dygest_logo

Téléchargez l'application pour avoir accès à des centaines de résumés de livres.

google_play_download_badgeapple_store_download_badge

Bienvenue sur Dygest

Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La vie ordinaire des génocidaires

de Richard Rechtman

récension rédigée parIoana AndreescuDocteure en sociologie de l’EHESS et ingénieure de recherche à l’université Paris-Sorbonne.

Synopsis

Société

À travers une question philosophique concernant la nature humaine et le mal qui l’habite, Richard Rechtman se demande dans son ouvrage si, dans certaines conditions données, tout humain pourrait devenir génocidaire ou tueur professionnel. Aussi, il interroge également les conditions qui rendent possible un tel changement. Afin de mieux articuler sa réponse, le psychiatre esquisse un parallèle entre les terroristes, notamment ceux de Daech, et les régimes génocidaires du XXe siècle, tels que celui du Cambodge, du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie.

google_play_download_badge

1. Introduction

Le contexte de publication en 2020, est tout à fait particulier, car il est intimement lié aux traumatismes collectifs vécus dans les sociétés occidentales suite aux nombreuses attaques terroristes qui ont eu lieu ces dernières années. Dans ce cadre, qui vise directement le modèle occidental français, le psychiatre et anthropologue français analyse les conditions historiques plus larges susceptibles de faire d’un être humain un tueur de masse, en comparant et en analysant les mécanismes idéologiques et psychologiques qui conduisent à donner à autrui la mort « à la chaîne ».

En effet, ainsi que Richard Rechtman l’affirme dans son essai, il y a des ressemblances entre différentes typologies de tueurs, tels que les auteurs d’attentats, les génocidaires, les auteurs d’atrocités et les administrateurs-opérateurs de la mort des différents régimes totalitaires. En évoquant ces différents cas, Rechtman analyse des contextes génocidaires ou de crimes de masse bien distincts : Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979 ; le massacre américain des femmes, des enfants et des vieillards dans petit village vietnamien de My Lai en 1968 ; la Shoah et le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale ; le génocide des Tutsis au Rwanda ou encore le massacre de Srebrenica en 1995. Le chercheur arrive à une conclusion probablement surprenante : ce ne sont pas les idéologies qui tuent, mais bien les hommes disponibles pour exécuter ces différents crimes ; la disponibilité pour effectuer ces actes et le manque d’opposition caractérisent le profil de ces tueurs souvent anonymes, qui ne sont pas ni les plus endoctrinés ni les plus sadiques ou cruels, mais le plus enclins à se charger ce ces tâches meurtrières.

Cette riche analyse est porteuse d’une question implicite, que Richard Rechtman n’hésite pas à poser ouvertement dans son ouvrage, en faisant appel aux travaux de Pierre Bayard : en cas de génocide ou de massacre de masse, « aurais-je été bourreau ou résistant ? ».

2. Le situationnisme

Afin de tenter d’expliquer la transformation d’un homme ordinaire en un tueur de masse, de saisir les « conditions dans lesquelles les exécutions se déroulent et l’ordre social qui les ordonne et les légitime », Richard Rechtman s’interroge sur le contexte spécifique d’une situation de vie qui rend possible un tel changement. Cet angle théorique est nommé « thèse situationniste ». Appartenant à l’histoire intellectuelle du XXe siècle, le mouvement situationniste se déploie surtout pendant la période allant de 1950 à 1972, à laquelle il a connu d’importantes évolutions, qui restent d’actualité dans le débat contemporain .

