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La Culture du pauvre

de Richard Hoggart

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Cet ouvrage paru en Angleterre en 1957, a marqué son temps. Prenant le contre-pied de ces sociologues pour qui le peuple est par nature trop passif pour résister si peu que ce soit à la culture de masse, il montre, au contraire, que la modernité ne l’atteint que dans les formes prédéterminées par sa culture. Étant lui-même du peuple, il le décrivit tel qu’il était, sans embellir ni noircir, essentiellement naïf et corruptible, mais assuré dans ses croyances et dans ses mœurs.

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1. Introduction

Dans La Culture du pauvre, Richard Hoggart nous livre, en même temps qu’une étude de grande valeur scientifique, une merveilleuse autobiographie. Cet éminent sociologue nous parle, en effet, de lui-même, et il le dit ouvertement, avec une franchise rare. Non, d’ailleurs, qu’il nous assommerait avec le récit de ses aventures personnelles. L’autobiographie, ici, est totalement dépouillée de tout culte du moi. Exercice d’humilié mené jusqu’au terme de sa logique interne, l’ouvrage ne parle que de ce que l’auteur a vu, senti et éprouvé de son milieu, et non de lui-même.

Son sujet, c’est d’abord et avant tout la société où se meut le pauvre, cette société « holiste » où l’individu n’est pas autorisé à s’écarter de la norme. Il parle du peuple, et d’un peuple déterminé, qu’il connaît : le peuple de l’Angleterre du Nord dans les années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale. Peuple singulier, situé entre deux mondes, car tenant à la fois de la paysannerie et de la modernité. Peuple dont les grand-mères avaient trait les vaches, et submergé par l’américanisme, les transistors, les machines à laver, les voitures et ces facilités de toutes sortes qui modifièrent plus que sensiblement son visage. Monde que, nous dit Hoggart, ses collègues sociologues n’ont que trop tendance à dénigrer pour ce qu’il n’est pas, une masse informe.

Après avoir fait l’éloge des capacités de résistance du peuple face au monde moderne et dressé le portrait du foyer populaire typique, il se livre à une critique acerbe des loisirs et des amusements que l’on propose au peuple. Ce livre est une mise au point, un règlement de compte et une mise en garde.

2. Le peuple n’est pas ce que vous croyez

Selon Hoggart, le peuple n’est pas une masse amorphe sur laquelle les spécialistes en ingénierie sociale auraient tout loisir d’exercer leurs talents de Frankenstein sans que la matière ne résiste ou ne réagisse. Cela, cette vision d’un peuple passif, entièrement soumis aux volontés de ses maîtres, c’est une vision bourgeoise.

C’est la vision d’hommes qui ne connaissent pas le peuple et s’en sont formé une idée toute fausse, toute pleine, malgré les protestations d’amour, du mépris caractéristique des classes possédantes pour les classes dépossédées. Le peuple, nous dit Hoggart, il faut mieux le regarder, c’est-à-dire l’observer de l’intérieur. En fait, il réagit au milieu qu’on lui fait, selon sa propre nature. Il a conservé sa morale. Il appelle un chat, un chat. Il est rude. Il n’est pas si éloigné que cela du paysan qu’était son grand-père. Et ce, insiste Hoggart, malgré des bouleversements absolument stupéfiants, malgré qu’il travaille à l’usine, et non plus dans les champs, qu’il habite la banlieue et non plus la campagne, avec tout ce que cela implique pour son habitat, ses danses, ses loisirs et la hiérarchie de ses valeurs.

Retournant comme un gant l’accusation souvent faite au peuple d’avoir l’inertie de la masse, il affirme, au contraire, tout ce que cette inertie peut avoir de positif comme force de conservation. Ce peuple qu’en anglais Hoggart appelle the working classes, les classes laborieuses, est de ce fait peu sensible aux idées neuves. Il conserve tout le respect de ses ancêtres pour la religion. Mais à sa manière populaire, bien entendu, très peu marquée d’intellectualisme, très empreinte de superstitions : chats noirs qui vous passent devant dans la rue, suites de numéros forcément gagnants à la loterie, etc.

