Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein
Comment nous aider à prendre chaque jour les bonnes décisions sans aucune contrainte ? Voilà la question à laquelle répondent Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein en proposant une méthode douce qui laisse à chacun la liberté de choisir. Plutôt que de contraindre, cette méthode défend l’idée de petits « coups de pouce » (ou « nudge ») qui influent sur notre comportement pour nous aider à prendre la bonne décision. Cette forme de paternalisme libertaire peut s’appliquer à tous les domaines de la vie courante, que ce soit pour adopter une meilleure conduite sur la route, pour limiter notre consommation d’énergie, ou encore pour choisir un crédit bancaire.
L’économie standard repose sur l’hypothèse de rationalité individuelle avec le concept d’homo economicus, c’est-à-dire une représentation abstraite de l’individu qui, sachant analyser et anticiper les événements, ne prendrait que des décisions optimales.
L’économie comportementale, discipline qui s’est développée à la fin du XXe siècle, refonde l'analyse économique sur les comportements réels des êtres humains en remettant en cause cette hypothèse. La rationalité des individus serait au contraire limitée : ils commettent des erreurs de jugement et d’anticipations, et ne prennent pas toujours les bonnes décisions. L’ouvrage de Thaler et Sunstein s’inscrit dans le champ de l’économie comportementale, et s’appuie sur la rationalité limitée des individus pour défendre un modèle de paternalisme libertaire.
En effet, ils défendent l’idée selon laquelle il faut guider l’individu pour prendre de meilleures décisions (pour eux-mêmes ou pour la société) qu’ils ne le feraient seuls. Pour ce faire, ils suggèrent une méthode d’incitation douce, c’est-à-dire sans contrainte, qui prend la forme de « coups de pouce » ou « coups de coude », (nudge en anglais). Le champ des nudges est illimité, il touche à tous les domaines de l’économie et de la société, tant dans le secteur public que le secteur privé.
L’économie standard présume que les individus sont des homo economicus. Autrement dit, « chacun d’entre nous pense et choisit sans jamais se tromper, en toutes circonstances ».
Pour Thaler et Sunstein, au contraire, les individus sont de simples mortels : ils peuvent donc se tromper et prendre de mauvaises décisions. Ils opposent les simples mortels aux écônes, représentation abstraite de l’individu dont les prévisions ne seraient pas systématiquement biaisées (une forme d’homo economicus). Par exemple, à la différence des écônes, les simples mortels ont une tendance à toujours faire preuve d’un optimisme irréaliste pour estimer le temps nécessaire à la réalisation d’un projet.
Un nudge est « un facteur qui modifie de façon significative le comportement du simple mortel, alors même que l’écône l’ignorerait ». Il s’agit donc d’une méthode douce pour influencer le comportement ou la prise de décision. Les auteurs prennent l’exemple d’une cantine scolaire, dans laquelle la directrice souhaite que les élèves mangent plus sainement. La manière de disposer les plats (les plus sains à hauteurs de vue par exemple) influence le choix des élèves. Un écône, qui ne réagit qu’aux incitations matérielles, ne se laisserait pas influencer par une telle manœuvre : il prendrait en compte toutes les informations et choisirait le menu qui lui semble le plus adapté.
La prise de décision des simples mortels est imparfaite, influencée par plusieurs biais. Dans l’exemple de la cantine scolaire, les élèves ont toujours la possibilité de choisir les plats moins diététiques. C’est donc une forme de paternalisme libertaire. Même si les auteurs ont conscience qu’une telle expression peut sembler formée de termes contradictoires, ils rétorquent qu’il y a en effet un côté « paternalisme », dans le sens où le nudge vise à influencer la prise de décision des individus, et « libertaire » car il n’impose aucune contrainte et laisse toujours la possibilité de choisir parmi toutes les options.
Les psychologues distinguent deux sortes de pensée : le système automatique et le système réflectif. Le fonctionnement du premier est intuitif, non contrôlé, sans effort, et rapide : il relève de la réaction instinctive. Par exemple, nous utilisons notre système automatique lorsque nous parlons notre langue maternelle, ou bien quand nous sourions à la vue d’un adorable petit chat.
