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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Regards croisés sur l’économie
Le modèle de l’homo œconomicus, fondement théorique de l’analyse économique depuis plusieurs décennies, suppose que les actions des individus sont uniquement motivées par la poursuite de leur intérêt propre. Ce postulat anthropologique simpliste, en même temps qu’il a empêché la science économique de prévoir la crise de 2008, a paradoxalement permis aux économistes de se donner à bon compte le rôle d’experts auprès des décideurs politiques. Cet ouvrage collectif s’interroge sur la place de la rationalité dans les recherches contemporaines en économie.
Une décennie après la crise de 2008, un état des lieux des recherches sur la rationalité économique semble s’imposer. L’incapacité de la plupart des économistes à en anticiper l’éclatement et l’ampleur laisse planer un doute sur la pertinence de leurs modèles théoriques. Pour certains, la faute en incomberait aux individus, moins bien informés ou moins rationnels que ne le prédit la théorie. Pour d’autres, c’est au contraire l’irréalisme des théories qui pose problème.
Faut-il alors considérer que les individus ne sont pas rationnels, ou plutôt que les économistes s’appuient sur une définition erronée de la rationalité ? C’est cette question que tentent d’éclairer les dix-huit auteurs de ce numéro des Regards croisés sur l’économie (parmi lesquels Pierre Cahuc et André Zylberberg, Michel Aglietta et Gaël Giraud). Ils examinent ainsi, au fil des contributions, la pluralité des formes de la rationalité et l’influence des croyances et des représentations sur les décisions individuelles.
Le modèle de l’homo œconomicus, incarnation fictive de la rationalité économique et pierre angulaire de l’économie contemporaine, constitue le principal objet de leurs réflexions. Sa confrontation aux apports des autres sciences sociales permet d’en souligner les limites épistémologiques. Bien que cette hypothèse soit située culturellement et historiquement, les économistes lui prêtent bien souvent une portée théorique universelle. L’impasse dans laquelle s’est enfermée l’économie a été entretenue par ses rapports avec le pouvoir : la façon dont s’est construite cette discipline au cours des dernières décennies n’est pas sans lien avec le statut de conseillers du prince que s’arrogent souvent les économistes.
La figure de l’homo œconomicus fonde, plus ou moins directement, la grande majorité des travaux d’économie réalisés depuis l’après-guerre. Notion abstraite utilisée par les économistes pour approximer les comportements humains, elle se fonde sur les hypothèses selon lesquelles les agents sont rationnels et font une utilisation optimale des ressources rares afin de maximiser leur bien-être. En d’autres termes, l’homo œconomicus dispose d’une parfaite connaissance des structures économiques dans lesquelles il évolue et agit toujours de façon purement intéressée.
La science économique moderne s’est ainsi construite en séparant les comportements moraux et les comportements économiques. Pour les économistes, les comportements et les décisions économiques sont essentiellement de nature hédoniste et utilitariste, c’est-à-dire totalement amoraux. Cette approche a été systématisée par les économistes qui excluent donc généralement de leur analyse tous les autres motifs (comportements collectifs, croyances, sens de la justice, etc.). Cette restriction du raisonnement économique aux motifs utilitaristes correspond à l’hypothèse dite de rationalité instrumentale. Elle constitue ce que les épistémologues nomment un paradigme, c’est-à-dire une façon d’appréhender le monde au fondement d’un programme de recherche scientifique (en l’occurrence, la science économique).
Une telle définition des comportements humains a ceci d’attrayant qu’en simplifiant la réalité, elle est capable de modéliser assez simplement les comportements économiques sous la forme d’équations et de relations mathématiques claires. Ce point permet de comprendre pourquoi le modèle de l’homo œconomicus est devenu la pierre angulaire de la théorie économique depuis 1945. Elle permet aux économistes, acquérant de fait un statut d’experts, de proposer une explication systématique et relativement simple de l’ensemble des comportements humains.
