trompant d’objectif. Son pouvoir n’est qu’une illusion.
Le philosophe va plus loin : mieux vaut subir l’injustice que de la commettre, affirme-t-il. En effet, du point de vue moral, on distingue les choses agréables et utiles qui sont aussi les choses belles et de l’autre, les choses douloureuses et inutiles qui sont mauvaises. Polos concède à Socrate que commettre l’injustice se situe du côté des choses laides. Or, aucun homme ne peut souhaiter se livrer volontairement à une action laide au risque de finir par ressembler à son action et de devenir malheureux. En effet, on ressemble à l’ordre politique dans lequel on vit.
Par suite, on conçoit que pour réparer l’injustice commise, il faille être châtié de manière juste : « quand on agit mal et qu’on est coupable, on est malheureux de toute façon ; mais, on est encore plus malheureux si, bien qu’on soit coupable, on n’est ni puni ni châtié par la justice des dieux ou par celle des hommes » (p. 184). Ainsi, un tyran gagnerait à être puni pour ses fautes ; cette punition serait belle car « le juste est toujours beau » (p.197). Ne pas être puni pour une injustice est la pire chose qui puisse arriver : n’en déplaise à Polos, mieux vaut être emprisonné, torturé voire tué, que gouverner toute une cité en tyran qui fait ce qu’il lui plaît et non ce qui est bon.
La rhétorique ne doit pas servir à se défendre ou à faire le mal, mais bien à « mettre en lumière les injustices qu’on a commises et se trouver ainsi délivré du pire des maux : l’injustice ».
Pour Socrate, « l’homme qui se destine à devenir, d’une façon légitime, orateur, doit commencer par être juste et compétent dans tous les cas où la justice est en cause » (p. 275) ce qui revient à mettre la philosophie au cœur de l’éducation. Dans la cité idéale de Platon, le dirigeant idéal est le philosophe roi. Au contraire de ce qu’avancent les adversaires de Socrate, la philosophie ne met pas de côté l’action, mais se veut pragmatique.
D’ailleurs, Gorgias et Calliclès l’ont eux-mêmes pratiquée dans leur jeunesse. Mais, pour les rhéteurs, il ne faut pas philosopher indéfiniment car l’homme qui philosophe se comporte comme un enfant qui bégaie, manque d’assurance, ne peut pas se protéger lui-même et risque de se voir méprisé par le reste de la cité. Cette pratique est même le fait des sous-hommes qui mériteraient d’être fouettés, affirme Calliclès avec violence. En effet, celui qui pratique la philosophie devient faible, il est incapable de se défendre et se voit condamné à mourir si on l’accuse à tort. Mais peu importe à Socrate d’être condamné à tort – comme il le sera d’ailleurs injustement par le tribunal des Trente, après la chute de la démocratie athénienne- puisqu’alors il ne fera que subir l’injustice et non la commettre, donnant ainsi raison à la philosophie.
Selon lui, la philosophie demeure le plus beau combat sur la terre. Elle est un engagement à l’échelle d’une vie qui permet de viser un idéal de justice et de vivre avec les éternels plutôt qu’avec les hommes : à sa mort, l’homme n’est qu’une âme dépouillée dont les Dieux décident si elle est assez bonne pour mériter de vivre sur les îles des Bienheureux ou si elle doit rejoindre la prison appelée Tartare.
Alors, peu importe que le philosophe soit méprisé et dénigré sur terre puisqu’il pourra connaître le bonheur après la mort en étant reconnu comme vertueux. Ici-bas, la philosophie permet de discerner le vrai du faux et donc de savoir plutôt que de croire. Le philosophe est ainsi à même de diriger sa vie en reconnaissant les véritables biens et en se montrant tempérant – c’est-à-dire apte à réguler ses désirs – et juste. Cet ordonnancement de l’âme correspond à l’ordre du cosmos.
Socrate voudrait, à travers sa vie exemplaire, inviter les citoyens athéniens à réfléchir sur eux-mêmes et à pratiquer la philosophie en vue de fonder une société juste.
Le Gorgias est un des dialogues les plus intéressants de Platon si l’on veut penser le rapport entre vérité, justice et langage. Il retrouve sa pleine actualité face au relativisme caractéristique de la postmodernité où la persuasion emprunte tous les artifices de la rhétorique et des techniques de communication pour faire apparaître comme vérité une simple opinion ou des fake news.
Socrate reproche au discours rhétorique de n’obéir à aucune règle et de penser que lui seul détient le pouvoir de persuader ; il se borne à plaire à l’auditoire sans se soucier de la vérité ni de la justice. Selon lui, justice et rhétorique devraient pourtant être acquises ensemble. En effet, l’homme injuste est destiné au malheur : la toute-puissance et le bonheur sont nécessairement niés à ceux qui font preuve d’injustice. Malgré ce que pensent les rhéteurs, celui qui commet l’injustice est plus malheureux que celui qui la subit. Face à la vie politique qui se propose de gagner la reconnaissance par la flatterie au mépris de la justice, Socrate plaide pour la vie philosophique, associée au bien et à la justice, et donc au bonheur éternel.
À travers Gorgias s’esquisse un portrait de Socrate pétri de contradictions : bien qu’il défende les valeurs fondatrices de la cité juste, il se positionne à l’extérieur de celle-ci. Il ne s’engage pas en politique mais affirme être le seul à s’en soucier véritablement.
Paradoxalement, il nous convainc de nous engager sur la voie de la réflexion et de la raison pour trouver la vérité et la justice mais il le fait à travers un discours extrêmement convaincant dont on pourrait se demander s’il n’est pas l’œuvre d’un rhéteur. À ce titre, le Socrate historique était ambigu, puisqu’il fut condamné à boire la cigüe parce qu’on le prenait pour un sophiste, paradoxe complet au regard de ce dialogue. Autre contradiction du personnage : il aimerait être réfuté, mais ne l’est en fait jamais comme s’il ne trouvait jamais d’interlocuteur à sa mesure.
Un autre portrait se dessine en toile de fond du dialogue : celui de Calliclès qui évoque Nietzsche. En effet, ce rhéteur convaincu refuse de laisser de côté les potentialités de la force, il faudrait protéger les forts contre les faibles, c’est-à-dire le lion contre la fourmilière. En réalité, selon lui, la foule blâme l’intempérance faute de pouvoir trouver le courage de vivre comme elle l’entend. Nietzsche opérera une inversion du platonisme, en critiquant la dévaluation de la vie à laquelle procède la morale sous couvert d’un idéal de vérité. Et pour cela, il utilisera la laideur de Socrate pour en faire le symbole de l’anémie et de la maladie de l’occident, reprenant nombre de traits du portrait de Socrate par Calliclès.
Enfin, la disqualification de la rhétorique et de la sophistique a laissé place à un certain effort de réhabilitation, comme en témoignent les travaux de Barbara Cassin pour qui la sophistique et la rhétorique s’inscrivent dans le jeu de la sociabilité politique. Le véritable enjeu dès lors consisterait, plutôt que d’opposer philosophie et rhétorique, à distinguer entre des formes d’usages acceptables ou pas des techniques au service de la persuasion.
Ouvrage recensé– Platon, Gorgias, trad. Monique Canto-Sperber, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2018.
Du même auteur– Gorgias, trad. par Monique Canto-Sperber, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2018.– Phédon, trad. par Monique Dixsaut, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1991.– La République, trad. par Pierre Pachet, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993.– Apologie de Socrate, Paris, Flammarion, 2017.
Autre piste– Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. par Eric Blondel, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996.