D’un autre côté, le système réflectif relève quant à lui de la pensée consciente. Il est plus lent, exige des efforts et applique des règles. Nous l’utilisons pour nous exprimer dans une langue que nous ne maîtrisons pas encore parfaitement, ou bien pour trouver le résultat d’une multiplication compliquée.
Les écônes ne prennent jamais de décision sans faire appel à leur système réflectif. À l’inverse, les simples mortels, qui ont parfois l’esprit trop occupé, s’en remettent souvent à leur système automatique pour prendre des décisions, en ayant recours à des règles empiriques qui agissent comme des points de repères. Bien qu’elles soient souvent utiles, ces règles empiriques peuvent conduire à altérer la prise de décision, c’est-à-dire à produire des biais. Deux psychologues israéliens, Amos Tversky et Daniel Kahneman, ont identifié trois de ces règles empiriques (ou heuristiques) et les biais associés à chacune d’entre elles.
La première règle empirique est l’heuristique d’ancrage-ajustement, selon laquelle pour estimer une valeur (par exemple la population d’une ville), l’individu part d’une valeur qu’il connaît et qu’il ajuste pour trouver la valeur cherchée, ajustement qui produit un biais. La deuxième est l’heuristique de disponibilité, situation dans laquelle l’individu évalue la probabilité des risques en fonction d’exemples pertinents qui lui viennent à l’esprit. Une personne qui aura personnellement vécu un tremblement de terre aura tendance à surestimer le risque que cet événement se reproduise.
Enfin, l’heuristique de la similarité survient lorsque l’individu est confronté à une situation nouvelle et se base sur une situation déjà vécue relativement similaire pour prendre sa décision.
Se reposant sur leur système automatique, les simples mortels sont faillibles. À l’inverse des écônes, leur attention est limitée. De nombreux biais interfèrent dans l’optimalité de la prise de décision des simples mortels. Thaler et Sunstein en présentent plusieurs exemples. Il y a tout d’abord l’optimiste irréaliste qui, surestimant son immunité personnelle, néglige de prendre les mesures préventives qui s’imposent. C’est le cas par exemple de la plupart des fumeurs qui, bien que connaissant les risques liés au tabac, croient avoir moins de chances d’avoir un cancer du poumon ou une maladie cardiaque que la plupart des non-fumeurs.
L’aversion à la perte est un autre biais qui affecte les décisions des simples mortels : « Cela rend deux fois plus malheureux de perdre quelque chose que cela ne rend heureux de l’acquérir ou de le gagner ». L’aversion à la perte produit de l’inertie, c’est-à-dire un fort désir de conserver ses possessions actuelles.
Le biais du statu quo, selon lequel les individus ont une tendance naturelle à rester dans leur situation actuelle, produit également de l’inertie (par exemple la tendance naturelle des élèves à toujours s’assoir à la même place). La façon de présenter les choses joue également un rôle important dans la prise de décision, comme nous l’avons vu dans l’exemple de la cantine scolaire. Dans tous ces exemples, les gens prennent leur décision de manière passive, laissant faire leur système automatique.
Le cas de l’aéroport de Schiphol à Amsterdam présente un exemple de nudge particulièrement réussi. Dans les toilettes des hommes, les autorités ont fait dessiner une fausse mouche au fond de chaque urinoir. Ce simple dessin, incitant les utilisateurs des urinoirs à mieux viser, eut pour conséquence de réduire de 80% les éclaboussures et ainsi de baisser drastiquement les dépenses de nettoyage.
La prise de décision des simples mortels est imparfaite, il est donc légitime de les accompagner en construisant une architecture du choix. Comme un architecte qui sait que la manière dont il réalise un bâtiment a une influence sur le comportement de ses usagers (par exemple un escalier ouvert pour multiplier les occasions d’interaction), un architecte du choix doit prendre conscience que la prise de décisions est influencée par la manière dont sont présentées les différentes possibilités. La méthode du nudge consiste donc à se servir de cette propriété pour orienter les décisions des individus dans une direction susceptible d’accroître leur bien-être, sans pour autant les contraindre.
