Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de René Girard
Nos désirs, tous nos désirs sans exception, du plus assumé au plus secret, du plus essentiel au plus dérisoire, nous sont inspirés par les autres. Ou plutôt par un Autre, le médiateur, à la fois modèle et obstacle à nos désirs. C’est la définition même du désir mimétique, ou désir d’imitation, le premier des concepts clés dans l’œuvre de René Girard. Ce désir mimétique, il est revenu aux plus grands auteurs, Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski, Proust, de nous le révéler dans leurs textes.
Lorsque l’ouvrage paraît en France, en 1961, il s’agit de la première publication de René Girard, professeur d’université aux États-Unis après avoir reçu sa formation à l’École nationale des Chartes à Paris. L’auteur est alors un inconnu en France, à l’exception d’un cercle très restreint d’universitaires.
Mensonge romantique et vérité romanesque est un ouvrage de critique littéraire. D’emblée il introduit le lecteur au concept girardien clé : celui du désir mimétique. Pour René Girard, le désir mimétique est un désir qui n’existe pas en fonction de son objet, mais en fonction du désir concurrent d’une autre personne, à la fois modèle et obstacle à la réalisation de ce désir. Le désir mimétique est donc profondément un désir d’imitation.
Le compte-rendu qui va suivre s’attachera donc à passer en revue les principaux aspects de l’œuvre : le fait que le désir métaphysique soit une transcendance déviée , c’est-à-dire qui ne s’adresse pas à Dieu, d’abord, puis les deux types de médiation qui existent, la médiation interne et la médiation externe. Suivront la genèse historique et politique du triomphe du désir mimétique, puis une partie sur le masochisme et la mort, qui constituent la vraie aspiration du désir mimétique, et enfin le constat de l’auteur selon lequel toutes les conclusions des grands romans sont des conversions de type religieux.
Le désir métaphysique, que René Girard appelle également « maladie ontologique », c’est-à-dire maladie de l’être, constitue une transcendance détournée par rapport à la transcendance verticale, celle qui s’adresse à Dieu. En effet le désir métaphysique s’adresse à l’homme, et avant tout à l’homme qui est le plus proche de nous, le moins différent. Le désir métaphysique est donc tout à la fois orgueil prométhéen et projet d’autonomie totale assimilant l’homme à Dieu : car plus le désir est emprunté plus nous croyons fermement qu’il ne vient que des profondeurs de notre être.
Tragique et révélatrice perversion du sens du mot « prochain » : le prochain n’est plus le frère en Dieu, mais le rival abhorré, celui qui est le plus « proche » de nous par son potentiel de rivalité mimétique. Comme si la vacuité du désir métaphysique, qui ne désire jamais rien de concret, mais seulement des signes de la réalité, avaient tout à coup décuplé la puissance de ce désir.
Mais ce n’est pas vers Dieu que se tourne le désir métaphysique, il est indispensable de le rappeler. C’est bien plutôt vers Satan, en cela que le désir métaphysique sème partout haine et discorde, désir de mort, symbolique ou réelle (la rivalité mimétique est toujours désir de tuer l’autre, ne serait-ce que de manière symbolique), et non pas amour et miséricorde, pardon et bienveillance.
Au stade ultime, le désir métaphysique fait vivre à ses victimes un véritable enfer, comme dans Carnets du sous-sol ou Le Souterrain de Dostoïevski. Dans cette œuvre, le héros vit dans une spirale d’autodestruction totale et permanente. Pour Dostoïevski, l’homme du souterrain, dans tous les sens de ce dernier terme, incarne l’homme moderne. Il se trouve dans les ténèbres, et non pas dans la lumière. Et si l’homme moderne n’a pas encore atteint le stade décrit dans le roman, il est en tout cas appelé à l’atteindre un jour. Car telle est la vérité du désir métaphysique. Le porteur est condamné à se dégrader de manière à la fois radicale et irrémédiable au regard de sa vocation spirituelle.
Dans le désir mimétique et le désir métaphysique (le désir métaphysique pouvant être considéré comme le stade ultime du désir mimétique), il existe deux types de médiations parfaitement distinctes, dont les conséquences psychologiques sont très différentes.
Le premier type de médiation est la médiation dite externe, qui correspond au schéma suivant : l’inspirateur du désir est extérieur à l’univers du sujet désirant. Ainsi de Don Quichotte de Cervantès, dont le modèle, Amadis de Gaule, prodigieux chevalier légendaire, constitue un idéal inaccessible non seulement par ses éminentes qualités, mais surtout parce qu’il n’évolue pas dans le même univers concret que Don Quichotte. On peut également retenir l’exemple d’enfants qui prennent leurs parents pour modèles de leurs désirs, les adultes évoluant dans un monde qui demeure extérieur à l’univers des enfants. Dans les deux cas, cette médiation externe est puissamment structurante. Ses ravages sur les esprits sont donc moindres que ceux engendrés par le second type de médiation.
