Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Richard Mèmeteau
Les relations sexuelles sont aujourd’hui plus que jamais libérées. De Meetic à Grindr ou Adopteunmec, les sites de rencontre ont bouleversé les codes de séduction traditionnels. Avec un style bien à lui, Richard Mèmeteau décrypte ces nouvelles tendances amoureuses à la lumière de sa propre expérience.
Les facilités de rencontre offertes par les sites de drague en ligne ont révolutionné les pratiques amoureuses contemporaines. Elles ont démultiplié le potentiel de rencontres de chacun et ont, de ce fait, libéralisé l’accès à la sexualité. Propulsé par la révolution numérique, le papillonnage amoureux et sexuel semble devenir une norme au point d’affoler certains sociologues, qui pointent une ubérisation marchande du sexe et une démoralisation de nos liens les plus précieux.
Faut-il pourtant y voir un penchant à la débauche de plus en plus affirmé ? Les sites de rencontre ont-ils signé la mort de l’amour et l’avènement d’un marché sexuel d’un nouveau genre ? Peut-on pratiquer le sexe multiple en conservant des principes éthiques ? Adepte des sites de rencontre, Richard Mèmeteau livre avec humour et sans complexe le fruit de ses réflexions sur la drague en ligne.
C’est à partir des années 1920, notamment sur les campus américains, qu’on assiste à une émancipation à l’égard des règles traditionnelles de la séduction.
La pratique du dating, rencontre amoureuse ou sexuelle libérée de toute convention, est vécue comme une libération par les jeunes étudiants. Elle s’accompagne néanmoins d’un renforcement de la domination masculine, par le fait que ce sont les garçons qui sont désormais à l’initiative des rendez-vous.
Ce processus amoureux instaure un déséquilibre entre les partenaires car il est gouverné par le « principe du moindre intérêt » : le moins intéressé des deux se retrouve en position de supériorité. Pour le sociologue Willard Waller, l’indépendance économique masculine et l’importance relative du mariage dans la réalisation sociale des hommes leur procurent un statut dominant dans la relation amoureuse libre.
Dans les années 1980, le sida change la donne et coupe court à l’insouciance. Le virus oblige à prendre conscience des risques inhérents à l’écosystème sexuel dans lequel on évolue. La sexualité ne peut plus être réduite à une simple notion de plaisir : elle est associée à un danger potentiel pour sa propre santé comme pour celle de ses partenaires. Un individu multipliant les conquêtes augmente le risque d’être contaminé et de contaminer ses partenaires. On le désigne sous l’appellation de « grand impacteur ». Avec l’épidémie de sida, la responsabilité de chacun devient prépondérante, que l’on appartienne à une communauté homosexuelle ou hétérosexuelle. Cela conduit à l’apparition du safe sex, des techniques sexuelles visant à se protéger de la maladie.
Les années 1980 voient aussi apparaître les prémisses de la drague en ligne avec le Minitel rose ou le flashing, un boîtier de géolocalisation de partenaires sexuels. Émergent également les premiers sites de rencontres, comme Caramail ou Match.com dans les années 1990. Avec la drague numérique, la relation amoureuse perd sa spontanéité. Elle est le fruit d’une découverte progressive par écran interposé.
Elle oblitère le charme de la séduction qui devient pragmatique : on la pratique au pluriel, et non plus au singulier, pour multiplier ses chances. Le sentiment amoureux n’est plus le préalable à la relation sexuelle, mais son aboutissement éventuel. Les rencontres en ligne ont aujourd’hui tendance à devenir la norme : elles concernent 35% des couples américains formés entre 2005 et 2012.
Pour certains, les sites de rencontre sont le reflet du consumérisme ambiant, appliqué au sexe. Il faut dire que les applications de drague recourent à tous les ingrédients de la marchandisation. Comme les grandes surfaces, elles proposent une abondance de choix, en l’occurrence des centaines de profils parmi lesquels faire sa sélection.