Le concept de rationalité instrumentale a également servi aux économistes à modéliser des comportements qui ne relèvent pas du champ de l’analyse économique. À partir des années 1960, le modèle de l’homo œconomicus a été utilisé pour étudier les comportements familiaux ou encore les comportements discriminatoires. Gary Becker considère ainsi le mariage comme une stratégie de maximisation de l’intérêt individuel, et voit dans la concurrence entre entreprises le remède désigné aux discriminations à l’embauche.
En dépit de l’engouement des économistes pour l’homo œconomicus, « définir la rationalité de manière univoque […] ne peut prendre en compte la diversité des comportements (économiques) » (p.8).
Autrement dit, concevoir la rationalité à la façon des économistes apparaît comme un appauvrissement fondamental de la notion elle-même. Leur acception est historiquement très située, n’étant apparue que dans l’Occident libéral du XIXe siècle, c’est-à-dire au temps fort de la révolution industrielle. La rationalité instrumentale aurait donc été inventée au moment où le capitalisme s’imposait comme mode de production dominant. Elle a d’ailleurs été principalement utilisée à des fins de justification de celui-ci, laissant envisager un véritable lien de parenté derrière leur simultanéité historique.
La rationalité des économistes peine ainsi à rendre compte de la totalité des comportements humains. Dès lors que sont pris en considération des éléments extérieurs (contexte d’incertitude, interactions avec l’environnement, croyances, etc.), cette définition vacille et perd de sa capacité à modéliser une part importante des comportements économiques. Or des pratiques qui ne sont pas explicables par la rationalité instrumentale persistent bel et bien dans les sociétés marchandes contemporaines. C’est le cas du don qui, « chargé de sens symbolique […], ne saurait être une simple transaction, au sens où il oblige tous ses participants à respecter des règles qui vont bien au-delà de l’échange » (p.50), comme celle de donner en retour.
Les cultures, les valeurs et les croyances des agents orientent les comportements économiques de façon décisive. Les façons de penser et d’agir dans la sphère économique observables en Occident ne sont donc pas universelles. Dès lors, la définition qu’ont les agents économiques de ce qui est rationnel ou non diffère selon les aires géographiques et les cultures. Dans les pays où la population est majoritairement de confession musulmane, il existerait ainsi un « homo islamicus » (p.130), obéissant à une rationalité différente de celle de l’homo œconomicus.
La finance islamique, en effet, est en partie dirigée par l’intérêt social (par opposition à l’intérêt individuel) : les taux d’intérêt usuriers sont par exemple interdits au bénéfice des plus démunis. Le modèle de l’homo œconomicus n’apparaît donc que comme un cadre très particulier, culturellement situé, d’analyse des actions économiques.
La notion de rationalité a pourtant été, au cours des dernières décennies, remise en question par les économistes eux-mêmes afin de tenter de repousser les limites analytiques du concept. En témoigne le succès, à partir des années 1960, de la notion de rationalité limitée, qui suggère que les individus continuent de prendre les décisions qui leur semblent optimales, sans forcément disposer de toutes les informations pertinentes pour mûrir leur choix. Cet amendement du modèle de l’homo œconomicus permet aux économistes de conserver l’hypothèse de rationalité en lui donnant une coloration plus réaliste.
Plus récemment, les travaux issus de l’économie dite comportementale ont plus directement remis en cause la notion même de rationalité des choix individuels. En France, par exemple, presque 100% des individus consentent au don d’organe, alors qu’au Royaume-Uni ce taux n’est que de 30%. L’explication tient au fait qu’en France, chaque individu est inscrit par défaut sur la liste des donneurs et doit, pour en être retiré, en faire la demande explicite. Outre-Manche, à l’inverse, il est nécessaire de signaler sa volonté de faire partie des donneurs d’organes.
Des comportements économiques si différents ne s’expliquent pas par des rationalités différentes mais bien par les divers contextes institutionnels et législatifs dans lesquels les individus sont plongés. La théorie du « nudge » (ou « coup de pouce »), développée par Richard Thaler et Cass Sunstein à la fin des années 2000, donne une portée pratique à ce résultat théorique : ils proposent d’utiliser ce biais cognitif pour orienter les individus vers les décisions reconnues comme collectivement souhaitables (par exemple en faisant en sorte que ces choix optimaux soient instaurés en option par défaut, à l’image du don d’organe en France).
