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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Robert Boyer
Spécialiste de l’analyse des crises des régimes capitalistes, Robert Boyer propose une étude « à chaud » de la nature de la crise de la covid-19 et tente d’évaluer ses conséquences potentielles sur les configurations et trajectoires institutionnelles des différents systèmes économiques. Il plaide en même temps pour un modèle de développement « anthropogénétique », fondé sur l’éducation, la santé et la culture.
Robert Boyer considère que « l’année 2020 a marqué l’entrée dans une crise, non pas seulement en termes de PIB et de paupérisation de certaines fractions de la société, mais aussi et surtout l’arrivée aux limites de régimes socioéconomiques incapables d’assurer les conditions de leur reproduction à long terme » (p.26).
Autrement dit, le modèle du capitalisme financiarisé semble être arrivé à bout de souffle. La pandémie est en effet intervenue dans un contexte économique d’ores et déjà difficile, marqué par des taux d’intérêt quasi nuls, voire négatifs, des emballements spéculatifs récurrents et une croissance des inégalités. La crise a en même temps été un accélérateur de deux grandes tendances à l’œuvre depuis dix ans, à savoir le développement d’un « capitalisme transnational de plateformes » d’une part et d’une multitude de « capitalismes à impulsion étatique » d’autre part. Ces derniers étaient pour partie apparus en réaction à la mondialisation. Ils ressortent « idéologiquement renforcés » de la crise sanitaire, laquelle a réhabilité le « rôle protecteur des frontières » mis en exergue par les partis nationalistes-populistes.
Appréhender les dynamiques institutionnelles futures requiert de comprendre les interactions que vont nouer à l’avenir ces deux types de capitalismes. Mais il convient au préalable de comprendre la nature exacte de la crise en cours.
La thèse principale de l’ouvrage est que la crise de 2020 ne peut être analysée de la même manière que les crises économiques précédentes. L’arrêt de l’économie en mars 2020, à la suite des premières mesures de confinement, résulte d’une décision politique afin d’endiguer une crise sanitaire. Il ne s’agit pas, comme en 2008, d’un « retournement endogène du cycle économique » (p.11). La crise sanitaire est un choc exogène qui a bouleversé l’économie. Les économistes peinent à en analyser les conséquences car un tel cataclysme a précisément modifié les « arrangements institutionnels et les règles » qui déterminaient le fonctionnement des systèmes. Cette crise est inédite pour trois autres raisons.
Premièrement, elle semble avoir inversé, au moins temporairement, la place de l’économie et de la santé dans la hiérarchie des finalités sociales. Elle pose donc la question de savoir si un ou des indicateurs de bien-être vont se substituer à la croissance du produit intérieur brut comme indicateur principal guidant les décisions de politiques publiques. Deuxièmement, l’instabilité financière n’a pas été une cause mais bien plutôt une conséquence des mesures de « congélation » de l’économie. Cette crise ne se conforme donc pas au schéma selon lequel la finance détermine l’économie, laquelle détermine en aval les décisions politiques. Troisièmement, l’urgence sanitaire requiert, en sus des interventions des banques centrales, des politiques budgétaires expansionnistes d’ampleur afin de limiter les risques de dépression.
Ces trois raisons rendent envisageable la remise en cause de la vision néolibérale dominante depuis les années 1990. Alors qu’elle avait notamment conduit à appréhender le système de santé d’un pays exclusivement en termes de coût, le coronavirus nous rappelle que le but ultime d’un système de santé est de dispenser les soins nécessaires à la population.
De nature exogène, la crise du coronavirus a brutalement rappelé l’existence d’une incertitude radicale, soit l’impossibilité de connaître et prévoir les états futurs de nos sociétés complexes. Les décideurs politiques ont dû prendre des décisions en ayant une connaissance limitée des données des problèmes à affronter, voire en étant confrontés à des diagnostics contradictoires. À cette connaissance limitée s’est ajoutée la nécessité de composer entre un impératif sanitaire, un impératif économique et un impératif de légitimité de l’action publique.