Le goût du peuple, non plus, n’est pas moderne, n’est pas d’avant-garde. Il ne goûte pas les intérieurs épurés, tous de plastique, de surfaces planes et d’angles droits. Il lui faut, note Hoggart à de nombreuses reprises, de la chaleur, peut-être pour compenser la violence permanente à laquelle l’ouvrier est soumis dans la société capitaliste. Pour compenser les cadences infernales, rien de tel qu’un petit nid douillet. Ainsi, son intérieur sera encombré de toute une batterie de bibelots, de meubles, de tableaux de genre et de papiers peints à motifs floraux. Le peuple adore ces ornements que le bourgeois méprise toujours avec la plus grande constance, étant donné que cela lui procure un sentiment désagréable d’étroitesse et d’étouffement.

3. La jeune fille et la mère

Le foyer, telle est sans doute, à la lecture de l’ouvrage de Hoggart, l’élément cardinal de la culture du pauvre. Tout s’organise autour du foyer. Les longues et mornes rues de méchante brique qui ont fait la désastreuse réputation de l’Angleterre et du nord de l’Europe en général sont, en fait, selon Hoggart, très chaleureuses à ceux qui les habitent. Elles contiennent et expriment la chaleur et l’entraide de la vie de quartier.

Au centre de chaque foyer, la mère, figure à laquelle Hoggart consacre de précieux développements, qui sont tout autant de morceaux de bravoure littéraire et de piété filiale. A trente ans, explique-t-il, elle est déjà fanée, courbée, brisée par une vie de labeurs incessants, répétitifs et ingrats, et de soucis. C’est elle qui épargne ; elle qui gère le budget. C’est elle qui reprise, qui soigne, qui lave les petits. C’est elle qui fait le ménage, la vaisselle, le linge. C’est elle qui trime. C’est elle qui s’échine pour que le foyer soit bien tenu, beau selon le goût populaire, c’est-à-dire soigné et travaillé.

Mais la mère n’a pas toujours été cette femme sans attraits. Elle a été une jeune femme, pimpante. Elle a connu, comme le dit Hoggart, cet âge de la vie, l’adolescence, que le peuple comprend comme une longue récréation avant la vie véritable ; et pas du tout comme un état devant durer par nature toute la vie. Cette jeune fille a dansé ; elle a connu la vie des clubs, les virées au centre-ville, les garçons. Elle s’est amusée, elle a pris du bon temps, elle était libre, et tout le monde a trouvé normal qu’elle ait vécu cette vie-là. Mais personne n’a jamais conçu, comme les intellectuels bourgeois libéraux pour s’en féliciter, ou comme les philosophes réactionnaires pour le déplorer, que cette licence pourrait durer. Les intellectuels exagèrent considérablement l’influence des idées modernes sur le peuple. Ces jeunes filles sont, et elles le savent pertinemment, des mégères en devenir. Et trouvent cela très bien.

4. Le père et le foyer

On s’est marié. On s’est installé. On a fait son petit nid. Puis les enfants sont nés. Un, deux, pas énormément, les gens du peuple pratiquant le contrôle des naissances, à leur manière, sans trop se soucier des méthodes scientifiques. Et alors a commencé ce que le peuple appelle la « vraie vie ». Et la jeune fille, peu à peu, s’est laissée submerger par les tâches ménagères.

Le mari a trouvé un emploi, à l’usine ou ailleurs, un emploi d’homme, dur. Mais il ne se plaint pas. Les gens du peuple ne sont pas geignards. Après l’usine, il retrouve les copains, pour boire un coup, au bar ou au club. Il y a les bons maris, qui rentrent sans s’être saoulés, qui aident aux tâches ménagères en bricolant ou en réparant. Et il y a les mauvais, qui rentrent ivres morts, battent femme et enfants. Ceux-ci sont l’objet de la réprobation générale. Mais cette réprobation ne concerne que l’excès : dans les foyers populaires, il est entendu que l’homme est le maître, et de sa femme, et de ses enfants. Lui seul rapporte de l’argent. La femme reste à la maison. Elle travaille sans cesse et se trouve entourée d’un respect quasiment religieux. Mais ce n’est pas elle qui rapporte l’argent.