En appliquant le situationnisme à la logique du génocide, Rechtman identifie trois registres complémentaires, définis de la manière suivante : dans un premier temps, un déplacement des normes morales, suivi par une deuxième étape, « la compartimentation de la population de la société », et enfin le troisième registre, qui se traduit par « la soumission à l’autorité, comme principe permettant de comprendre l’obéissance aveugle des masses ». Autrement dit, la « situation génocidaire » pourrait se traduire par un bouleversement normatif, par l’opposition ferme entre des groupes sociaux et par une obéissance aveugle. Concernant le premier registre, qui concerne l’imposition d’une nouvelle norme sociale, il semble qu’il se traduise par un besoin, considéré par le tueur comme un besoin juste et légitime, d’éliminer les autres. Sous la plume du psychiatre Robert J. Lifton, ce même registre est défini par la notion de « situations productrices d’atrocités », même si dans cette définition proposée par le psychiatre américain, la guerre est productrice d’atrocités, les hommes subissant tous la violence implicite du combat. C’est l’exemple de l’Allemagne nazie, qui impose à travers sa politique raciale des crimes de masse menés par des individus ordinaires, prêts à accepter « l’organisation et la planification préalables à l’extermination, la hiérarchisation des tâches, jusqu’à la propagande défendant l’idée d’une juste cause ».

Ce premier registre est lié au deuxième, celui de « compartimentation » de la population, car la société commence à être perçue comme porteuse de « mondes moraux radicalement distincts ». Les critères de cette compartimentation diffèrent selon le contexte : dans les cas de purification ethnique, il s’agit d’une séparation sur critères raciaux ; dans le cas de renversement d’une classe dirigeante, la compartimentation se réalise selon un ordre politique. Cette compartimentation théorique implique, sur le plan pratique, la mise en place d’une élimination, qui n’est plus celle d’un égal ou d’un semblable, mais d’un « traître, un dissident, un comploteur, un ennemi du peuple ». L’ennemi est souvent désigné et perçu en tant que « sous-homme » (le cas des Juifs désignés) ou encore par l’appellation de « cafards » (utilisée par les génocidaires hutus pour la population tutsi).

Le troisième registre qui complète la théorie situationniste concerne la soumission aveugle à l’autorité. Comme exemple, Rechtman rappelle le procès Eichmann tel qu’il est évoqué dans les travaux de Hannah Arendt. La philosophe propose la notion de « banalité du mal », notion mal comprise au moment de la publication. Or, comme le remarque Rechtman, ce n’est pas le mal qui préoccupe les tueurs, mais « l’idée de désobéir aux ordres, de ne pas accomplir les tâches qui leur ont été fixées, ou pire encore de se montrer indigne de la confiance de leurs supérieurs hiérarchiques ».

D’autres expérimentations, comme celle menée par le psychosociologue Stanley Milgram, montrent qu’il y a souvent une forte soumission à l’autorité parmi les gens les plus ordinaires, qui peuvent se transformer sous les ordres des bourreaux dociles.

3. Le régime génocidaire des Khmers rouges

Pendant la période allant d’avril 1975 à janvier 1979, plus d’un tiers de la population cambodgienne fut exterminée lors du génocide perpétré sous la direction du leader Pol Pot. Les auteurs de l’extermination, les Khmers rouges, des opposants au régime pro-américain mené par le Maréchal Lon Nol, occupent la capitale le 17 avril 1975. Les occupants occidentaux sont renvoyés dans les ambassades, et par la suite forcés à quitter le pays via la Thaïlande. Les frontières sont fermées et le pays complètement isolé de tout regard extérieur. À partir de ce moment, une dichotomie artificiellement est créée entre le « people ancien », représenté par les Khmers rouges, et le « peuple nouveau », en bonne partie pro-occidental. Par la suite, la population de Phnom Penh est renvoyée dans les régions isolées de la campagne, pour y travailler de force. De manière systématique, « les peuples nouveaux ont été littéralement réduits en esclavage, exécutés pour un grand nombre et décimés par milliers dans une famine orchestrée par le régime sous la surveillance de l’Angkar, l’organisation : le puissant parti révolutionnaire ». Des centres de torture et d’interrogatoire, comme la célèbre prison S21 de Phnom Penh, où seront torturées plus de 15 000 personnes sous la direction de Kang Kek Ieu, alias « Douch », sont installés dans tout le pays. Des mesures supplémentaires régulent aussi l’instauration de ce régime génocidaire : les infrastructures sont abolies, les propriétés confisqués, le commerce et la monnaie bannis, les familles séparées, les liens sociaux abolis, les bonzes (les prêtres bouddhistes) tués en masse. C’est seulement en 1978 que les troupes vietnamiennes vont intervenir et défaire les Khmers rouges. Au pouvoir, un groupe dissident des Khmers rouges se charge du remplacement de ce régime meurtrier.