Dans la lignée d’Herbert Simon, Boyer souligne que cette incertitude radicale a trois conséquences. Il n’existe pas de solutions optimales connues au préalable. Il convient de rechercher des solutions satisfaisantes. Nous ne connaîtrons que postérieurement les solutions qui se sont avérées les plus efficaces. Le fait que l’incertitude radicale soit au cœur de nos sociétés est d’autant plus problématique que les marchés financiers paniquent face au moindre imprévu.
Boyer affirme que le coronavirus remet en cause l’idée selon laquelle ces marchés financiers seraient le « meilleur moyen de socialiser les vues sur l’avenir », d’organiser la « diffusion des informations » et de garantir « une allocation efficace du capital » (p.49). Les taux d’intérêt faibles favorisent de surcroît la spéculation au détriment de l’investissement productif. Le temps de la finance n’est pas celui de la recherche médicale. Il ne faut pas attendre des marchés financiers les réallocations de capital nécessaires à la sortie de crise. Deux ruptures dans notre vision du monde semblent nécessaires. Premièrement, le long terme doit guider les décisions à court terme. Deuxièmement, la situation des sociétés n’est pas déterminée en dernière instance par des phénomènes économiques.
La pandémie et le confinement ont « durci encore la complémentarité des sources d’inégalités concernant l’éducation, l’emploi et le logement » (p.45). Le risque d’un bouleversement de l’ordre social n’est donc pas à exclure. Ces évènements ont également mis en évidence les inégalités dans l’accès aux soins ainsi que les tensions dans lesquelles se trouvaient les systèmes hospitaliers des pays développés. Depuis trente ans, les dépenses de santé sont essentiellement considérées comme « un obstacle à de bonnes performances macroéconomiques » (p.84).
On a assisté à des mouvements de privatisation de services, autrefois publics, et à l’application de règles de gestion budgétaire faisant primer l’impératif économique sur l’impératif sanitaire. Cette insistance sur le coût de la santé a conduit à une impasse. La pandémie a en effet révélé la faiblesse du système de santé américain, système privatisé en réalité éminemment coûteux et inégalitaire. La recherche de traitements et de vaccins est une activité éminemment onéreuse également, dont le coût est potentiellement supérieur aux capacités individuelles de paiement des individus. Boyer estime que ce fait milite en faveur de systèmes de protection sociale fondés sur la mutualisation des risques.
Mais l’avenir du financement des systèmes de santé et de protection sociale va, en dernière instance, dépendre des alliances sociales qui, au niveau politique, seront susceptibles de se former. Va-t-on considérer la santé comme une marchandise comme les autres ou un bien collectif ? Tout en ayant conscience de l’absence d’un bloc social dominant soutenant une réorientation politique, Boyer défend une réorientation des finalités sociales vers une « économie du bien-être » grâce à des politiques de planification industrielle indicative.
La crise suit des cours différents selon les sociétés. Si la crise sanitaire et financière est synchronisée au niveau mondial, les réponses sont essentiellement nationales. Boyer l’explique par le retard de l’Organisation mondiale de la Santé d’une part et la tendance au « repli nationaliste » en vogue depuis la décennie 2010. La concurrence entre nations pour obtenir des masques début 2020 a même donné lieu à l’émergence de conflits d’ordre géopolitique. Pour l’heure, le continent qui semble le mieux s’en sortir est l’Asie. Taiwan par exemple, durablement touché par une épidémie de SRAS en 2004, s’était alors doté d’un institut de veille des épidémies et avait interdit l’exportation de masques.
À ce sujet, la France a oublié le principe de précaution qu’elle avait mis en œuvre au moment de la grippe aviaire pour ensuite tarder à passer ses ordres d’achat. Si Boyer met en évidence le succès relatif des pays d’Asie par rapport aux pays anglo-saxons, il précise que les succès et échecs ne sauraient s’expliquer par « l’opposition simpliste » entre un « capitalisme autoritaire » chinois et un « capitalisme démocratique » américain.