Elles font également jouer le principe de concurrence entre les utilisateurs en fonction des préférences de chacun : les membres doivent savoir se vendre et se mettre en valeur par une photo et un profil attractifs, comme les produits dont on fait la promotion dans les hypermarchés. Enfin, les individus sont soumis à une « obsolescence programmée » : ils sont remplaçables et interchangeables.
L’approche algorithmique des sites de rencontre ne fait que renforcer cette impression. Les affinités entre les partenaires potentiels font l’objet de probabilités mathématiques, qui excluent toute interaction réelle et orientent l’internaute vers un panel ciblé de prétendants. Le problème réside dans le fait que les sites de rencontre n’ont aucun intérêt à voir leurs membres trouver le bonheur amoureux. En attribuant le profil parfaitement compatible à chacun d’eux, ils signeraient leur propre faillite. Pour pérenniser leur système et faire fructifier leur affaire, ils doivent au contraire exploiter nos échecs ou nos errements amoureux sur le long terme.
C’est pourquoi ils capitalisent sur la formulation de critères personnels toujours plus précis, qui réduisent le champ des possibles, ainsi que le nombre de candidats compatibles. Plus on multiplie les exigences, plus l’éventail des profils proposés se restreint et diminue les chances de trouver un partenaire.Néanmoins, Richard Mèmeteau ne considère pas la drague en ligne comme un marché du sexe, dans la mesure où on ne commercialise pas des relations sexuelles, mais l’accès à des profils.
Par ailleurs, la mise en contact repose sur un consentement mutuel et non sur un choix unilatéral. Pour l’auteur, la métaphore économique associée par certains sociologues aux sites de rencontres sert plutôt à contourner le tabou sexuel que soulèvent ces pratiques nouvelles.
Elle est aussi un moyen, pour les plateformes web, de banaliser le recours à la drague en ligne et de la rendre moins culpabilisante. C’est ainsi qu’Adopteunmec s’efforce d’attirer les femmes en utilisant l’image du caddie à remplir de partenaires potentiels, de la même façon qu’on fait ses courses.
Les applications en ligne promettent une connexion tous azimuts, mais la plupart ciblent un public déterminé. Attractive World est destinée aux « célibataires exigeants », Growlr aux gays barbus, tandis que des applications comme CougarPourMoi.com, MetalHeart.fr ou Rencontre-Moche.com ne laissent aucun doute sur les personnes visées.
Ce ciblage marketing se trouve renforcé par le fait que les utilisateurs se dirigent instinctivement vers les profils correspondant à leur sphère sociale et répondant à leurs codes d’interaction amoureuse. Avec les sites de rencontres, l’auteur constate que la notion de communauté sexuelle a été dépossédée de sa force signifiante. Les réseaux constitués par les applications regroupent en effet des individus ne partageant pas une histoire collective commune, à l’inverse de la communauté gay des années 1980-1990 dont le combat a été porté sur la scène politique par des associations comme AIDES ou Act Up.
L’analyse des interactions entre les utilisateurs révèle en outre des comportements discriminants. Si ceux-ci portent souvent sur le potentiel culturel des personnes et leur maîtrise du français, ils peuvent aussi directement concerner leurs origines ethniques. Le directeur du site OKCupid note que les femmes noires et les hommes asiatiques font partie des populations victimes de cet ostracisme dans les réseaux hétérosexuels.
Dans la communauté LGBTQI, les slogans discriminants, comme « No fat, no Asian, no fem » (« ni gros, ni Asiatiques, ni mecs efféminés »), circulent allègrement. Le fétichisme racial constitue un autre fléau. Il consiste à véhiculer un préjugé sexuel au sujet d’un certain type d’individu, en se fondant sur ses origines, et à le réduire ainsi au statut d’objet sexuel.Pour de nombreux sociologues, les applications de rencontre engendrent chez leurs utilisateurs une sexualité addictive aux conséquences délétères.