Dans la médiation dite interne, le sujet désirant et son modèle-obstacle évoluent dans le même univers. C’est le cas par exemple de rivaux dans des positions mondaines, comme dans À la recherche du temps perdu de Proust. La proximité même du sujet désirant et de son modèle-obstacle exacerbe les rivalités, instillant dans l’âme du sujet désirant un poison qui, peu à peu, va devenir mortel. Car le sujet va progressivement perdre toute capacité à désirer de manière spontanée. Dans le cas de la médiation interne, on sort d’une médiation structurante pour entrer dans une médiation profondément destructrice.
Pour René Girard il existe même d’ailleurs un troisième type de médiation, la médiation double, variante de la médiation interne. Pire cas de figure, il s’agit d’une structure en miroir au sein de laquelle l’imitateur devient à son tour objet et enjeu d’imitation pour son modèle. Entraînant une rivalité insoluble qui envenime encore plus les rapports humains, les rendant proprement impossibles.
Le triomphe du désir mimétique dans notre société est relativement récent. Et il a une histoire autant qu’une genèse. Cette genèse, c’est la Révolution française de 1789. C’est cet événement fondateur qui permet de répondre à la question que pose Stendhal dans tous ses romans : « Pourquoi ne sommes-nous pas heureux dans la société moderne ? »
Car cette société a déplacé le centre de gravité des consciences. Avec la Révolution, l’Autre, le semblable, le Même, est devenu une idole. La démocratie politique est en effet beaucoup plus totalitaire que la monarchie absolue.
Avant la Révolution, le Roi en France exerçait une médiation de type externe qui maintenait les distances. Le désir pouvait encore se tourner vers des objets concrets. Le désir métaphysique, dépourvu d’objet concret justement, n’était pas encore le seul possible dans la société. Par ailleurs la religion assurait une sorte de ministère de « salubrité psychique » que la Révolution de 1789 a fait voler en éclat. Au Dieu de la transcendance verticale, de la transcendance stable, a succédé la multitude d’idoles et de modèles humains.
Pour René Girard, effets politiques, sociaux et spirituels se conjuguent donc pour faire de l’homme moderne un adorateur de son semblable, radicalement éloigné de son devancier de l’Ancien Régime.
En rendant l’homme égal, la Révolution de 1789 ne lui a pas apporté le bonheur auquel aspiraient les adeptes de la philosophie des Lumières. C’est même tout le contraire.
Et au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’Ancien Régime, les ravages du désir métaphysique se font toujours plus intenses.
Ainsi dans À la recherche du temps perdu de Proust, qui se déroule à la charnière des XIXe et XXe siècles. Pour un sociologue, les Guermantes, modèles de la noblesse d’Ancien Régime, et les Verdurin, grands bourgeois colossalement riches, qui animent des salons rivaux, appartiennent fondamentalement au même milieu, font partie de la même « classe sociale ». Mais pas pour Proust. En effet, il affirme que le Faubourg Saint-Germain, l’univers mental et social des Guermantes, est un mythe. Ce mythe existe pour le regard de l’autre, et c’est cela qui lui confère son existence. Le Faubourg Saint-Germain, en d’autres termes, tient toute sa substance du désir métaphysique. Et, en effet, dans cette œuvre, aucun des personnages ne serait porté à croire que les Guermantes et les Verdurin font partie du même milieu. Pourtant, à la fin du roman, Madame Verdurin épouse le prince de Guermantes, cousin du duc de Guermantes qui est le mari de l’animatrice du salon rival de celui de la richissime roturière.
Le désir métaphysique a définitivement triomphé, d’abord en créant une fausse opposition, en faisant prendre au sérieux des différences qui sont en fin de compte dérisoires, et ensuite en faisant de cette fausse opposition le fil conducteur de la vie de l’une des héroïnes du roman, Madame Verdurin.
Les dimensions les plus authentiques, les plus réelles du désir métaphysique sont le masochisme et la mort.
Le masochisme tout d’abord. En raison du mépris qu’il se voue à lui-même, le sujet désirant est enclin à devenir « esclave » dans le triangle que forme, avec l’objet désiré à l’un des sommets, le sujet et son médiateur. Masochisme qui ne doit pas être pris dans un sens strictement sexuel, mais au sens le plus large.