L’architecture du choix est pertinente lorsque les choix sont difficiles à prendre ou lorsque les gens se laissent trop guider par leur système automatique. Les auteurs citent plusieurs cas dans lesquels la mise en place d’un nudge est particulièrement pertinente : lorsque les choix et leurs conséquences sont séparés dans le temps (fumer par exemple) ; quand le degré de difficulté pour choisir parmi les différentes options est important ; lorsque ce type de décision à prendre est peu fréquent (acheter une maison, choisir un plan d’épargne…) ; quand le retour d’information ne fonctionne pas (manger trop gras pendant des années sans s’en rendre compte) ; et enfin, quand il y a abondance des options possibles.
Pour mettre en place un nudge efficace, l’architecture du choix doit refléter une solide connaissance des simples mortels qui prennent la décision. L’option par défaut occupe une place particulière, car ils se laissent souvent guider par leur système automatique et ont tendance à choisir cette option. C’est par exemple le cas lors de l’installation d’un logiciel avec une version « recommandée » précochée.
Dans d’autres cas, il peut être préférable de ne pas définir d’option par défaut et d’obliger les gens à prendre une décision.
Contrairement aux écônes, les simples mortels se laissent souvent influencer par le comportement de leurs pairs. L’une des façons les plus efficaces d’exercer la méthode douce est donc de se servir de cette caractéristique. L’une des grandes catégories d’influences sociales repose sur l’information : si de nombreuses personnes font ou pensent quelque chose, leurs actions et leurs pensées transmettent une information concernant ce qu’il faut faire ou penser. Des individus exprimant des opinions claires peuvent faire évoluer celle de groupes dans la direction qu’ils souhaitent.
Un nudge social efficace consiste simplement à informer les gens de ce que font les autres. Une étude réalisée en Californie pour réduire la consommation d’énergie consista à informer les foyers de la consommation moyenne des autres maisons. Les effets furent frappants : ceux qui consommaient le plus réduisirent leur consommation, mais ceux dont la consommation était inférieure à la moyenne l’augmentèrent significativement. Ainsi, quand on leur disait que leur consommation était inférieure à la moyenne, ces foyers avaient l’impression d’avoir de la marge et consommèrent plus.
Pour contrer cet effet boomerang, un smiley souriant fut ajouté sur le relevé des foyers dont la consommation était inférieure à la moyenne. Grâce à ce simple nudge, l’effet boomerang disparut complètement.
La suggestion est une autre forme d’influence sociale qui peut être utilisée pour exercer la méthode douce. En effet, la recherche montre que la moindre allusion à une idée ou à un concept peut influencer la prise de décision.
Il s’agit notamment de l’« effet mesure » : quand on mesure l’intention des gens, cela affecte leur conduite. Par exemple, demander aux gens s’ils ont l’intention de voter la veille de l’élection augmente fortement la probabilité qu’ils aillent voter. L’« effet mesure » peut donc être utilisé dans la conception de nudge, par exemple pour inciter les gens à mieux manger, à pratiquer une activité physique, ou à aller se faire vacciner.
La méthode douce et une meilleure architecture du choix pourraient contribuer à protéger l’environnement, en réduisant les gaz à effet de serre. Actuellement, plutôt que la méthode douce, les gouvernements choisissent des formules autoritaires en exigeant la réduction de l’ensemble des émissions, rejetant ainsi le libre choix des individus. Selon les auteurs, « ces limitations rappellent désagréablement les plans quinquennaux soviétiques ». L’environnement est la résultante d’un système mondial de l’architecture du choix, dans lequel les marchés occupent une place importante.