Pour la plupart des analystes et des commentateurs, la violence inouïe du génocide cambodgien, qui surgit très rapidement et au sein du même peuple, représente « un cas historique très particulier » ou très à part, car la compartimentation effectuée entre le « peuple ancien » et le « peuple nouveau » semblait une construction linguistique dépourvue d’un vrai poids historique. Plusieurs intellectuels saluent à l’époque cette initiative communiste. Par exemple, Noam Chomsky reconnaît les massacres du Cambodge, mais malgré leur ampleur, il ne les considère pas comme étant de nature génocidaire – et défend cette position dans son ouvrage controversé La fabrication du consentement .Selon lui, les Occidentaux, et surtout les États-uniens, ont imposé la théorie génocidaire afin d’être légitimes dans leur interventions dans différents territoires.

Pour Richard Rechtman, au contraire, il s’agit du prototype même d’une opération génocidaire, un triste mais véritable témoignage historique représentatif d’une « administration de la mort ». Le psychanalyste français calque cette expression sur la notion de biopolitique proposée dans les travaux de Michel Foucault, pour proposer à son tour une notion fondée cette fois-ci sur le thanatos, qui remplace le bio de l’expression foucaldienne : ainsi, il propose la formule « faire mourir et ne pas laisser vivre », qui pourrait être comprise en tant qu’une thanatospolitique. Or, en ce qui concerne la reconnaissance d’un génocide au Cambodge, Richard Rechtman insiste aussi sur l’importance de la légitimation géopolitique d’une intervention dans le territoire (dans ce cas, l’intervention militaire vietnamienne de 1979).

4. L’administration génocidaire et la mort comme acte ordinaire

À la suite des débats controversés sur la nature et la classification des génocides, plusieurs propositions ont été faites pour clarifier des situations ambiguës et souvent très difficiles à classer : car comment comparer, approcher et distinguer les génocides conduits au Cambodge, au Rwanda ou encore pendant la Shoah, pour évoquer seulement quelques exemples globalement connus?

Par ailleurs, d’autres questions éthiques émergent lors des procès internationaux : les coupables sont exclusivement les leaders génocidaires, c’est-à-dire ceux qui ont donné les ordres, mais qui « n’ont pas tué de leurs propres mains » ou également les exécutants banals, ordinaires, qui assassinent à la chaîne ou participent à l’assassinat de masse de personnes sans défense au seul motif qu’elles leur furent désignées par d’autres » ? Car au long de l’histoire, des chefs de centres de torture, tel que le déjà évoqué Douch, qui n’ont pas eu d’hésitation à envoyer à la mort « des milliers, voire des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants », soutiennent ne pas avoir pu tuer eux-mêmes les gens.

Dans ce sens, Douch avoue pendant son procès qu’« il se serait senti physiquement trop mal, risquant à chaque instant la nausée ou la perte de connaissance ». En ce qui concerne les tueurs à la chaîne, les exécutants des ordres, il semble que le point commun de ces gens qui se rendent disponibles soit leur indifférence, leur faculté de penser à eux-mêmes, « à ce qu’ils vont faire ou manger plus tard, à leurs chefs qui les observent, à leurs amis qui les attendent, et surtout à ne pas se blesser ou se salir ». C’est ainsi que l’acte de tuer devient une routine, un travail parmi d’autres.

Un autre aspect à prendre en compte est la collaboration des institutions de l’État avec les régimes génocidaires : dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt s’interroge, sans accuser, sur la coopération entre les institutions juives et le régime nazi, réalisée en partie afin de sauver certains condamnés. Ainsi qu’Arendt le souligne, cet agissement en masse et à tous niveaux fait partie du mécanisme même du totalitarisme, qui se déploie par une « capacité effroyable d’infiltrer tous les niveaux de la société ».