Il reste cependant notable que « les remises en cause les plus incisives de la rationalité de l’homo œconomicus viennent d’en dehors du champ des économistes » (p.12) et en particulier de la sociologie et de l’anthropologie. L’ambition universaliste de la science économique deviendrait alors le principal obstacle à une bonne compréhension des mécanismes concrets qui régissent les sociétés. Elle renvoie l’image d’une discipline fonctionnant à l’envers, cherchant à conformer la réalité à son hypothèse de recherche plutôt que l’inverse, comme le voudrait la logique scientifique.
La science économique et les discours qui la légitiment sont omniprésents dans les sphères politique et médiatique, où les économistes disposent d’une grande visibilité. Le statut d’expert qu’ils s’attribuent et qui leur est souvent reconnu leur permet d’échapper aux remises en question trop frontales.
L’économiste est ainsi fréquemment présenté comme le porteur d’une parole proche de celle de l’expertise technique, idéologiquement neutre, détachée des passions politiques. Pour atteindre ce statut, la science économique moderne a su se doter d’attributs rhétoriques qui rendent sa parole crédible. C’est en partie la fonction dévolue aux chiffres, aux équations et aux modèles, souvent mis en avant par les économistes, qui tentent de rapprocher leur discipline des sciences « dures » telles que la physique.
Or ces démonstrations rhétoriques ne sont rendues possibles que par l’irréalisme des postulats théoriques initiaux. Le modèle de l’homo œconomicus fait de l’individu une sorte de machine aux comportements prévisibles car purement rationnels. Dans ce modèle, le chercheur peut normalement déduire les choix de production ou de consommation de n’importe quel agent dès lors que ses préférences sont connues.
L’unification de la science économique par sa mathématisation n’est donc qu’une conséquence de sa faiblesse scientifique. La mathématisation progressive de l’économie, menée à partir de la Seconde Guerre mondiale, a ainsi tu une partie des dissensions qui traversaient auparavant la discipline. Winston Churchill déclarait par exemple en son temps : « Mettez deux économistes dans une pièce, et vous aurez deux avis différents. À moins que l’un d’eux ne soit Lord Keynes, auquel cas vous aurez trois avis différents… »
Cependant, les médias, et plus encore les décideurs politiques, contribuent largement à attribuer aux économistes un statut d’experts. Ils constituent tous deux de puissantes instances de validation du savoir scientifique à travers le crédit qu’ils octroient à telle ou telle figure et tel ou tel discours. En outre, les médias accordent une visibilité médiatique à certains économistes plutôt qu’à d’autres. De même, l’État et ses administrations recourent régulièrement aux services de certains économistes (par le biais, par exemple, du Conseil d’analyse économique), qui se trouvent ainsi validés aux yeux du grand public comme des figures de sérieux et d’impartialité.
Au vu des éléments précédents, la recherche contemporaine en économie semble confrontée à une grave crise épistémologique. En dépit des nombreuses remises en cause du modèle de l’homo œconomicus et de la rationalité instrumentale qui le sous-tend, celui-ci s’est maintenu comme paradigme scientifique dominant. Les modèles économiques, en tout cas ceux issus du courant mainstream, aiment à rappeler que le principe de rationalité, parfois légèrement amendé, est une bonne approximation du comportement économique. Les travaux fondés sur des hypothèses plus réalistes, étayées sociologiquement, sont souvent rejetés hors du courant dominant par leurs pairs, ce qui leur vaut le qualificatif d’hétérodoxes.