C’est le mari, et c’est donc sur lui que descend l’aura d’autorité, dans ce monde où l’argent est roi. Les femmes du peuple ne sont donc pas féministes. Si elles savent se faire respecter, et chacun sait que la maisonnée est leur royaume, elles sont convaincues de la supériorité masculine. Il est entendu que, quand il rentre, le chef de famille doit trouver le repas prêt et doit pouvoir s’attabler. Il est entendu, car il est le travailleur de force, qu’il aura la plus grande part, et que la femme se privera s’il le faut. Il est entendu, encore, qu’il peut user comme bon lui semble de l’argent qu’il a gagné.

Certains époux confient toute la paie à leurs femmes ; mais ce n’est pas la règle générale. Ils peuvent en retenir ce qu’ils veulent. Ils n’octroient que ce qu’ils jugent nécessaire et gardent le reste pour leur propre dépense : principalement le tabac et la bière, substances sans lesquelles, de l’avis général, la vie d’un homme n’est plus une vie d’homme.

5. Le rôle de l’imprimé

Longuement, Hoggart s’attarde sur les lectures du peuple. Ce n’est pas un hasard : de son temps, l’Angleterre écrasait tous les autres pays du monde par le nombre de livres et de périodiques publiés, à tel point que les États-Unis, en chiffres absolus, arrivaient très loin derrière elle. Le peuple anglais était un peuple de lecteurs. Dans chaque quartier, des bibliothèques où venaient se réchauffer, comme à une sorte de foyer collectif, les veufs, objets de la pitié populaire malgré leurs allures, leur misère, leurs bizarreries.

Dans toutes les mains, des journaux ; non pas ces périodiques chics de l’Anglais raffiné, mais de ces périodiques de qualité très médiocre, où le peuple venait quérir le frisson de l’aventure ou la douceur du sentiment.

Lui-même doué d’une très fine sensibilité littéraire, Hoggart prend un plaisir certain, et qu’il sait partager, à analyser l’évolution de la littérature populaire. Évolution paradoxale, contradictoire en apparence. D’une part, note-t-il, le style s’améliore nettement : d’autre part, le contenu se détériore. Mais chacun des termes de cette contradiction explique l’autre, si l’on prend garde de ne pas rester à la surface des phénomènes. En fait, tout s’explique par la disparition de la morale.

Puisque le romancier populaire vise avant tout l’émotion et qu’il ne dispose plus de la facilité qui consistait à opposer bons et mauvais personnages dans des tableaux sans nuances, il doit désormais se rabattre sur le langage lui-même pour créer de l’émotion. On passe, donc, à une littérature plus nerveuse, plus inventive sur le plan de l’expression et du vocabulaire, mais où l’intrigue se résume à une série de bagarres. Les femmes y deviennent des sortes de poupées extraordinairement faciles et anatomiquement impossibles que l’on n’hésite pas à violenter, et les héros – des détectives privés – ont adopté les mœurs de ces gangsters qu’ils font profession de poursuivre.

6. La culture populaire en danger

Hoggart n’éprouve, en réalité, que peu de sympathie pour l’évolution de la culture populaire, toujours plus « arraisonnée » par le monde extérieur du divertissement fabriqué. Il dépeint les milk-bars comme des endroits aseptisés où une jeunesse atrophiée se livre sans retenue à la débauche sans saveur que lui proposent ces antres de l’américanité (musique de juke-box, boissons sucrées, peu de filles et beaucoup de pin-ups sur papier glacé). L’évolution musicale l’atterre, qui en tout point annonce les Beatles : emploi de chœurs de jeunes hommes pour créer artificiellement le sentiment de fusion dans le groupe des « copains », mélodies exprimant toujours et sans relâche un bonheur sans mélange ni nuance de contrariété. Par rapport à la musique populaire de sa jeunesse, tout cela lui semble bien pauvre.