Les marchés sont confrontés à deux problèmes. Tout d’abord, les incitations ne vont pas toutes dans le même sens : ce qui est coûteux pour l’environnement n’est pas nécessairement répercuté sur le prix. L’architecture du choix peut permettre de résoudre ce problème, en mettant en place des incitations qui rétablissent la cohérence, avec par exemple une taxe pollueurs-payeurs ou bien un système de quota. Second problème, les gens ne sont pas toujours informés des conséquences environnementales de leurs actes. Pour résoudre ce problème, la méthode douce prône d’améliorer le retour d’information. Par exemple, on peut imposer la divulgation d’émissions polluantes ou de rejets toxiques, les mauvais élèves ayant tendance à être ostracisés par les consommateurs, les médias et les électeurs. Il s’agit donc d’une forme de nudge social.
Une autre manière de favoriser le retour d’information serait de rendre visible la consommation d’énergie. Ainsi, chaque jour les gens pourraient voir combien d’énergie ils ont utilisée, ce qui les inciterait à réduire leur consommation sans pour autant les contraindre. L’Ambiant Orb fut développée dans cette optique. Il s’agit d’une petite sphère lumineuse qui rougit quand le client utilise beaucoup d’énergie, et verdit quand sa consommation reste modeste. Ce nudge imaginatif a permis de réduire la consommation de 40% aux heures de pointe en quelques semaines.
La méthode du nudge consiste à guider le comportement des individus pour améliorer leur bien-être ou les intérêts de la société sans pour autant les contraindre. En effet, ils prennent souvent des décisions qui ne sont pas optimales en se laissant guider par leur système automatique. La méthode douce du nudge est donc une forme de paternalisme libertaire, qui peut s’appliquer à tous les domaines de l’économie et de la société.
Des nudges peuvent être mis en place pour aider les gens à choisir leur plan d’épargne retraite, pour les inciter à arrêter de fumer ou encore pour réduire les gaz à effet de serre. Les auteurs espèrent que cette méthode douce ouvrira de nouvelles opportunités en matière de politique, plus consensuelle, pour constituer une « troisième voie capable de transcender les débats les plus difficiles auxquels les démocraties contemporaines sont confrontées ».
Si les auteurs ne voient pas de contradiction dans le terme paternalisme libertaire, d’autres pensent au contraire qu’il ne peut y avoir de paternalisme sans atteinte à la liberté. En effet, le fait de guider les individus dans leur comportement, même dans l’objectif d’accroître leur bien-être, peut être considéré comme une « pente savonneuse » vers une intrusion à la liberté de choix. De plus, il faut définir ce que l’on entend par leur bien-être. Thaler et Sunstein opposent trois arguments face à ce type d’attaque.
Premièrement, l’argument de la « pente savonneuse » revient à éluder la question de savoir si la méthode douce a un intérêt en elle-même, si elle aide effectivement les gens à mieux manger, à mieux épargner…
Deuxièmement, cette méthode sans contrainte pose comme condition sine qua non la possibilité de choisir parmi toutes les options. Les individus peuvent donc aisément éviter les interventions paternalistes. Enfin, il est inévitable d’avoir recours à l’architecture du choix, même si elle est inconsciente : « de même qu’il n’y a pas de bâtiment sans architecture, il n’y a pas de choix sans contexte » .
Ouvrages recensé
– Nudge, Comment inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.
Autres ouvrages de Richard H. Thaler– Richard H. Thaler, Misbehaving, Paris, Le Seuil, 2018.
Autres ouvrages de Cass R. Sunstein– Cass R. Sunstein, Fabrice Clément, Stéphane Werly, Patrick Hersant, Anatomie de la rumeur, Genève, Markus Haller, 2012.
Autres pistes– Dan Ariely, Christophe Rosson, C'est (vraiment ?) moi qui décide : Les raisons cachées de nos choix, Paris, Flammarion, Clé des champs, 2016.– Éric Singler, Nudge management : Comment créer du bien-être, de l'engagement et de la performance au travail avec la révolution des sciences comportementales, Montreuil, Pearson, 2018.– Éric Singler, Olivier Oullier, Nudge marketing: Neurosciences et marketing gagnant, Montreuil, Pearson, 2015.– Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez, Olivier Pilmis, Le biais comportementaliste, Paris, Sciences Po, 2018.– Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.