Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Raymond Aron
Karl Marx est l’auteur de la formule « opium du peuple » appliquée à la religion sous toute ses formes. Tel un gant qu’il relève autant qu’il le retourne, Raymond Aron reprend l’expression qu’il applique à son tour au marxisme. Il diagnostique dans cette idéologie, d’après lui, liberticide et antihumaniste un véritable « opium des intellectuels ». Et dénonçant du même coup tous les errements dont se rendaient quotidiennement coupables les intellectuels « compagnons de route » du Parti communiste dans la France des années 1950.
Lorsque l’ouvrage paraît, au printemps 1955, il entre dans le très petit nombre des livres majeurs dans l’histoire intellectuelle de la France au XXe siècle, avec La Trahison des clercs de Julien Benda, publié en 1927, ou encore L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, traduit en 1975.
L’Opium des intellectuels est publié après la mort de Staline, disparu en 1953, mais avant la déstalinisation, qui ne débute qu’en 1956. Partisans et opposants de l’Union soviétique s’opposent alors de manière inédite pendant la Guerre Froide.
Livre-clé par son statut dans les lettres françaises du XXe siècle, livre-clé par l’époque de sa publication, L’Opium des intellectuels est également un ouvragé-clé par le caractère radical de sa critique du communisme. D’après Aron, le communisme institue effectivement le mensonge en système de gouvernement. C’est, enfin, un ouvrage-clé par son impact.. Traduit dans la plupart des langues, il circulera sous le manteau en Union soviétique sous la forme de samizdat.
Le compte-rendu qui va suivre s’attachera donc à passer en revue les principaux aspects de l’œuvre. D’abord le fait qu’il existe pour les intellectuels un certain nombre de mythes politiques. Il s’attardera ensuite sur les faits majeurs qui caractérisent le XXe siècle. Suivront une partie qui pointe les paradoxes des intellectuels et une autre sur les chrétiens progressistes, particulièrement dépendants à « l’opium des intellectuels ». Il établira finalement pourquoi selon Raymond Aron le communisme est une véritable religion séculière.
Il existe pour les intellectuels trois mythes politiques. D’abord le mythe de la gauche. Il sert en quelque sorte de compensation symbolique et fictive aux échecs de 1789 et de la révolution de 1848. . L’entretien de ce glorieux mythe est d’autant plus fort que, jusqu’à la consolidation de la IIIe République dans les années 1880 et 1890, la gauche a été en France en situation d’opposition politique permanente, à l’exception très brève périodes.
Le mythe de la révolution ensuite. Il puise évidemment sa source dans la grande Révolution, la Révolution française de 1789. Cet évènement a cependant été régénéré par la révolution russe d’octobre 1917. Ainsi ces deux révolutions fondatrices forment-elles une sorte de chaîne, l’effondrement soudain de l’Ancien Régime en France apparaissant comme la figure anticipée de la fin brutale du régime tsariste en Russie.
Le mythe du prolétariat enfin peut s’interpréter différemment selon que l’on s’attache à la libération réelle des prolétaires ou à leur libération idéelle. La libération réelle dépend essentiellement de l’élévation continue du niveau de vie. De ce point de vue, c’est dans les sociétés capitalistes que la libération du prolétariat est la plus réelle. Sa libération idéelle repose sur la fonction d’avant-garde incarnée par le Prolétariat. Ce rôle moteur serait lui-même lié à l’humanité en quelque sorte plus authentique de cette classe sociale dans la théorie marxiste. De ce point de vue, cette libération idéelle, qui est celle des pays communistes, dits du « socialisme réel », s’apparente en fait à une véritable fiction.
Ces trois mythes combinés expliquent la difficulté presque congénitale qu’éprouve l’intelligentsia française à rendre compte du réel.
Les spécificités d’une époque
Dans l’histoire du XXe siècle, le communisme n’est pas apparu comme l’héritier naturel ou historique du capitalisme. En effet, il n’existe pas de continuité entre ces deux types de sociétés.