Cependant, le pire n’est pas là, mais dans l’élévation sociale, par le mérite scolaire, des meilleurs éléments du peuple (meilleurs intellectuellement, s’entend). Selon Hoggart, il s’agit là d’un piège, et très dangereux. Car voici, par ce processus, le peuple privé de son élite. Ce qui a pour conséquence que le peuple n’a plus en son sein le ressort de se défendre tout seul, comme il l’avait fait au XIXe siècle. Il doit s’en remettre à des syndicats et des partis qui font profession de le défendre. Mais, loin de les défendre en fonction de critères populaires, ces professionnels jugent selon des critères objectifs et bureaucratiques, chiffrés : principalement le salaire.

Or, l’argent ainsi gagné se retourne contre le peuple. Consacré au loisir, il entre dans le cercle défini par la consommation et la production. L’alphabétisation, de même, se retourne en abrutissement par le moyen d’une littérature faussée, les vacances deviennent tourisme et, en général, le loisir devient spectacle.

7. Conclusion

Si ce livre est une autobiographie, c’est aussi une confession. Lui-même, Hoggart, fait partie de cette élite populaire arrachée, coupée du peuple. Son chapitre sur les intellectuels déclassés et déracinés est un chef d’œuvre du genre. Autocritique radical, l’auteur tente, par ce livre, un retour au peuple. Il en est issu. Il se sent manifestement une dette envers lui.

Après s’être élevé contre la conception bourgeoise du peuple masse informe et amorphe, après avoir dénoncé les travers des intellectuels issus des masses, il achève sur un appel à ne pas céder aux sirènes hollywoodiennes d’une culture populaire abstraite, où les classes et les peuples se fondent en un magma informe et mondial. Non pas que Hoggart soit un partisan du repli identitaire, mais cette évolution lui semble dangereuse.

Car elle aboutira à priver les peuples, c’est-à-dire les classes laborieuses, de leur conscience de soi, de leur être même : « Derrière “le brave type bien de chez nous” dont la presse populaire tente de diffuser l’image, se profile déjà “le brave type de tous les pays” tel que l’élabore la production hollywoodienne. Ce n’est pas être passéiste que de tenter de faire voir ce que représentait la figure concrète d’une culture de classe par opposition à cette culture “sans classe” que je préférerais appeler d’ailleurs une “culture sans visage” » (p. 401).

8. Zone critique

Or, que propose Richard Hoggart pour sortir de cette impasse ? Très logiquement, d’en revenir à une culture de classe. Outre que cette vision, avec tout ce qu’elle charrie d’idées marxistes et socialistes durablement passées de mode, peut aujourd’hui paraître bien étrange, elle repose sur l’idée qu’il pourrait y avoir une culture de classe ; et cela suppose que la culture ne soit plus considérée comme universelle. Idée qui recèle un grand danger : s’il n’y a pas de culture commune, comment donc pourrait-il y avoir société commune ? En outre, mais là Hoggart aurait pu difficilement prévoir une telle évolution, il se trouve qu’aujourd’hui, à l’heure des « multitudes », la notion de « classe sociale » est de moins en moins évidente . Ce qui rend bien hypothétique un éventuel retour à cette culture de classe dont Hoggart fait l’éloge.

Le point de vue de Hoggart est indéniablement fécond : il a donné lieu à l’émergence de l’un des plus importants courant des sciences sociales, les « cultural studies ». Néanmoins, il est discutable : sous le prétexte, à coup sûr légitime, de ne pas se laisser prendre au piège d’une culture faussement universelle (car il s’agit de l’universalité de la culture d’une classe particulière, celle de ceux que le progrès technique propulse au-delà des frontières traditionnelles), il nie implicitement l’universalité de toute véritable culture.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Culture du pauvre, éditions de minuit, 1970.

Du même auteur– 33 Newport Street. Autobiographie d'un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Le Seuil, coll. « Points », 2013 [1991].

Autre piste– Orwell Georges, Le Quai de Wigan, 10/18, coll. « Domaine étranger », 2000.

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