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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Civilisation

de Régis Debray

récension rédigée parFlorence DabadieProfesseure agrégée de Lettres Modernes. Auteure, rédactrice Web et correctrice.

Synopsis

Société

Régis Debray s’intéresse ici à l’imprégnation de la culture française par la civilisation américaine. Établissant une analogie entre l’Empire américain d’aujourd’hui et l’Empire romain du Ier siècle, du point de vue de leur emprise sur les civilisations respectivement européenne et grecque, il nous invite à considérer cette américanisation comme le processus de transformation et de transmission à l’œuvre dans toute civilisation. L’ouvrage ne manque pas d’humour : on se plaît à lire l’apologue d’Hibernatus, on sourit de ses comparaisons inattendues et de cette gaieté dont il ne se départit jamais.

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1. Introduction

Régis Debray débute son propos par une réflexion sur les notions de civilisation et de culture. Il en vient à expliquer comment la civilisation européenne s’éteint progressivement face à la diffusion sur ses terres d’une nouvelle civilisation, qu’il nomme « américanité » et dont il définit les trois principes fondamentaux.

Son essai vise à démontrer que le processus n’a rien d’inédit : déjà au Ier siècle après J.-C., la remarquable civilisation grecque a été romanisée.

Régis Debray s’applique à dédramatiser le phénomène d’américanisation de la France tout en cherchant à rétablir un certain nombre de vérités. Il nous invite à faire le choix de sauver l’avenir plutôt que de suivre la voie stérile de l’affrontement.

2. Qu'est-ce qu'une civilisation ?

Le propre d’une civilisation est de se transformer et de se construire en opposition avec une autre. Aucun de ses traits ne meurt jamais. Même si les civilisations se croisent, toutes ne s’étendent pas. Régis Debray établit une différence entre la civilisation et la culture : une culture a besoin d’une agriculture, par conséquent d’un territoire, quand la civilisation nécessite une cité, une urbanisation, des routes, pour mettre en œuvre sa dynamique d’expansion.

On peut dire qu’une civilisation est victorieuse quand elle n’a plus besoin d’être impérialiste pour imprimer sa marque, ce qui est le cas aujourd’hui de la civilisation américaine.

Certes, une civilisation provient toujours d’une culture, mais elle devient civilisation en la décloisonnant. Régis Debray prend l’exemple du puritanisme anglais : c’est une culture locale qui, en franchissant l’Atlantique, a fait naître la civilisation américaine. Pour être forte, la civilisation a besoin de « satelliser plusieurs cultures à titre d’enclaves, d’avant-postes ou de relais » (p. 27). À ce titre, le modèle américain est un exemple parfait : sur les cinq continents, des « mégapoles » constituent des antennes du modèle américain. Chacune de ces antennes n’est pas une réplique mais une flexion du modèle que l’auteur appelle le « radical irradiant ».

Une civilisation a également besoin d’un imaginaire symbolique pour gagner en puissance. Ainsi, l’empreinte américaine sur les cinq continents n’est pas faite que d’implantations militaires mais aussi de différentes marques et de symboles tels que le McDo, le décolleté de Marilyn ou le rasoir Gillette. De ce point de vue, la « capacité d’impression » des États-Unis est importante. Enfin, les religions favorisent l’expansion d’une civilisation quand elles implantent hors de ses frontières son modèle de pensée et de vie.

Ainsi, un pentecôtiste du Niger adopte, sans le savoir, un mode de vie né en Californie au début du XXe siècle.

3. L’américanisation de la France

Régis Debray s’intéresse à l’imprégnation de notre culture nationale par la civilisation américaine et explique que cette américanisation marque la fin de la civilisation européenne, qui devient désormais une culture. Pour illustrer son opinion de manière amusante et ludique, il développe un petit apologue intitulé « le trouble d’Hibernatus ». Hibernatus est un Français cryogénisé en 1960, peu après ses 20 ans, et qui, décongelé en 2010, se retrouve plongé dans un Paris transformé.

L’apologue est amusant : Hibernatus constate naïvement que tous les endroits typiquement parisiens et authentiques qu’il a fréquentés pendant sa jeunesse ont été remplacés par des enseignes américaines. La francophonie, qu’il a tant défendue, a décliné. L’entreprise est désormais au cœur de la société. La société est devenue marchande ; économistes et juristes y règnent en maître. « Homo œconomicus » triomphe en France et « habite l’anglais ». Le business a envahi la sphère politique : il s’agit plus de gouvernance que de gouvernement et un programme politique constitue une offre.

