Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de René Girard
Toutes les religions archaïques sont fondées sur le meurtre originel d’une victime émissaire, d’un bouc émissaire donc, qui rassemble la communauté dans une forme d’unanimité issue de la conviction partagée de sa culpabilité. La culpabilité de la victime émissaire est, bien entendu, un leurre. C’est le discours des meurtriers, des persécuteurs, qui fait de leur victime un coupable. Le vrai coupable, c’est le désir mimétique qui a introduit un ferment de désordre dans la société.
Lorsque l’ouvrage paraît en France, en 1982, il prend la suite de deux autres livres de René Girard qui explorent le sacré archaïque : La Violence et le sacré et Des choses cachées depuis la fondation du monde. Dans Le Bouc émissaire, l’auteur poursuit sa réflexion en insistant sur un dénominateur commun à toutes les religions autres que celles issues de la Bible : au départ de tous ces cultes, il existe une victime émissaire sacrifiée, mise à mort collectivement pour le bien de la communauté, puis divinisée par cette dernière.
Aussi toute culture est-elle fille du religieux. Et toutes les institutions culturelles, dont le langage, possèdent comme but ultime de dérober à la vue et à la compréhension ce meurtre fondateur, originel. C’est notamment le cas de la littérature propre à l’antiquité gréco-romaine, dont tous les mythes ne sont que des versions transfigurées, travesties de cette origine qui est la seule véridique.
La grande originalité du christianisme vient de ce qu’il inverse radicalement la perspective, et qu’il parle de la place de la victime et non pas de celle des bourreaux. Aussi rend-il impossible l’efficacité du processus du bouc émissaire qui, parce qu’il est révélé perd irrémédiablement ses pouvoirs organisateurs sur la société.
Le compte-rendu qui va suivre s’attachera donc à passer en revue les principaux aspects de ces différentes questions : le fait que tous les mythes disent fondamentalement la même chose d’abord, puis notre lecture différente des textes en fonction du statut de ces derniers. Suivront l’importance capitale du désir mimétique dans le processus du bouc émissaire, puis l’étude des quatre stéréotypes de la persécution qui fondent le processus du bouc émissaire, et enfin le rappel que la Passion du Christ constitue en quelque sorte à la fois le modèle et la dénonciation par excellence de toutes les persécutions.
Qu’ils soient issus de la culture classique gréco-romaine, ou de l’Inde védique, ou encore de l’Empire aztèque ou du monde inca, tous les mythes racontent la même histoire. Tous les mythes disent la même chose, presque littéralement.
Et que disent-ils ? Qu’un homme (ou une femme), doté de qualités exceptionnelles, a trouvé la mort dans des circonstances violentes, et a subi une sorte de transfiguration. Ainsi transfigurée, métamorphosée, cette personne est devenue une divinité tutélaire, protectrice de la communauté qui l’a adoptée comme figure religieuse.
Mais ce que les mythes ne disent pas, c’est que cette personne a été mise à mort collectivement par la foule, par une foule déchaînée qui lui a fait subir le sort des boucs émissaires. Le bouc émissaire est un très ancien rite religieux juif qui consistait à charger, symboliquement, un bouc des péchés de la communauté et à le chasser dans le désert, « purifiant » ainsi la collectivité. Dans le cas des mythes, le processus du bouc émissaire, c’est, il est indispensable de le rappeler et de le souligner, le meurtre collectif d’un individu qui, dans un second temps, est divinisé.
Cette histoire que racontent tous les mythes, c’est l’origine cachée de toutes les religions antérieures au judaïsme et au christianisme. Toute la culture, et toute la littérature ancienne notamment, n’a qu’un seul et unique but : dérober à la sagacité du lecteur cette origine, qui doit rester cachée. Car c’est la condition sine qua non de l’efficacité du processus du bouc émissaire : pour qu’il ramène l’ordre social optimal, ce sacrifice humain doit rester dissimulé, non identifiable ou reconnaissable. Il ne subsiste plus, à titre de souvenir, que dans les rites religieux et dans les textes sacrés, parfois accessibles aux seuls initiés uniquement.