Les individus se retrouvent pris en étau entre une insatiabilité pathologique et une usure du plaisir sexuel. Les sites de drague tendraient aussi à faire émerger un donjuanisme narcissique, c’est-à-dire une autosatisfaction à multiplier les conquêtes et une tendance à assimiler les partenaires à des objets. Soutenue notamment par la socio-psychologue Renata Salecl, cette théorie est largement contestée par l’auteur, qui voit difficilement comment se sentir valorisé par un système où tous les profils sont sujets à un classement algorithmique aléatoire.
De nouveaux principes éthiques sont nés de la généralisation d’une sexualité multipartenaires. Dès les années 1920, E. Armand considère que le principe d’égalité doit être prédominant dans les relations amoureuses. Pour ce faire, il rejette ce qu’il nomme le « privilège de l’apparence » : la sélection par la beauté extérieure est à bannir car elle introduit le principe d’inégalité entre les partenaires potentiels. L’objectif doit être de dépasser les normes édictées par la société pour aller au-delà des apparences et construire une relation plus profonde à l’autre.
Dans les années 1990, Dossie Easton et Janet Hardy conceptualisent l’éthique sexuelle du polyamour, en prenant en compte les dangers de la contamination par les maladies sexuellement transmissibles. Elles prônent le fluid bonding, à savoir le fait de ne partager ses liquides corporels qu’avec un seul partenaire et de privilégier les rapports protégés avec les autres personnes.
Fondé sur la confiance et une communication décomplexée, ce principe sexuel exige une honnêteté réciproque. Le recours aux tests de séropositivité devient ainsi un acte naturel pour instaurer cette transparence. Dossie Easton et Janet Hardy élèvent par ailleurs le plaisir sexuel au statut de puissance spirituelle. Il permet d’atteindre un état extatique, qui ouvre à l’autre et permet d’être en symbiose avec lui.
Avec son Éthique de la sexualité publiée en 2011, le philosophe Norbert Campagna propose, quant à lui, de ne s’en tenir qu’à des plaisirs élevés. Pour lui, la quête de la perfection reste le moyen d’échapper à la vulgarité et la trivialité du désir. Richard Mèmeteau considère que cette posture éthique est contre-productive. Il privilégie, pour sa part, un pragmatisme sexuel qui n’exclut aucun type de plaisir. Une approche sélective et qualitative de ces plaisirs risquerait en effet de nous enfermer dans des aspirations trop exigeantes, susceptibles de nous faire passer à côté de rencontres qui en valent pourtant la peine. Selon lui, il faut au contraire se laisser porter par l’instant et s’ouvrir à l’éclectisme pour goûter toutes les saveurs que la vie peut nous apporter et ne pas se retrouver désabusé.
Richard Mèmeteau affiche un athéisme amoureux convaincu. Il dresse une critique de l’amour traditionnel dont il pointe les insuffisances et les contradictions. L’utopie amoureuse qui gouverne la plupart des sociétés ne peut que nous conduire au désespoir et à l’insatisfaction, dans la mesure où elle déprécie le réel et risque de le rendre sans saveur. Ce monde EMU (exclusif, monogame, ultime) est en outre un miroir aux alouettes. Il contient en lui-même sa propre négation puisque, pour l’atteindre et pouvoir en jouir, il faut en piétiner les valeurs fondamentales, comme la fidélité et l’attachement exclusif.
Ce n’est qu’en testant différents partenaires et en multipliant les rencontres que l’on peut parvenir à trouver son idéal amoureux, selon l’auteur. Enfin, l’amour n’est pas une passion morale. Il retire à tout individu sa liberté de choix, en le soumettant à la puissance du coup de foudre et du hasard. Surtout, il peut être profondément individualiste et possessif. Il peut en effet exister sans réciprocité et conduire l’amoureux à une quête égoïste et incessante de l’autre.
S’opposant aux maximalistes sexuels qui font de l’amour un saint Graal, l’auteur adopte une posture intermédiaire. Dans sa théorie, le désamour érotique devient la norme. Selon ce principe, la multiplication des relations sexuelles sans attachement sentimental ne revient pas à sombrer dans une pratique du sexe brut. Il s’agit au contraire de trouver un savant équilibre entre un idéal amoureux inaccessible, puisque illusoire, et une débauche sexuelle immorale et sans charme.