Le philosophe établit une chronologie de l’« américanisation du globe » à partir de la Première Guerre mondiale. La version en anglais du traité de Versailles de 1919, demandée par le président Wilson, marque la fin du français en tant que langue de la diplomatie. Régis Debray recense également une série de dates, jalonnant le XXe siècle, qui correspondent à des faits ou événements d’importance variable mais qui présentent le point commun d’indiquer le recul de la France au profit des États-Unis. La civilisation européenne est achevée.

À l’intérieur de celle-ci, la France a quitté son statut de puissance pour redevenir une culture.Paul Valéry avait déjà, en 1919, prédit l’effacement des civilisations : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Commentant la formule fameuse, Régis Debray explique qu’une civilisation disparaît lorsqu’elle devient « moins imprimante qu’imprimée, moins initiatrice que réceptrice, moins imitée qu’imitante ».

Alors qu’en 1919 la civilisation européenne avait une variante qui était la culture américaine, « il y a, en 2017, une civilisation américaine, dont les cultures européennes semblent, avec toutes leurs diversités, au mieux, des variables d’ajustement, au pire, des réserves indigènes » (p. 51).

4. Qu’est-ce que l’américanité ?

Régis Debray désigne par le terme d’« américanité » la nouvelle civilisation. Il la définit par un élément (l’espace), un régime (l’image) et une « étoile fixe » (le bonheur).

L’américanité se définit par la primauté de l’espace sur le temps. Elle se caractérise par le mouvement, ce que symbolisent la route et la conquête dans l’imaginaire américain. Régis Debray établit une différence entre les lieux, produits d’une histoire, et les « antilieux » qui sont « amovibles, interchangeables et dupliquables à volonté » (p. 113). Les lieux sont liés au temps alors que les antilieux sont liés à l’espace. Quand l’Europe présente des lieux, les États-Unis se caractérisent par leurs antilieux. D’un côté le territoire, c’est-à-dire le temps, de l’autre la terre à conquérir, c’est-à-dire l’espace.

À partir de cette opposition, l’auteur distingue la communication de la transmission : la communication consiste à « transporter une information à travers l’espace », alors que transmettre, c’est « transporter une information à travers le temps » (p. 114). La communication suppose la vitesse, la transmission prend le temps. Sous l’effet de l’américanisation, les « infrastructures de l’espace » ont donc effacé les « infrastructures du temps » (p. 116).

L’Amérique se définit également par la primauté de l’image sur l’écrit. La culture des États-Unis est visuelle, elle s’est fait connaître par l’image et notamment par le cinéma, tandis que l’Europe a une culture écrite.

Avec le processus d’américanisation, la culture visuelle a pris le pas sur la culture écrite. Notre société s’est mise « en mode image ». Régis Debray constate le « primat de l’expression orale » (p. 134) au détriment de l’écrit, regrettant du même coup la perte du « champ symbolique ».

Enfin, l’américanité se définit par la primauté du bonheur sur le « drame de vivre » européen (p. 107). Dans un monde où la communication est reine, le sourire est de mise. Régis Debray explique l’individualisme américain par la théologie protestante : là où l’Europe chrétienne, pessimiste, « ne sépare pas la théologie de la gloire de la théologie de la Croix » qui suppose obstacles et souffrances, l’Église américaine fête la Résurrection du Christ plutôt que sa Passion et a foi en la Providence.

Le philosophe regrette que cette doctrine du everything ok revienne à renier un certain nombre de sentiments tels que la mélancolie, l’ennui ou la tristesse, auxquels nous devons nos œuvres d’art.

5. Une remise en perspective historique

Régis Debray replace son analyse dans une perspective historique afin de mettre en évidence le phénomène cyclique d’évolution des civilisations. Il l’annonce dès le titre du chapitre : « Qu’a donc de nouveau la nouvelle Rome ? » Il établit une analogie entre la Rome antique et les États-Unis qu’il nomme « la nouvelle Rome » ou « République impériale ».

De même que Rome a englouti la civilisation grecque en intégrant les vaincus et les étrangers, de même le patriotisme américain a su « embrasser large » (p.192). C’est ainsi que la nation américaine est devenue la première du monde. Ce que l’auteur nomme le « plus » américain tient à sa situation géographique qui en fait une île centrale et protégée pouvant frapper sans être frappée, mais aussi à son pouvoir d’influencer sans soumettre par les armes.