Tout un courant critique positiviste et moderniste va répétant depuis maintenant presque deux siècles que le christianisme est un mythe comme les autres, et que les Évangiles constituent un texte mythologique. Or, justement, une analyse serrée et objective convainc du contraire. Parce que le Christ est innocent dans les Évangiles, parce que ce sont ses persécuteurs qui sont coupables, le christianisme ne peut pas être assimilé à un mythe. Il existe bien une victime émissaire, mais, au lieu de ramener l’ordre, elle le subvertit de la manière la plus radicale qui soit : elle fait advenir une nouvelle transcendance face à l’ancienne, que l’on pourrait appeler « satanique », qui faisait procéder l’ordre social tout entier d’un sacrifice périodiquement renouvelé de victimes émissaires.
Nous n’analysons pas de la même manière les textes en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Ainsi en est-il des textes historiques comme des textes littéraires.
Au chapitre des textes historiques, dans une œuvre comme Le Jugement du Roy de Navarre de Guillaume de Machaut (1300-1377), qui accuse les Juifs de nombreux crimes et notamment d’empoisonner l’eau des puits (le texte est contemporain de la Peste noire), nous savons d’emblée reconnaître à l’œuvre le mécanisme de bouc émissaire qui fait des Juifs des coupables désignés d’office, alors qu’ils sont en réalité parfaitement innocents. L’énormité et l’incongruité des accusations à leur endroit, par ailleurs, rendent d’autant moins crédible leur culpabilité, tout comme l’hostilité franchement et ouvertement manifestée vis-à-vis des Juifs par l’auteur. Même chose pour les actes des procès de sorcellerie, dont nous savons bien que les accusés étaient innocents, et que la parole qui s’exprime dans ces textes est celle des persécuteurs, et uniquement celle des persécuteurs. Victimisation dans un cas comme dans l’autre et notre œil exercé décèle immédiatement la supercherie, l’artifice mis en place par l’auteur ou les auteurs du document étudié.
Mais qu’est-ce qui a exercé notre regard à identifier, du premier coup d’œil et sans aucun risque d’erreur, ces origines persécutrices ? C’est l’Évangile. En un peu plus de vingt siècles, parce qu’il a mis le souci des victimes au premier rang des devoirs et des préoccupations, l’Évangile nous a longuement et patiemment éduqués, nous a progressivement ouvert les yeux sur la réalité du processus du bouc émissaire. Et l’Évangile est le seul texte, le seul système de pensée, la seule culture à pouvoir le faire d’une manière aussi efficace. Car il est tout entier construit sur le dévoilement de ce processus, à travers l’histoire exemplaire de sa victime la plus emblématique, le Christ.
Tournons-nous à présent vers des textes littéraires. Par exemple la tragédie d’Œdipe, issue du mythe du même nom . Le roi de Thèbes, Œdipe, devient involontairement parricide et incestueux (il a des enfants de sa propre mère) avant d’être chassé de la ville après une épidémie de peste (dans d’autres versions, il se crève les yeux). Curieusement, brusquement, nous ne savons plus du tout reconnaître à l’œuvre le mécanisme du bouc émissaire, alors que pourtant il est plus qu’apparent : il est évident, il crève littéralement les yeux. C’est que nous sommes aveuglés par notre admiration servile pour le prestige de la culture classique gréco-latine. Nous n’osons pas secouer les piliers du temple, et nous écrier : « Ici aussi tout parle de victime émissaire, de bouc émissaire ! », comme nous le faisons immédiatement en présence du texte de Guillaume de Machaut.
C’est cette réticence, ce consentement à l’illusion, cette volonté (délibérée ?) de se voiler la face qui nous empêchent de progresser encore plus avant dans la connaissance et dans la dénonciation du mécanisme du bouc émissaire.