Se voulant réaliste et pragmatique, cette conception repose sur un nouveau modèle de relation : la camaraderie amoureuse, théorisée par E. Armand. Dans cette philosophie de la sexualité multiple, la figure du sex friend devient centrale. Au grand dam des plus grands penseurs de tous les temps, l’objectif est de combiner sexe et amitié en excluant tout engagement à long terme. Le sex friend devient ainsi un partenaire sexuel occasionnel ou plus régulier, avec qui on entretient des relations distendues au gré des disponibilités de chacun.
Ce concept présuppose de partager une vision commune des rencontres sexuelles, ainsi que d’être disposé à nouer des liens avec l’autre et à le fréquenter de façon plus ou moins assidue. Pour l’auteur, il s’agit donc de renoncer à une vision utopique de l’amour et, en ce sens, d’accepter de rater sa vie amoureuse en déployant un mode de relations intermittentes, hédonistes et amicales.
Le succès des applications de drague repose finalement sur un constat désabusé : l’amour est un mythe, la pulsion sexuelle une réalité biologique.
Pour composer avec un réel qui s’oppose à tout romantisme, les utilisateurs des sites de rencontre se sont forgé des lignes de conduite libérées de l’impératif monogame. Pratiquée de façon éthique, la sexualité multiple a ainsi ouvert la voie à un polyamour assumé, qui jongle avec l’espace et le temps au gré des disponibilités des partenaires et de leur désir d’indépendance.
La révolution sexuelle contemporaine conduit les philosophes à se pencher sur ce phénomène. Des penseurs, comme Pascal Bruckner ou Olivia Gazalé, pointent le paradoxe que revêt la conception même de l’amour libre. Comment concilier en effet l’indépendance individuelle, érigée en valeur suprême, et la dépendance affective impliquée par l’idéal amoureux tant convoité ?
Plutôt qu’un tiraillement entre deux aspirations contraires, Alain Badiou voit surtout dans l’amour libre une forme de décadence sentimentale moderne. Pour lui, nous assistons à l’émergence d’une idéologie sécuritaire et pusillanime, qui distingue plaisir sexuel et attachement sentimental dans le but de se soustraire aux risques inhérents à l’amour. Afin de lutter contre la dépréciation dont il fait l’objet, il faut redonner à l’amour sa nature transcendante, en se libérant du déterminisme qui régit les applications de drague et en s’en remettant au hasard naturel des rencontres.
À l’opposé de telles théories, Richard Mèmeteau se revendique volontiers des sceptiques de l’amour. Dès le XIXe siècle, Arthur Schopenhauer a incarné ce scepticisme sentimental en considérant que les individus étaient gouvernés par l’instinct sexuel. De nos jours, plusieurs philosophes voguent sur cette négation de l’amour, perçu comme illusoire, comme André Comte-Sponville. Michel Onfray défend, quant à lui, l’idée que les conventions sociales, telles que la monogamie ou l’exigence de fidélité, sont des entraves à l’exploration de la jouissance sexuelle. Il prône un libertinage amoureux fondé sur un accord réciproque.
Ouvrage recensé– Richard Mèmeteau, Sex friends. Comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2019.
Autres pistes– E. Armand, La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2009.– Alain Badiou, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2016.– Marie Bergström, Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couples et rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte, 2019.– Dossie Easton et Janet Hardy, La Salope éthique. Guide pratique pour des relations libres sereines, Milly-la-Forêt, Tabou éditions, 2013.– Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Paris, Armand Colin, 2010. – Pascale Lardellier, Le Cœur NET. Célibats et amours sur le Web, Paris, Belin, 2004.– Marc Parmentier, Philosophie des sites de rencontre, Paris, Ellipses, 2012.– Jean-Yves Rincé, Le Minitel, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.