La première des analogies entre la Rome antique et les États-Unis concerne la langue : le latin a été la langue des élites médiévales, comme l’anglais est celle des élites mondiales. Le culte du droit, la religiosité omniprésente, la force militaire et les dynasties familiales constituent d’autres points de ressemblance. Par ailleurs, de la même manière que le Grec raffiné semblait brillant mais pusillanime au Romain mal dégrossi, le Français en vigueur aux États-Unis « oscille entre le petit marquis et le surrender monkey (singe capitulard) ».

Enfin, le goût de la ligne droite et du binaire est également commun aux deux empires : Rome s’est fondée à partir du tracé d’une ligne frontière et l’Amérique a des routes rectilignes et des rues à angles droits. Néanmoins, Régis Debray pointe du doigt le risque, pour l’Empire américain, d’à son tour « succomber à la démesure » (p.205) et que la prospérité affaiblisse le pays du fait d’un relâchement induit par son triomphe.

L’américanisation, « colonisation sans colons », fonctionne comme un « enveloppement par le haut et par le bas » : elle exerce une « emprise sur ce qu’il y a de plus élitiste comme de plus populaire », en mêlant « mainstream et underground », « ordre et dissidence » (p. 209).

Cependant, Régis Debray nous met en garde contre une vision trop manichéenne des États-Unis en rappelant que l’américanisation a aussi été synonyme de liberté d’expression, d’émancipation pour les femmes et les minorités et de confort matériel. Mais la thèse d’une américanisation heureuse peut être défendue à condition de ne « considérer que la moitié du programme ».

6. Sauver l’avenir plutôt que sauver l’honneur

Régis Debray reprend à l’historien britannique Toynbee sa classification des types de réponses du faible au fort : le type « zélote », qui consiste à « sauver l’honneur, mais pour mourir », et le type « hérodien », qui revient à « sauver l’avenir, mais en se reniant » (p. 226). L’auteur considère qu’il vaut mieux, face à l’américanisation, suivre le type hérodien. Imiter les zélotes s’avèrerait dangereux et vain, car il y faudrait des ressources morales apportées par une conviction religieuse profonde, et ces temps sont passés pour la France. En outre, refuser la course en avant du progrès reviendrait à « rester à la traîne ». D’ailleurs, les exemples historiques de « zélotisme » n’ont eu que des conséquences tragiques et funestes. Enfin, pourquoi ne pas se souvenir que la romanisation de la Gaule a été « globalement positive » ?

Partant du postulat selon lequel « la civilisation c’est la propagation » et la « décadence » une « survie », Régis Debray nous invite à ne pas nous attrister du déclin de l’Europe face au monde américain. Une civilisation ne meurt pas mais se transforme et garde son âme. C’est ainsi que nous sommes restés des chrétiens, comme les chrétiens antiromains restèrent des romains. Toute civilisation porte « un gène récupérable et susceptible d’hybridation » (p. 235) et meurt un jour pour se transformer au contact d’une autre. Cela a été le cas de l’Empire romain, ce sera un jour le cas de l’Empire américain.

Il ne faut pas avoir honte ou peur de la décadence, mais la voir comme une transmission. En se plaçant du point de vue de l’avenir, mieux vaut porter un regard optimiste sur le déclin de la civilisation européenne en admettant qu’il est nécessaire pour faire émerger une nouvelle civilisation. De plus, les décadences apportent souvent d’« effervescents bouillons de culture » (p.241) et l’art n’est jamais aussi riche que dans ces périodes-là.

Régis Debray nous recommande de considérer cette sujétion au modèle américain sans dramatisation ni victimisation. La docilité européenne est avant tout le résultat d’une « domination intériorisée, souhaitée et vécue par le dominé comme une promotion » (p.212). Nous sommes coupables de dépendre des États-Unis du fait de notre rapport de soumission aux conditions matérielles. « Nous ne sommes que des utilisateurs ». Cependant, il est de notre ressort de contrôler notre « snobisme », en sorte de réduire notre statut de dominé.

7. Un retour sur des lieux communs

L’Amérique, bastion de la démocratie ? C’est discutable. Le philosophe constate qu’il est mal vu de critiquer l’Amérique, alors que cela ne signifie pas pour autant que l’on soit antiaméricain. Se défendant de ce dernier qualificatif dont on a voulu l’affubler, Régis Debray se dit plutôt « anti-impérialiste ». Selon lui, deux œillères nous empêchent de réfléchir. Tout d’abord, nous ne savons pas prendre de distance.