Du point de vue sexuel à présent, le désir métaphysique conduit le plus souvent à l’impuissance. C’est le thème très stendhalien du fiasco, c’est-à-dire que l’acte sexuel n’est pas mené jusqu’à son terme.
La mort à présent. Fondamentalement, le désir métaphysique est désir de mort. Car cette recherche exalte ce néant absolu qu’est la mort. Aussi la volonté de mort du sujet désirant vient-elle se surajouter au désir de mort qui s’exerce à l’encontre du modèle, du médiateur, coupable de nous inspirer le désir d’un objet auquel, en même temps, il nous interdit l’accès.Le masochisme n’est d’ailleurs que la porte étroite par laquelle on s’achemine vers le désir de mort le plus effectif : c’est la vérité ultime que l’on peut retirer de toutes les grandes œuvres romanesques.
Dans toutes les grandes œuvres de la littérature romanesque, le héros se convertit à la fin de la narration. C’est-à-dire qu’il renonce au désir métaphysique pour se tourner vers des nourritures psychiques plus concrètes et moins vénéneuses, le plus souvent l’amour sincère, ou bien encore la sagesse, ou le culte du souvenir selon des émotions vraies.
C’est déjà le cas dans Don Quichotte, le personnage, dans le roman éponyme de Cervantès, révoquant sur son lit de mort l’admiration éperdue qu’il voue à Amadis de Gaule et à tous les autres héros de romans de chevalerie.
C’est aussi l’itinéraire spirituel qu’emprunte le narrateur dans À la recherche du temps perdu, quand, dans le dernier tome, Le Temps retrouvé, une incontestable restauration de la vérité se fait jour, abolissant les désirs métaphysiques qui n’ont apporté que le malheur et l’aliénation au narrateur.
C’est enfin le cas dans presque tous les romans de Dostoïevski qui, s’il vient avant Proust dans la chronologie, vient après ce dernier dans l’acuité et la précision de la représentation du désir métaphysique. Ainsi de Raskolnikov dans Crime et Châtiment ou de Dimitri Karamazov dans Les Frères Karamazov.
Car pour René Girard aucun auteur, en effet, n’est jamais allé au-delà de Dostoïevski dans son analyse et dans sa description de la réalité du désir métaphysique. De ce point de vue, l’écrivain constitue l’étape finale, le stade terminal de la révélation de la vérité romanesque, et de la dénonciation du mensonge romantique.
Le roman est la forme littéraire par excellence du XIXe siècle (et, au-delà, la forme littéraire par excellence de la modernité) comme le théâtre comique était la forme littéraire par excellence du XVIIIe siècle. Pourquoi ?
C’est que, à la suite des bouleversements politiques et, surtout, sociaux consécutifs à la Révolution de 1789, le désir mimétique et ses ravages ont pris des proportions inconnues jusqu’alors. La joie, le bonheur simple, l’humour qui faisaient tout le sel du théâtre comique du siècle précédent ne sont plus de mise.
À la vanité gaie de l’Ancien Régime a succédé la vanité triste de l’époque moderne. Car le médiateur se rapprochant du sujet désirant, les différences réelles et tangibles entre groupes sociaux comme entre individus se sont progressivement effacées avec l’égalité civile. Le monde social est devenu le royaume de l’imitation et de la médiation interne, l’empire de « l’envie, de la jalousie et de la haine impuissante », pour reprendre l’expression de Stendhal définissant la société postrévolutionnaire.
Au-delà s’en est suivi le désenchantement du monde, laissant à l’homme le goût amer des promesses non tenues : celle du bonheur ici-bas grâce aux programmes de réforme ou aux révolutions politiques.
René Girard et son œuvre font l’objet de critiques récurrentes. La première d’entre elles a trait au caractère quasiment obsessionnel, aux dires de ses détracteurs, de ses thèmes de prédilection : le désir mimétique au premier chef bien sûr, mais également le mécanisme du bouc émissaire.
La seconde critique importante, émanant notamment d’Alain de Benoist, l’un des principaux animateurs de la « Nouvelle Droite », porte sur le fait que Girard affirme plus qu’il ne prouve ou qu’il ne démontre.
Enfin, d’autres acteurs de la vie intellectuelle, comme l’universitaire rationaliste René Pommier, lui reprochent son attrait pour le fait religieux.
Ouvrage recensé
– Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
Ouvrages de René Girard
– Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. – La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. – Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978. – Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Gallimard, 2001.– Achever Clausewitz, Paris, Flammarion, 2007.