Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Robert Darnton
Quel était le comportement de nos ancêtres ? Percevaient-ils le monde de la même manière que nous aujourd’hui ? Comment expliquer que ce qui amuse un apprenti imprimeur du XVIIIe siècle effraie le lecteur contemporain ? À partir d’un événement – un grand massacre des chats organisé par des apprentis imprimeurs parisiens de 1730 – puis en mobilisant plusieurs documents historiques comme autant d’« objets culturels » qui renseignent sur la réalité littéraire et sociale du XVIIIe siècle, Robert Darnton essaie de pénétrer dans « l’univers mental des gens ordinaires » de l’époque. Dans les symboles, les contes et les écrits, l’historien tente de déceler des indices du monde de l’Ancien Régime avec ses pratiques et ses croyances.
En six chapitres, Robert Darnton se propose de donner des clés de lecture d’un monde où la survie est facilitée par des farces : la France du XVIIIe. Mais il ne s’arrête pas à la perspective du monde paysan : en passant par la description de la condition bourgeoise, mais aussi de celle des intellectuels des Lumières, dont les encyclopédistes, l’auteur met en scène le rapport de forces entre les différents états (tiers état, clergé, noblesse), mais aussi la relation des Français de l’Ancien Régime à la drôlerie, aux contes de fées et à la lecture en général.
En s’attelant à la difficile tâche de saisir comment le « commun des mortels » pensait le monde au XVIIIe, il essaie de mettre à mal deux postulats : un premier qui affirmerait que les individus d’une époque pensaient comme ceux d’aujourd’hui et un autre, qui prône l’histoire culturelle comme un recueil statistique de données. À la place, l’auteur envisage une démarche proche de l’anthropologie, s’intéressant à l’intelligence pratique des individus. Afin de comprendre comment les Français pensaient le monde au XVIIIe siècle, Darnton entend déchiffrer certains symboles de cette époque et plonge dans leurs pratiques d’écriture ou de lecture. Selon l’auteur, les points les plus obscurs sont des points d’accès à la connaissance d’une époque. Lorsque le sens d’une farce, d’un rite, d’un conte ou d’une description nous semble opaque, nous sommes sur une piste intéressante et l’on se doit d’affronter cette incompréhension ou cette différence. Tel est l’objectif du livre.
Le conte originel du Petit Chaperon rouge, comme d’autres contes français de l’époque, sont imprégnées d’une grande violence. Interroger cette violence permet d’éclairer la mentalité des individus de la France de l’Ancien Régime : vivant dans un monde qui leur est souvent hostile, les individus ont besoin de la sagesse des contes Darnton explore en premier le livre de Contes de Ma Mère l’Oye publié en 1697 par Charles Perrault. S’il dément toutes les interprétations psychanalystes ultérieures à un conte comme Le Petit Chaperon rouge, il démontre surtout que dans la version d’origine il n’y a pas de fin heureuse ou moralisatrice. Pire encore, le conte est rempli de violence : le loup dévore la grand-mère et la fillette. Mais ce n’est pas un cas isolé, car la France dépeinte dans les contes de cette époque est violente et primitive : l’inceste, le cannibalisme, le viol, les meurtres sont chose courante. Or cette violence intrigue. En effet, dans cette France campagnarde immobilisée dans une économie de subsistance, la vie des paysans est une lutte inexorable contre la mort. Les villageois doivent affronter des seigneurs tyranniques, des bandits, des pénuries ou encore la maladie. Alors les contes, en montrant la vie telle qu’elle est vécue, en exposant ses risques permanents, permettent de guider les paysans. Puisque leur monde est imprégné de malhonnêteté et d’inégalités, les plus pauvres sont ravis de duper les riches. Le conte offre un moyen de faire face symboliquement à cette société cruelle. De surcroît, à la différence des contes allemands, anglais ou italiens, les contes français ont un style commun et ne se perdent pas dans l’abstraction. Ils semblent se distinguer par l’humour des personnages qui ont propension à la ruse et à l’intrigue. Les traditions orales ont un énorme pouvoir de résistance et cette façon de faire face à la détresse semble avoir survécu jusqu’à nos jours. Non seulement les contes, mais aussi le rire rabelaisien, à travers les farces, permet de « relâcher la vapeur » donnant l’occasion de rire à gorge déployée et de rejouer la farce carnavalesque.
Les conditions de vie difficiles poussent certaines catégories comme les ouvriers imprimeurs à s’amuser sur le compte de leurs maîtres.Récit central du livre, le grand massacre des chats est conté par l’ouvrier Nicolas Contat. Les apprentis d’imprimerie de la rue Saint Séverin à Paris, en 1730 sont opprimés par leurs maîtres, grands amateurs de chats. Épuisés par les hurlements nocturnes des félins qui les empêchent de dormir, les apprentis organisent un grand massacre et tuent la préférée de la maîtresse, La Grise. Étonnamment, ce massacre des chats les amuse. Ils en riront longtemps, l’épisode étant raconté et mimé à l’infini dans des mini-représentations – des copies – pour le plus grand plaisir des ouvriers et pour le désespoir du maître. Comment comprendre ce rire ? Comme les paysans de l’Ancien Régime, les ouvriers de l’ère préindustrielle n’ont pas la vie facile. Le milieu professionnel de l’imprimerie souffre de difficultés, les compagnons sont concurrencés par des typographes sous-qualifiés, il est de plus en plus difficile de passer maître. Violence, ivrognerie et absentéisme sont chose courante. Les rites d’initiation qui accompagnent le compagnonnage symbolisent l’entrée dans un monde professionnel aux règles strictes. Le carnaval et le charivari ou encore les jeux où l’on sacrifie les chats – animal-symbole auquel on attribue des pouvoirs occultes et que l’on associe au maître, notamment à sa femme – font partie de ce monde. Ces cérémonies permettent de relâcher la pression exercée par le travail et les injustices sociales par une forme de simulacre du sacrifice du chat, symbole du maître au sein de l’atelier.
