Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de René Girard
René Girard voit le rite sacrificiel comme la commémoration ancienne d’un meurtre originel, ce qu’avait perçu Freud dans Totem et tabou, par une intuition magistrale mais inaboutie. Ce meurtre fondateur donne naissance aux mythes comme aux rites. La violence originelle, archaïque, rejoue cette première scène. Ainsi, violence et sacré sont à l’origine de la culture, mais pour que la communauté subsiste, il faut renouveler le mécanisme. C’est précisément le rôle qu’opère le religieux, par le rite.
La Violence et le sacré apparaît comme un commentaire du verset de la Genèse 4,10 où Dieu s’adresse à Caïn, le cultivateur, qui vient de tuer son frère, Abel, le pasteur, et lui dit : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre à moi ».
Le sang appelle le sang, la violence agit comme un cercle vicieux : comment les hommes s’organisent-ils pour la contenir, l’endiguer et faire société ? La violence, dans son mécanisme de réciprocité, développe un engrenage que Girard qualifie d’escalade mimétique de la violence. Pour la contourner et offrir à la communauté un exutoire – pour tromper la violence – on effectue des rituels sacrificiels qui mettent fin aux enchères de la vengeance. Mais comment choisit-on une victime sacrificielle ? Quels sont les critères ? Quel véritable mécanisme est à l’œuvre et quels en sont les résidus dans nos sociétés ?
Pour René Girard, il s’agit de dévoiler le mécanisme qui sous-tend les organisations humaines dont les multiples formes renvoient à une origine commune et religieuse, découlant d’un sacrifice originel.
Contre toute attente, Girard nous aide à penser, à partir de sa théorie du sacrifice et de son corollaire victimaire, la jalousie amoureuse autant que la mode, le harcèlement ou encore les conflits géopolitiques et le terrorisme. Il propose une lecture des organisations sociales fondée non plus sur l’opposition individu/collectif mais sur les relations entre les êtres humains. L’ensemble de sa théorie prend racine sur le rôle du religieux dans nos sociétés, qu’il soit visible et institutionnalisé ou issu de modèles archaïques que nous ne cessons de rejouer et dont les manifestations les plus éloquentes se retrouvent dans plusieurs champs de la vie sociale.
Parmi ces dérivés, on peut relever l’art scénique (notamment la tragédie grecque sur laquelle il s’appuie amplement) ; les sports collectifs dans lesquels il s’agit, par exemple, d’aplatir un ballon qui a tout de la forme d’un crâne ; les jeux d’échanges réciproques de balle avec une raquette ; les jeux de cartes avec des figures royales, la « pioche » qui n’est autre qu’un tas banni et, parfois, une carte dont il faut se défausser ; les contes et les comptines ; la fête et le carnaval ; Halloween et ses sorcières, etc. : tous ces phénomènes sociaux ont un fondement sacrificiel et fonctionnent sur des mécanismes expiatoires. Une communauté de sujets qui cherche à faire société a besoin de s’accorder sur un tiers à exclure : une victime. C’est vers l’origine de ce mécanisme archaïque et pourtant ô combien effectif dans les sociétés contemporaines que nous guide René Girard dans cette œuvre magistrale qu’est La violence et le sacré.
Le père de l’anthropologie, M. Mauss et son collaborateur H. Hubert placent le sacrifice à l’origine du religieux ; René Girard cherche l’origine même du sacrifice. Selon lui, les deux auteurs échouent à définir la nature et la fonction du sacrifice, malgré l’annonce contenue dans le titre de leur travail : Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899). Pour Girard, le sacrifice est une médiation entre un sacrificateur et une divinité. Très tôt, il lie la violence originelle à la naissance de la divinité. La victime « offerte » à la divinité porte en elle-même un potentiel divin. Son expulsion refonde la communauté qui la craint pour le péril qu’elle fait planer avant de la vénérer pour son pouvoir pacificateur.
Il s’agit d’une destruction purificatrice. Ce rapprochement antinomique entre destruction et purification, pureté et impureté, dit déjà beaucoup de la définition que Girard donne du sacré. De fait, le sacrifice sert à détourner la violence qui s’apprête à frapper la communauté : l’organisation sacrificielle protège les membres de la communauté contre leur propre violence : « La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger » (p.13).
Ce sacrifice réitéré dans les rites intervient en commémoration d’un meurtre originel dont il est, selon l’hypothèse suivie, implicitement question dans les mythes. Pour Girard, la culture toute entière provient de la religion, et plus précisément du sacrifice. Les mythes d’origine se rapportent au meurtre d’une créature mythique qui devient divinité. Girard voit ainsi le sacrifice et la violence à l’origine de l’unité de toutes les mythologies et de tous les rites.