Ainsi, la révolution socialiste a eu lieu en Russie, un pays encore essentiellement agricole, pas encore complètement industrialisé et sans classe moyenne dominant la société. Le schéma marxiste voyait pourtant la révolution socialiste éclater en Allemagne ou en France, des sociétés elles complètement industrialisées, surtout dans le cas de l’Allemagne, et dotées de classes moyennes puissantes et structurées.
Le second fait majeur du XXe siècle concerne la mise en cause des institutions représentatives, parlementaires et démocratiques. Le communisme d’abord, le fascisme et le nazisme ensuite, ont tous disqualifié ce type de régime politique, lui préférant la solution du parti unique, sous une forme ou sous une autre.
Cette évolution propre au XXe siècle explique la répugnance de nombre d’intellectuels à défendre activement et sincèrement un type de société et de régime qu’ils jugent à la fois dépassé et condamné, qu’ils jugent indigne d’un « avenir radieux » de l’humanité qui, qu’ils en soient conscients ou non, se place à la lumière de leur analyse sous le signe du totalitarisme, qu’il soit de droite ou de gauche. La société et le régime en question, ceux que les intellectuels condamnent implicitement, sont bien entendu la société démocratique libérale et le régime capitaliste.
L’intelligentsia française se veut le soutien attitré et patenté des valeurs démocratiques alors que les valeurs qu’elle défend réellement sont en fait des valeurs authentiquement aristocratiques.
Ainsi sa répulsion profonde de la culture américaine, présentée comme une sous-culture ou une absence de culture, vient-elle de son caractère populaire, perçu comme vulgaire et insuffisamment élitiste. La culture populaire américaine ne peut en effet s’apparenter à la « haute culture » humaniste que défend becs et ongles l’intelligentsia française, normaliens en tête.
De la même manière, alors que les intellectuels français vivent comme des bourgeois, et sont tous, qu’ils le veuillent ou non, des privilégiés non seulement de la culture mais aussi des privilégiés du point de vue social, ils se veulent l’avant-garde du prolétariat mondial et les porte-paroles attitrés des damnés de la Terre. Inconscience ? Pharisianisme ?
Toujours est-il que les intellectuels français sont passés maîtres dans l’art de dénoncer de manière permanente un régime capitaliste qui non seulement leur accorde tous les avantages matériels possibles et imaginables, mais encore, et c’est là l’essentiel, leur garantit une véritable liberté intellectuelle. Ce que le régime communiste, on ne le dira jamais assez, est loin de faire.
Les chrétiens progressistes, pour ne pas employer l’expression un peu péjorative de « cathos de gauche », et ceux qui sont en pointe dans ce mouvement, les prêtres ouvriers, constituent une espèce à part parmi ceux qui s’adonnent à « l’opium des intellectuels ». En effet, ils combinent l’adhésion à une religion transcendante, le christianisme, et l’adhésion à une religion séculière, le communisme.
Incontestablement, la majorité des chrétiens progressistes ont adopté, sans beaucoup de recul critique il faut bien le reconnaître, l’interprétation de l’histoire et des événements enseignée par le Parti communiste. Raymond Aron en veut pour preuve ce passage du livre Les Prêtres-ouvriers, publié aux éditions du Seuil en 1954 : « Les guides du prolétariat avaient raison, les leçons des derniers événements politiques et sociaux nous le prouvent : Plan Marshall, CED, chômage, bas salaires, Vietnam, Afrique, misère, sans abri, illégalité, répression » (p. 268)
La confusion entretenue de manière délibérée entre la religion dont « le royaume n’est pas de ce monde », c’est-à-dire le christianisme, et la religion des « lendemains qui chantent », c’est-à-dire le communisme, va encore plus loin. Car, dans le même ouvrage, et à la page déjà citée, on trouve cette profession de foi, qui attribue à la classe ouvrière une mission authentiquement christique : « Notre classe nous est apparue belle, malgré ses blessures, riche de valeurs humaines authentiques, jamais ne s’est présenté un motif de la déprécier, de la sous-estimer. Et les perspectives qu’elle ouvre à l’histoire de l’humanité sont trop grandes et trop vraies pour que les autres classes s’en désintéressent. »
On atteint là le summum de l’intoxication par « l’opium des intellectuels » : de l’appartenance de classe dépendrait essentiellement la manière de penser. Ce rôle messianique attribué à la classe ouvrière, et que bien entendu un christianisme plus orthodoxe ne reconnaît nullement, signe l’aboutissement d’un parcours où la confusion mentale la plus caractérisée le dispute à une pensée incapable de s’élever au-dessus de l’émotivité la plus primaire.