Car c’est bien l’ensemble des configurations institutionnelles qui permettent d’expliquer les effets spécifiques de la pandémie selon les pays. Quant aux mesures différenciées de confinement, elles attestent qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question d’ordre technique mais bien d’une question d’ordre politique. Boyer explique que le confinement peut être d’autant plus long qu’une société attache une valeur importante à la préservation de la vie, que les pertes économiques seront limitées et que la mortalité risque d’être élevée. Trois cas principaux peuvent à cet égard être distingués. Premièrement, des pays émergents comme le Mexique et le Brésil ont mis en place un confinement court et peu exigeant. Les pays riches et relativement égalitaires, comme les pays de l’Union européenne, ont à l’inverse mis en place des confinements plus longs. Les pays riches et inégalitaires, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, ont d’abord accordé un primat à l’économique mais connus des taux de mortalité élevés, et ensuite modifié leur stratégie.
En raison de ces différences, Boyer estime que « le coronavirus livre une analyse spectrale des relations entre types de capitalismes et organisations du système de santé ». Si la pandémie n’a pas conduit à une convergence des modèles économiques, elle a en revanche fait s’accélérer les tendances au renforcement du « pouvoir des États sur les citoyens », à « la restriction des libertés » ainsi qu’à la « xénophobie » (p.71-73). En résumé, alors même que la crise est mondiale et aurait dû amener à considérer la sécurité sanitaire comme un bien public mondial, on assiste plutôt à un fractionnement entre les différents espaces nationaux.
Boyer distingue deux formes de capitalismes ayant émergé dans la décennie précédente pour étudier la manière dont la pandémie est susceptible d’affecter leurs trajectoires futures et leurs interactions. Il nomme le premier « capitalisme transnationale de plateformes ».
Sous l’égide des GAFAM notamment, une coordination transnationale privée des activités économiques s’est mise en place. Ces entreprises ont bénéficié, au cours du confinement, tant du développement du télétravail, lequel accroît la disparité entre les salariés susceptibles de travailler et ceux qui ne le peuvent pas, ainsi que du développement du commerce en ligne, au détriment des commerces dits de proximité. La mise en place d’enseignements à distance leur a également ouvert de nouveaux marchés. Les grandes entreprises du capitalisme de plateformes sont spécialisées dans la gestion des données.
Elles ont développé des applications de traçage, lesquelles ont pu être mobilisées afin de générer de l’information relative à la circulation du virus. Boyer craint que ce capitalisme ne favorise l’émergence d’une société de surveillance dans le cadre d’un « système décentralisé privé invasif ». Mais une telle société de surveillance risque également d’émerger sous l’égide d’un système « public et anonyme » dans le cadre des régimes politiques contrôlés par un parti-État. Il nomme « capitalisme à impulsion étatique » le second type de régime qu’il distingue.
La Chine apparaît comme un exemple privilégié, mais il relie également leur développement aux mouvements populistes de réaction à la dégradation de la situation économique de certaines classes sociales. La hausse des dettes nationales détenues à l’étranger et l’immigration sont deux facteurs qui ont, idéologiquement, conduit à la vision selon laquelle la démocratie nationale est une protection contre le néolibéralisme. D’où des volontés de « réinvestir l’État-nation de toutes les prérogatives que le long processus d’internationalisation tendait à lui ôter » et de retour au « capitalisme d’État » (p.107-111).
Alors que le capitalisme de plateformes a un intérêt au maintien de la mondialisation, les capitalismes étatiques défensifs, fondés sur la restauration des attributs de la souveraineté, ont un intérêt pour partie opposé. L’issue de la lutte entre ces deux formes de capitalisme, lutte dont dépend le rapport de force que des États seront susceptibles ou non d’imposer aux multinationales, déterminera largement le devenir de la mondialisation.