Nos désirs ne sont pas autonomes, indépendants, spontanés. Ils sont toujours inspirés par quelqu’un d’autre, à la fois modèle et obstacle à la réalisation de nos désirs. Croire, naïvement, à l’autonomie de nos désirs relève, tout simplement, d’une illusion romantique.
Car la véritable nature du désir est mimétique : nous ne désirons jamais que ce qu’un autre ou que ce que les autres désirent. Pour René Girard, peu importe l’objet : c’est l’identité de l’autre personne, ou des autres personnes, convoitant le même bien, que nous qui importe et qui est moteur dans le processus du désir.
Quand le désir mimétique devient exacerbé, il débouche sur des crises sociales ouvertes. Toutes les crises sociales, sans exception, ont pour origine véritable l’emballement du désir mimétique. Quand plus rien ne vient borner ce dernier, quand il peut se déchaîner et se donne libre cours sans aucune entrave, il emporte tout sur son passage, toutes les institutions, toutes les sociétés, tous les principes d’ordre. Il met à mort, littéralement, l’ordre social tout entier.
Pour que l’ordre soit restauré, il faut que la communauté choisisse une victime, et la mette à mort collectivement. Seul un sacrifice de cette nature, dans la transcendance archaïque, était de nature à ramener l’ordre dans une communauté. L’unanimité qui s’était dégagée contre la victime désignée avait ressoudé la collectivité, avait recréé le lien social, détruit par le désir mimétique à son paroxysme.
Aujourd’hui encore, notre société fonctionne de cette manière. À cette différence près que la mise à mort de la victime (ou des victimes) est la plupart du temps symbolique. Mais dans les sociétés anciennes, la mise à mort n’était pas du tout symbolique, elle était bien réelle : et c’est ce qui fondait le lien religieux entre les individus.
Toute persécution d’un bouc émissaire relève d’une typologie précise. Ainsi peut-on distinguer quatre stéréotypes.
Le premier de ces stéréotypes décrit une crise sociale et culturelle grave, un défi collectif auquel est confrontée une société. Ce défi est toujours issu d’un emballement du désir mimétique, que l’on peut également appeler crise d’indifférenciation généralisée. C’est l’indifférenciation, en effet, en ce qu’elle abolit les normes sociales et les distinctions sociales, qui est l’origine première de la crise.
Le deuxième de ces stéréotypes repose sur l’existence de crimes que René Girard nomme « indifférenciateurs ». Ce sont les accusations de meurtres rituels ou d’empoisonnement pour les Juifs, d’inceste et de parricide pour Œdipe, et toute autre accusation de ce type, toujours obligatoirement fausse, mais qui a pour fonction d’enclencher le processus persécuteur et la mobilisation contre la victime émissaire désignée.
Le troisième de ces stéréotypes consiste en l’existence de signes de sélection victimaire privilégiés. Ainsi le fait d’être étranger, ou d’être isolé socialement, sans parents et sans amis, constitue-t-il l’un de ces signes de sélection victimaire privilégié. Le fait d’être infirme, ou de souffrir d’un handicap, en constitue le second. Combien de héros de la mythologie grecque ne sont-ils pas affectés de tels signes ? En règle générale, ils sont boiteux, comme Œdipe. C’est du moins l’infirmité qui revient le plus souvent. Pour terminer le fait d’être doté d’une qualité remarquable, par exemple être exceptionnellement beau ou à l’inverse exceptionnellement laid, entre aussi de manière évidente dans cette catégorie.
Enfin la violence constitue le quatrième de ces stéréotypes. Violence qui, faut-il le rappeler, culmine dans la mise à mort collective de la victime contre qui l’unanimité de la foule déchaînée s’exerce. Une fois cette violence exercée, l’indifférenciation s’estompe, et l’ordre social antérieur est restauré. La victime est alors divinisée, les meurtriers lui attribuant le retour à l’ordre comme elle lui avait attribué l’apparition du désordre. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit bien entendu d’une illusion collective, le bouc émissaire n’étant en réalité pas plus à l’origine de la crise qu’il n’est responsable de son dénouement.