Il existe deux types de violence : l’une sacrificielle, l’autre non sacrificielle. Le sacrifice doit être défini comme une violence purificatrice. La religion a pour but d’empêcher le retour de la violence réciproque. Dans nos sociétés, la présence de l’institution judiciaire endigue les mécanismes de vengeance et efface les traces du sacrifice. De fait, on distingue les sociétés qui font usage de la vengeance privée des sociétés policées qui détiennent un système judiciaire autonome dont la fonction première est de rationaliser la vengeance. Cela met fin à la loi du Talion, où le sang appelle le sang : le principe de la réciprocité violente sort de la sphère privée. La vengeance n’est plus vengée. Le danger d’escalade de la violence réciproque est écarté.
Selon l’auteur, un moment décisif fait craindre à la communauté la perte de l’ordre culturel. Pour préserver l’ordre, ou le rétablir, une action purificatrice est nécessaire. La « crise sacrificielle » se manifeste par la perte des différences. Le rétablissement de l’ordre agit à la manière d’une purge et implique l’expulsion d’une victime. Comme une sorte de vaccin, c’est le poison/remède qui est inoculé au corps social. Le rite intervient pour consolider, voire restaurer la différence après l’effacement causé par la crise. La réciprocité violente consiste à venger la violence, en faisant du coupable une nouvelle victime, ce qui engage un cycle infini de réciprocité. Ainsi faut-il détourner la violence, court-circuiter le cercle.
La victime rituelle est substituée à la victime émissaire, et non à tel membre de la communauté, ni à la communauté entière. Ainsi la victime émissaire protège-t-elle tous les membres de la communauté de leurs violences respectives. Le rituel opère un déplacement, il agit en substitut mais la violence sacrificielle doit s’efforcer de ressembler le plus possible à la violence non sacrificielle. La crise sacrificielle intervient précisément quand on ne différencie plus la violence impure de la violence purificatrice. La contagion est alors sans limite.
La crise sacrificielle que nous avons définie précédemment s’avère une crise des différences. « La différence doit être présente, le rite n’est là que pour restaurer et consolider la différence, après l’effacement terrible de la crise » (p. 172). Le sang versé dégage une impureté contagieuse. Pour endiguer la violence et nettoyer la souillure, il faut à nouveau que du sang soit versé mais rituellement cette fois, afin qu’il conserve son état de pureté.
Le sang est à la fois ce qui salit et qui nettoie, la victime à la fois celle qui détruit et répare, le poison et le remède, ce qui tue et fait revivre, à l’instar du poème de Baudelaire, L’héautontimoroumenos : « Je suis la plaie et le couteau / je suis le soufflet et la joue / je suis les membres et la roue / et la victime, et le bourreau ».
La figure du double la plus évidente, et donc la plus effrayante, est celle de la gémellité. Qu’ils soient biologiques ou sociologiques, les jumeaux manifestent une crise de la différence : par leur présence, ils annoncent le péril pour toute la société. Ils sont le signe de l’indifférenciation et par là même de la crise sacrificielle. « Il ne faut pas s’étonner si les jumeaux font peur : ils évoquent et paraissent annoncer le péril majeur de toute société primitive, la violence indifférenciée » (p. 88).
Nous l’avons compris, pour l’auteur, la possibilité d’une existence sociale dépend de la présence d’une victime émissaire : la violence atteint un tel paroxysme qu’elle se résout en un ordre culturel qui menace toujours de se désorganiser. La violence rituelle se veut créatrice et protectrice en ce qu’elle se substitue à la violence réciproque qui, elle, est destructrice. La question de l’innocence et de la culpabilité de la victime n'est pas la question, mais Girard soutient que la victime est choisie parce qu’elle n’est pas susceptible d’être vengée.
Le sacrifice reproduit sur la victime rituelle une violence réelle subie dans des temps immémoriaux par une victime émissaire, coupable du désordre que connaît l’ordre social. Selon Girard, l’ensemble des mythes fait mémoire de cette violence originelle, issu d’un événement réel.
Si la victime émissaire est interne à la communauté, la victime rituelle, « sacrifiable » lui est extérieure afin que la violence soit maintenue hors de la communauté. Elle peut aussi appartenir à un statut particulier (un enfant, un étranger) ou porter une marque, un défaut visible, une caractéristique telle que l’infirmité (Œdipe le boiteux en est un exemple saillant). Autrement dit, elle doit porter un signe de séparation, c'est-à-dire être étymologiquement sacrée.
Il en va ainsi des mécanismes anthropophagiques où deux formes cohabitent : l’anthropophagie où l’on dévore sans autre forme de procès et l’anthropologie rituelle où il est fréquent que la victime, capturée, soit complètement intégrée à la communauté (mariage y compris), avant d’être mangée rituellement, souvent après une tentative de fuite, elle aussi rituellement organisée.
Pour Girard, ce mécanisme est invisible et notre incompréhension du religieux témoigne du fait que nous sommes encore « à l’intérieur » du religieux. Son invisibilité est quasiment incluse dans sa définition : selon la formule girardienne, avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. La conscience du mécanisme l’annule. L’auteur montre, dans la suite de ses travaux, que les textes judéo-chrétiens le révèlent et que la figure christique inverse le mécanisme, ce retournement marquant une véritable révolution. C’est ce qui révèle la différence entre le mythique et le biblique, où le premier prend le point de vue des persécuteurs, tandis que le second se place du côté de la victime.