L’expression religion séculière est devenue banale, et c’est un lieu commun que d’opérer un rapprochement entre christianisme et communisme. Notamment un rapprochement entre la diffusion du christianisme dans le monde antique et la diffusion de la doctrine socialiste dans le monde entier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Et le communisme est loin d’être la première en date des religions séculières : le culte révolutionnaire dans la France issue de la Révolution de 1789, le saint-simonisme au début du XIXe siècle ou encore le positivisme d’Auguste Comte à la fin du XIXe siècle sont tous, sans exception, d’authentiques religions séculières.
Pour autant, peut-on parler de « religion » à propos d’une doctrine qui postule la mort de Dieu et la disparition à terme du sentiment comme du fait religieux ? Pour Raymond Aron, il n’est pas douteux que la comparaison entre communisme et religion séculière soit pertinente et permette une approche à la fois exacte et complète du phénomène communiste.
L’absence de transcendance et de sacré, en effet, ne saurait constituer un démenti satisfaisant à cette thèse : à travers les siècles, bien des sociétés ont ignoré l’être divin sans pour autant se passer de modes de pensée et de sentir qui sont authentiquement religieux.
Enfin et surtout, le marxisme, de par son prophétisme, s’apparente bel et bien à une religion : il fournit une interprétation globale de l’univers, une théorie des fins dernières. Il établit une hiérarchie des valeurs et fixe les conduites qu’il est souhaitable de tenir. En un mot comme en cent, le marxisme définit une véritable orthodoxie, qu’il appartient au Parti communiste de mettre en œuvre. Cela prouve indiscutablement que le communisme peut sans conteste aucun être assimilé à une religion qui, pour être civile, n’en est pas moins d’abord et avant tout une religion.
De la révolte professionnelle aux louanges délirantes adressées à un dictateur sanguinaire, Staline, les intellectuels compagnons de route du Parti communiste auront parcouru tout le chemin qui mène de la recherche de la liberté à l’asservissement consenti.
Tel est du moins le constat que tire Raymond Aron de son étude sur les différents mythes qui structurent l’intelligentsia française et qui l’ont conduite à se fourvoyer dans une idéologie qui incarne l’exact contraire de la mission que doit s’assigner tout intellectuel digne de ce nom : éveiller les consciences et inciter au discernement le plus actif. Aussi loin que possible, donc, de tout consentement à l’illusion.
Cet ouvrage de Raymond Aron a encouru la critique dont on ne se relevait pas dans les années 1950 : celle d’anticommunisme. Il n’est même pas nécessaire d’ajouter « anticommunisme primaire ». Pour un intellectuel engagé tel que Sartre, L’Opium des intellectuels relevait tout simplement de la catégorie de l’illisible comme de l’impensable. Pour ne pas parler de la presse communiste ou communisante qui rassemblait nombre de publications culturelles françaises de l’époque, des Lettres françaises (littérature) à Positif (la revue de cinéma du PCF).
Pour tous ces organes, comme pour ceux qui, peu ou prou, partageaient leur sensibilité, Raymond Aron était un valet des Américains à la solde de l’impérialisme mondial, une sorte d’agent de la CIA déguisé en écrivain. Dont acte. Il faut surtout retenir le très grand courage de l’auteur, qui osa publier ce qui apparut comme un véritable brûlot dans un climat d’hystérie intellectuelle dont on n’a plus la moindre idée aujourd’hui.
Ouvrage recensé– L’Opium des intellectuels, Paris, Fayard, collection « Pluriel », 2010.
Du même auteur– L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955. – La Révolution introuvable. Réflexions sur les événements de mai, Paris, Fayard, 1968.– Penser la guerre. Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976.– Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1978.– Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1987.– Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004.