De façon surprenante, la crise de 2008 n’a pas provoqué de véritable abandon du paradigme de l’homo œconomicus. Le désaveu de certaines théories macroéconomiques mainstream, notamment dans le domaine monétaire, et la réhabilitation relative de l’histoire économique ont ainsi laissé indemne le cœur de la doxa, et en particulier le postulat d’agent rationnel qui avait conduit à prêter une confiance excessive aux acteurs financiers. Le mouvement des « économistes atterrés », dont sont membres une partie des auteurs de ce numéro, en dépit d’une visibilité médiatique et d’une reconnaissance académique notables, est demeuré très marginal à l’échelle de la discipline.
Si son cœur théorique reste en place, le courant dominant produit néanmoins des travaux de plus en plus empiriques. Pierre Cahuc et André Zylberberg, représentants par excellence de la doxa économique, observent les signes d’une « révolution expérimentale » (p.164) de la discipline. Ils observent une multiplication des paradigmes théoriques concurrents de l’homo œconomicus, qui se fondent non plus sur des hypothèses a priori mais sur des expériences empiriques. Sous leur impulsion, la science économique se rapprocherait du modèle de scientificité de la médecine et de la biologie.
Les nouvelles méthodes expérimentales consistent généralement à comparer les comportements d’individus d’un groupe test, affectés par une modification de leur situation économique, avec ceux d’un groupe témoin n’ayant pas subi ce changement. Cette nouvelle orientation inspire autant des expériences de laboratoire (souvent critiquées pour leur caractère très artificiel, donc irréaliste) que des études longitudinales menées sur des populations entières.
Au terme de ce numéro, il semble clair que le paradigme de l’homo œconomicus n’est plus tenable en tant que tel. Si elle a pu structurer en l’unifiant la recherche en économie et participer à la légitimation politique de la discipline, la conception de la rationalité retenue par les économistes se révèle théoriquement insatisfaisante. Les travaux rassemblés dans cet ouvrage ont ainsi démontré l’incapacité de la doxa économique à rendre compte de nombreux comportements humains et à enrayer les crises. Dès lors, la science économique devrait faire l’objet d’un double renouvellement.
D’un point de vue scientifique, son isolement épistémologique est devenu problématique : l’ouverture de la discipline aux autres sciences sociales pourrait contribuer à combler ces lacunes par l’enrichissement de la notion de la rationalité. D’un point de vue politique, le statut d’expert des économistes doit être remis en cause et leurs préconisations plus systématiquement soumises à débat.
Ce numéro constitue efficacement un état des lieux des débats actuels sur la rationalité en économie. Il oppose une ligne critique, souvent soutenue par des sociologues et des économistes hétérodoxes, à des positions plus classiques. Pierre Cahuc et André Zylberberg, dans le sillage de leurs travaux antérieurs, défendent par exemple une science économique mathématisée, qu’ils avaient opposée en 2016 au « négationnisme économique » dont feraient preuve les courants hétérodoxes.
À l’inverse, des sociologues tels que Frédéric Lebaron attirent l’attention sur le rôle fondamental des croyances et des représentations dans le fonctionnement des économies. Ce courant, qui insiste, à la suite de Pierre Bourdieu notamment, sur les conditions sociales de la rationalité, s’avère proche de la position de nombreux « économistes atterrés » tels qu’André Orléan.
S’il constitue une bonne synthèse d’actualité, ce numéro n’ouvre cependant pas de nouvelles perspectives théoriques ni ne revient sur les critiques historiques de la rationalité économique par les sciences sociales. Le modèle de l’homo œconomicus avait par exemple essuyé il y a plus d’un siècle des critiques extrêmement proches de celles formulées dans ce numéro, de la part notamment de l’économiste américain Thorstein Veblen ou du sociologue français François Simiand.
Ouvrage recensé– Regards croisés sur l’économie, dossier « L’économie (se) raconte-t-elle des histoires ? Croyances et rationalités en économie », Paris, La Découverte, 2019.
Autres pistes– Michel Armatte, La Science économique comme ingénierie. Quantification et modélisation, Paris, Presses des Mines, 2010.– Gary Becker, A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard University Press, 1981.– Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.– Frédéric Lebaron, La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.– François Simiand, Critique sociologique de l’économie, Paris, PUF, 2006.– Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, New York, MacMillan, 1899.