Boyer déplore explicitement que se diffuse un « virus souverainiste » et regrette l’absence de coordination internationale face aux problèmes mondiaux. Les institutions internationales apparaissent incapables d’intervenir efficacement dans la lutte contre les problèmes climatiques, financiers aussi bien que sanitaires.
De plus, les États-Unis et la Grande-Bretagne, à la suite des votes en faveur de Trump et du Brexit, se retirent partiellement de l’ordre international que ces deux pays ont construit au XXe siècle. Paradoxalement, c’est la Chine, pourtant récemment intégrée aux échanges internationaux, qui semble reprendre le flambeau de la mondialisation. On assiste sans doute à une transition graduelle entre une superpuissance en déclin et un empire émergeant. Les formes prises par l’internationalisation vont sans doute changer également.
Dans quelle mesure la Chine va-t-elle pouvoir se reposer plus fortement sur son marché intérieur et assurer son indépendance grâce à sa stratégie de développement des technologies de pointe ? Dans quelle mesure va-t-on assister à des relocalisations dans les pays développés, notamment au sein de l’Union Européenne ? L’euro va-t-il survivre à cette nouvelle crise malgré l’absence d’un État fédéral auquel la monnaie unique est adossée et la diversité des économies nationales ? Le « plan européen » de relance annoncé en mai 2020 est-il transitoire ou le premier pas vers le fédéralisme ? S’ils soulèvent toutes ces questions, Boyer se garde d’énoncer des pronostics. Le futur de l’Union européenne dépendra lui aussi des coalitions sociopolitiques et des compromis nationaux susceptibles de se former à l’avenir.
En conclusion, Boyer souligne que l’on risque d’assister à des changements majeurs des structures de production et de consommation. Le maintien de la hausse de l’épargne risque de générer un chômage keynésien.
Les secteurs de services de restauration ou des services culturels nécessitant une présence pour leur réalisation sont des secteurs intensifs en emploi, or ils sont les plus impactés par les mesures de confinement. La reprise économique dépendra étroitement de la gestion de la crise sanitaire. Boyer milite en faveur d’une approche sectorielle de la sortie de crise, puisque l’ensemble des secteurs n’ont pas été impactés de manière identique.
Plus généralement, les configurations institutionnelles futures devront être en mesure de résoudre trois grandes tensions. Les faibles taux d’intérêt sont appréciés par les individus en tant que consommateurs ou investisseurs immobiliers mais déplorés en tant qu’épargnants. Les citoyens demandent plus de services publics mais en même temps moins d’impôts. Les citoyens apprécient les biens à bas coût offerts par l’internationalisation mais déplorent les conséquences des importations sur l’emploi et/ou l’évolution des niveaux de rémunérations. L’avenir est donc particulièrement incertain.
L’exercice proposé par Boyer est intellectuellement difficile, dans la mesure où il revient à étudier les causes et les conséquences probables d’un évènement encore en cours. L’ouvrage a le mérite de soulever nombre de questions faisant clairement apparaître les grands enjeux économiques et politiques à venir.
Considéré en tant qu’essai, l’ouvrage atteint son objectif. Une critique peut cependant lui être adressée. Le travail conceptuel et analytique, notamment au sujet de la distinction entre un « capitalisme transnational de plateformes » et des « capitalismes à impulsion étatique » comme à propos de la question du « populisme » est fruste – notamment si on le compare à des travaux précédents de l’auteur. Ce faisant, les discussions au sujet de leurs caractéristiques et de leurs interactions futures peinent parfois à convaincre.
Ouvrage recensé– Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, Paris, La Découverte, 2020.
Du même auteur– Théorie de la régulation : l'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002.– La Croissance, début du siècle. De l'octet au gène, Paris, Albin Michel, 2002.– La Théorie de la régulation. Les fondamentaux, Paris, La Découverte, 2004.– Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Paris, Odile Jacob, 2004– Les financiers détruiront-ils le capitalisme ?, Paris, Economica, 2011.– Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises, Paris, La Découverte, 2015.
Autre piste– Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois : alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raison d’agir, 2018.