Il en découle que la classification des actes génocidaires a des conséquences juridiques, sociologiques, ethniques, psychanalytiques, historiques, géopolitiques. Afin de mieux comprendre comment ces administrations de la mort naissent dans des contextes différents, Richard Rechtman propose une grille de lecture composée de trois sous-catégories : l’auto-génocide, le génocide de classe et le génocide de populations spécifiques. La première sous-catégorie génocidaire, nommée l’auto-génocide, est représentative de la violence inouïe des Khmers rouges, qui tuent au sein de leur propre peuple. Cette « dramatique » et « monstrueuse » aberration idéologique, difficilement concevable, constitue néanmoins un fait historique ; ainsi, la reconnaissance d’un génocide dans ce massacre de masse permet de mieux se rendre compte de la violence vécue par le peuple cambodgien.

Le génocide de classe constitue la deuxième catégorie conceptuelle. Notion controversée au sein de la communauté d’historiens, elle s’appuie sur les exemples des régimes communistes, tels que celui de la Chine de Mao Zedong. La troisième, celle des génocides qui visent des populations spécifiques, peut être encore une fois évocatrice du cas cambodgien, cette fois-ci en analysant les relations des Khmers rouges avec d’autres catégories de population, telles que « les Chams, parce que musulmans, les Vietnamiens, pour leur nationalité, les bonzes, pour leur croyance ».

5. Conclusion

Cet essai se déploie comme une enquête intellectuelle, partant des événements actuels, faisant un détour par le passé, analysant et expliquant les différents mécanismes de « l’administration génocidaire de la mort », évoquant les principaux philosophes et psychiatres qui se sont penchés sur la question, pour revenir encore une fois sur la question du présent. La question revient presque à chaque page de l’ouvrage : pourquoi les gens tuent ? Selon Richard Rechtman, il ne s’agit de l’impact de l’idéologie, mais de la disponibilité permettant d’effectuer des actes meurtriers. Pour Arendt, il ne s’agit pas d’un caractère maléfique des génocidaires, mais de leur médiocrité, de leur caractère banal, ordinaire, qu’il s’agisse des leaders ou des exécutants.

Revenant à l’analyse des temps présents, Rechtman identifie une catégorie sociale qui contraste pleinement avec cette « disponibilité » et « médiocrité » des tueurs génocidaires. Il s’agit des migrants, qui sont souvent forcés à quitter leur pays pour ne pas devoir rejoindre les mouvements terroristes qui gouvernent leurs villes et leurs villages. Leur refus d’une telle vie et leur départ montrent sans doute une forme de résistance qui n’est pas assez valorisée par les sociétés occidentales, ni dans leur discours politique, ni dans la sélection des dossiers des demandeurs d’asile.

6. Zone critique

À la suite à la lecture de cet ouvrage riche en hypothèses et en analyses socio-historiques, demeure la question de la pertinence du parallèle tracé entre les tueries des terroristes, notamment ceux de Daech, et ceux des génocidaires. Les différences ne sont pas seulement d’ordre quantitatif, mais concernent également la réalisation des actes meurtriers dans des régimes politiques très différents et dans des contextes sociaux qui ne se ressemblent pas. Jusqu’à quel point ce parallèle reste valide et à partir de quel moment le rapprochement n’est plus évident ?

Rechtman n’aborde ces points que dans l’introduction et la conclusion, laissant parfois le lecteur en attente d’une comparaison plus détaillée dans le corpus même du livre.

En outre, le lecteur peut avoir l’impression que certains génocides, tels que celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, sont beaucoup plus détaillés que d’autres, comme le massacre de Srebrenica, sans que l’auteur n’explique jamais les raisons de ce choix.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires, Paris, CNRS Éditions, 2020

Du même auteur– Avec Didier Fassin, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Éditions Flammarion, 2007.– Les vivantes, Paris, Éditions Léo Scheer, 2013.

© 2021, Dygest