Violence et désir sont liés. La première découverte de Girard, et de laquelle découle sa théorie du rite sacrificiel, consiste à montrer qu’il n’y a pas d’originalité du désir. Tout désir est guidé par l’imitation d’un modèle qui désigne l’objet convoité.
Autrement dit, le désir n’est jamais le fait d’un individu orienté vers un objet, mais il est toujours triangulaire. Par là même, ce qui est véritablement désiré n’est pas tant l’objet lui-même que la place du modèle.
Ce que l’on désire vraiment, c’est la place de celui qui possède. Pour obtenir l’objet, et s’en approcher au plus près, un sujet désirant imite un possesseur. Ce dernier, jusque-là fier d’être pris en modèle, commence à percevoir dans son disciple, le rival qui, lui ressemblant de plus en plus, est en train de l’usurper. On reconnaît ici la formation d’un double. S’installe alors la rivalité mimétique. Cela fonctionne autant pour le choix d’un amant, pour celui d’une montre, que pour les goûts musicaux ou vestimentaires ; autant pour nos pulsions d’achats qu’au plan géopolitique. Pour vous en convaincre, pensez à la conquête spatiale, à la Guerre froide telle qu’elle est représentée par Stanley Kubrick dans Docteur Folamour, ou encore aux négociations étatiques autour du nucléaire.
Le moins évident, peut-être, dans le bloc de la théorie girardienne est de lier ces deux pans de sa pensée : d’une part, la théorie mimétique, puisée dans la littérature, mais qui devient théorie anthropologique du désir régissant l’organisation sociale humaine ; d’autre part, la théorie sacrificielle, autour de la victime émissaire. Pour Girard, il faut se connaître imitateur, c'est-à-dire être conscient que ses désirs sont pris dans une relation mimétique ; il faut reconnaître ses modèles et, ainsi, se reconnaître soi-même persécuteur. La théorie sacrificielle qu’il propose aboutit au christianisme, le Christ faisant figure de victime émissaire innocente, libre et volontaire.
Le sacrifice apparaît comme une institution communautaire qui suppose l’unanimité violente convergeant vers une victime émissaire. Cette dernière prend sur elle la violence unanime et refonde la communauté. René Girard attribue au religieux une origine « réelle ». La religion – le sacré – par les rites, contient la violence et contribue à la révéler.
D'une autre manière, la religion (en particulier, par les rites qu’elle impose), s’érige comme l’imitation d’une violence réelle, qui menace toujours de revenir. Pour la prévenir et s’en garder, les communautés humaines se la transmettent à travers des récits mythiques et la reproduisent grâce à des rituels qui font œuvre de substitution. Le religieux soustrait l’homme à sa violence qui s’apaise grâce aux rites.
La réponse que donne Girard est univoque : l’origine est mimétique ou, pour le dire autrement, l’origine est sacrificielle et la figure victimaire à travers le bouc émissaire est un exemple mimétique.
Girard est d’abord un théoricien, qui donne une réponse unique à la question des origines. En somme, on pourrait lui reprocher ce qu’il oppose lui-même à la psychanalyse, à savoir d’apparaître comme un système clos, qui ne souffre pas la contradiction et qui ne cesse d’apporter la même réponse à toutes les questions (cf. chapitres VII et VIII). La théorie girardienne repose sur une idée dont les champs d’application sont multiples et expliquent les diverses organisations humaines dans leur ensemble.
Penseur inclassable, sa monomanie lui a aussi été reprochée, d’autant plus qu’aucune discipline ne daigne l’intégrer véritablement. De fait, si les États-Unis l’ont adopté plus facilement, l’université française rechigne encore à lui donner une véritable place dans ses enseignements.
L’ouvrage présente un usage gênant, pour le lecteur contemporain, du terme « primitif », que Girard oppose à un « nous » qui serions les « modernes », nous qui détenons un système judiciaire indépendant, nous qui n’avons plus besoin de sacrifier dans le sang. On pardonne cet usage à une pensée datée de 1972, mais on y lit l’annonce d’une pensée systématique, bien qu’il lui arrive de prendre quelques précautions contre cette opposition évolutionniste et erronée entre les « primitifs » et les « modernes ». En effet, l’auteur affirme que nous nous mystifions dans l’idée selon laquelle les primitifs auraient des croyances et des ignorances auxquelles nous échappons.
Ouvrages principaux de René Girard- Mensonge romantique et vérité romanesque, [1961], Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2011.- Les choses cachées depuis la fondation du monde, [1978], Paris, Grasset, 2001.- Le Bouc émissaire, [1982], Le livre de poche, biblio essais, 1986.- Celui par qui le scandale arrive, entretiens avec Maria Stella Barberi, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2011.
Sur le sacrifice- Henri Hubert et Marcel Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, [1899], Paris, PUF, coll. Quadrige, 2016.
Sur le pur et l’impur- Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, 2005.