Ensuite, nous avons le tort de survaloriser l’événement au détriment des « transformations silencieuses » (p.161) que nous ne voyons pas. La non-hiérarchisation des nouvelles sur les chaînes d’information en continu en est la preuve.

D’autre part, si le projet européen initial a été dénaturé, c’est parce que nous avons suivi les idéaux de l’« homo œconomicus ». Il y a eu, après la guerre, une expansion du modèle américain, mais pas de fédération politique européenne. L’Europe s’est construite autour de l’économie et aujourd’hui fusionnent le monde des affaires et le monde politique. Le « commerce des esprits » a disparu, les fonctionnaires de Bruxelles communiquent en anglais, langue qui « n’est celle d’aucun de ses fondateurs » (p.183), et le Parlement européen est une « parodie » du fait de sa non-représentativité des peuples. Les États-Unis d’Europe, qui devaient faire vis-à-vis aux États-Unis d’Amérique, ont en fait contribué à l’expansion du Nouveau Continent et de sa culture.

Enfin, Régis Debray fait une digression à propos de l’islamisme radical. Ce dernier, que l’on considère comme une menace pour notre civilisation, est en réalité l’enfant des sociétés post-modernes, dont il applique les lois, à savoir l’économie (l’investissement matériel de l’action terroriste est minimal mais la rentabilité, maximale) et l’information (le terrorisme est « une machine à produire de l’événement »).

De plus, toute civilisation a besoin d’un « Barbare », incarné aujourd’hui par le djihadiste, pour mettre en valeur son pacifisme et sa tolérance. Enfin, le philosophe estime qu’il n’y a aucun risque de « grand remplacement » : comment les Français, qui ont « la consommation au cœur » pourraient-ils être subjugués par une minorité d’extrémistes dont ils ne partagent pas les valeurs et qu’ils n’ont pas l’occasion de rencontrer, puisque le monde arabo-musulman n’a pas le pouvoir de se globaliser ?

8. Conclusion

Dans cet essai, Régis Debray dresse le constat de l’américanisation de la France et démontre comment la civilisation européenne s’est effacée au point de devenir peu à peu une culture, sous l’influence grandissante de l’État américain et de sa force expansionniste. Sans aucune langue de bois, il expose la responsabilité des Européens dans ce processus. Mais son constat est loin d’être pessimiste.

Bien au contraire, il nous invite à envisager un passage, une transmission : l’Europe est en passe de donner naissance à une autre civilisation, par hybridation, dans laquelle il restera toujours une part d’elle-même. Le philosophe considère le fait civilisationnel comme un cycle : rien ne meurt mais tout se transforme. Dans cet essai, il mêle humour, ironie et lucidité pour nous livrer un raisonnement convaincant, richement illustré d’exemples.

9. Zone critique

L’analogie qu’établit Régis Debray entre l’américanisation de la France et la romanisation du Ier siècle n’est pas sans pertinence et offre à sa réflexion le recul d’une mise en perspective historique salutaire. C’est également dans une perspective historique que l’historien et critique français Philippe Roger dressait une généalogie de l’antiaméricanisme français dans son essai L’Ennemi américain, publié en 2002.

De son côté, le journaliste Jean-Jacques Servan-Schreiber avait abordé, dans son essai Le Défi américain publié en 1968, les dangers d’une « colonisation » américaine de l’Europe, ses causes et la manière d’y échapper.

Mais l’approche de Régis Debray est différente. Sans aucun antiaméricanisme et avec gaieté, il constate le phénomène d’américanisation de la France et le déclin de la civilisation européenne et les aborde sous l’angle optimiste d’un processus de transmission en marche.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Civilisation : Comment nous sommes devenus américains, Paris, Gallimard, 2017.

Du même auteur– Le Pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979.– L'Obscénité démocratique, Paris, Flammarion, 2007.– Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations, Paris, CNRS Éditions, 2007. – Le Moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009.– Dégagements, Paris, Gallimard, 2010. – Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.– Que reste-t-il de l’Occident ? avec Renaud Girard, Paris, Grasset, 2014.– Bilan de Faillite, Paris, Gallimard, 2018.– Du génie français, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2019.

Autres pistes– Frédéric Martel, Mainstream, Paris, Flammarion, 2010.– Roger Philippe, L’Ennemi américain, Paris, 2002.– Servan-Schreiber Jean-Jacques, Le Défi américain, Paris, Denoël, 1968.

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