Si l’on ne doit retenir qu’une chose de la Révélation évangélique, et à sa suite du christianisme, sur le plan anthropologique, c’est qu’ils constituent la crise la plus aiguë qui soit de la représentation d’une persécution.
Ainsi, dans la Passion du Christ, n’existe-t-il rien de particulièrement différent sous le rapport de la comparaison avec toutes les autres persécutions. La persécution du Christ reproduit fidèlement, parfaitement, le schéma de toutes les persécutions, des persécutions de tous les temps et de tous les lieux.
Ce qui diffère en revanche c’est que les Évangiles, s’ils soulignent l’unanimité des puissances, de toutes les puissances, et de la foule contre le Christ par exemple, n’acceptent pas le verdict de mort prononcé par cet unanimisme. Les Évangiles ne se soumettent pas à la loi du plus fort, ils ne se soumettent pas à la forme de transcendance à laquelle se soumettaient toutes les religions avant la religion chrétienne, à l’exception, avec quelques réserves, de la religion juive.
Les Évangiles proclament l’injustice de la sentence, comme sa vanité et son: la mort du Christ sur la Croix n’empêche pas son triomphe et sa victoire finale par la Résurrection. Dans la condamnation du Christ, les Évangiles proclament l’erreur et la non-vérité par excellence. Ils affirment, haut et fort, qu’il est impossible de fonder une religion, quelle qu’elle soit, sur les mêmes bases que celles des cultes archaïques.
En d’autres termes, les Évangiles anéantissent à jamais la croyance en la culpabilité de la victime. Et, ce faisant, rendent manifeste la genèse religieuse qui devait impérativement demeurer dissimulée pour pouvoir « produire » du mythologique et du rituel. Alors que toutes les religions anciennes s’ingéniaient à cacher, à escamoter, à supprimer le ou les meurtres collectifs fondateurs, les Évangiles au contraire mettent à nu ce mécanisme de manière impitoyable, implacable. Et, ce faisant, ruinent à tout jamais leur efficacité, après avoir ruiné leur légitimité.
On peut dire qu’avec Le Bouc émissaire Girard renouvelle en profondeur l’anthropologie du christianisme, perçue comme une science de l’homme et des hommes autant que comme une science de Dieu. Ce renouvellement avait à l’époque, et possède toujours d’ailleurs, un caractère révolutionnaire au sens le plus fort du terme, dans la mesure où il contraint le lecteur à abandonner toutes ses idées reçues, tout ce qu’il croit savoir sur la question.
Dans ce sens, l’œuvre de Girard dans ce domaine est aussi novatrice qu’importante.
René Girard a souvent été accusé de faire preuve d’esprit de système. Et notamment de voir du désir mimétique partout, des victimes émissaires partout, et du sacré sacrificiel partout également. Ces critiques sont notamment celles de l’universitaire René Pommier dans René Girard, un allumé qui se prend pour un phare (Kimé, 2010).
D’autres membres du paysage intellectuel français, comme le très controversé Alain de Benoist, accusent René Girard d’autisme et lui reprochent de toujours affirmer sans jamais rien prouver. Cependant, ces critiques sont anecdotiques et surtout dérisoires eu égard à la radicale nouveauté et originalité de son œuvre. En particulier lorsque l’on sait que les recherches les plus récentes en matière de neurologie et de psychologie clinique (celles menées par Andrew Meltzoff, Vittorio Gallese ou Scott Garrels) ont confirmé toutes les intuitions de René Girard relativement à sa thèse sur l’importance capitale du désir mimétique dans le comportement humain.
Ouvrages de René Girard– Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.– La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. – Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978. – Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Gallimard, 2001.– Achever Clausewitz, Paris, Flammarion, 2007.