Symboliquement toujours, cela permet de tourner en ridicule l’ordre social injuste dans lequel ils vivent, mais avec adresse, de manière à ne pas le renverser. Ainsi, le fait que des apprentis imprimeurs s’amusent à massacrer les chats de leurs maîtres s’explique d’une part par leurs conditions de vie particulières et d’autre, par le symbolisme des cérémonies populaires. Ce monde de contes, farces et croyances à culture carnavalesque est cependant prêt à exploser à tout moment, car les autres couches sociales le méprisent.
Le monde du XVIIIe siècle est un monde qui distingue les états : la noblesse et la bourgeoisie partagent l’intimité d’un mode de vie urbain, en se distinguant du petit peuple, tandis qu’un nouveau personnage émerge – l’écrivain. La bourgeoisie, apparaît dans un autre document mobilisé : la Description de Montpellier réalisée en 1768 par un représentant de la classe moyenne. Plus qu’un habitant, le bourgeois est le représentant d’une intelligentsia, d’une petite élite culturelle qui se connaît intimement. La réalité sociale est fractionnée, divisée en corps et en états. Dans une France de l’Ancien Régime archaïque, à économie stagnante – la révolution industrielle n’est pas encore en marche – les penseurs appartiennent à l’élite traditionnelle. Si Darnton choisit cette description des bourgeois, souvent sujets aux controverses, ce n’est pas tant pour ses vertus sociologiques que pour son caractère symbolique. Dans sa Description, le bourgeois dépeint sa ville sous la forme d’une procession – mode d’expression traditionnel de la société urbaine – de dignitaires en représentation. Les codes sociaux, leur richesse ou encore leur statut ne proposent en revanche pas une réplique de la structure sociale, mais un « ordre corporatif de la société urbaine » où dignité ne rime pas forcément avec richesse. La ville devient alors texte ou symbole, car on peut y lire l’ordre du monde. Dans les yeux de l’observateur du XVIIIe siècle, la bourgeoisie se distingue moins de l’aristocratie que du petit peuple « mauvais, licencieux, porté à la rapine et au désordre... » par la langue parlée, les vêtements portés, les habitudes alimentaires ou les distractions. L’argent et l’instruction séparent les catégories sociales. En effet, au courant du XVIIIe siècle un changement s’opère : en parallèle du développement de la bourgeoisie, la « noblesse descend de son piédestal », adoptant un mode de vie plus intimiste et réservant le luxe au cadre privé. Une nouvelle élite urbaine mêlant noblesse et haute bourgeoisie apparaît tandis qu’une autre « espèce d’animal urbain » s’impose : l’intellectuel. L’État se met alors à inspecter le commerce du livre : l’imprimerie, la librairie et la littérature. À l’époque des grands ouvrages des Lumières, les rapports réalisés par l’inspecteur Joseph d’Hémery fournissent un autre document illustrant cette fois-ci les pratiques de surveillance : par le petit trou de la serrure.
Un inspecteur de police, doué de sensibilité, de goût littéraire et d’humour surveille les auteurs. Il rapporte des anecdotes sur une population littéraire qu’il connaît intimement. L’écrivain est un citadin (parisien), un bureaucrate royal, ambitieux et subtil. En bon bureaucrate, l’inspecteur d’Hémery trie minutieusement (1748-1753) ses matériaux d’archive en cinq cents rapports conçus sur des critères souvent subjectifs. Sa préférence pour l’esprit ainsi que ses propres valeurs morales prévalent. Il y opère toutefois un travail idéologique. Les « dimensions sociales de la république des lettres à Paris » ont pour centre une population masculine dans la force de l’âge dont 70 % sont issus du tiers état bien que le monde littéraire reste fermé à la paysannerie. Comme le bourgeois qui décrit Montpellier, l’inspecteur d’Hémery s’efforce à mettre de l’ordre dans le « monde indiscipliné des écrivains » considérés, pour certains comme Diderot, comme étant « dangereux ». Il note leurs adresses précises, des détails de leur physionomie – « fort belle allure » ou « plein de boutons » – ou de leur vie privée. Le monde des lettres est présenté par d’Hémery sur la structure imaginée du monde des paysans, une somme de relations révélant que la « protection est le principe de base de la vie littéraire ». Dans cette « construction sociale de la réalité », les écrivains sont des personnages sinon suspects, au moins distincts du commun des mortels. Certains sont désignés comme des « garçons », d’autres comme des « gens sans état », tous sont à surveiller. Cependant leur profil demeure difficile à préciser : être écrivain n’est pas encore une profession, celui-ci n’étant pas encore indépendant de ses mécènes. Étonnamment, les rapports ne consignent pas l’essor du mouvement des Lumières. L’Encyclopédie n’est pas encore perçue comme une menace bien que la police veille sur la bonne garde de la religion : selon cet inspecteur, l’athéisme sape l’autorité de la couronne. Toutefois, pendant ce temps, l’Encyclopédie s’écrit dans les appartements de ces écrivains surveillés, répondant à un besoin nouveau de classer le monde. L’établissement des catégories est une affaire sérieuse. La nouvelle organisation du savoir s’avère un exercice de pouvoir. En effet, l’Encyclopédie élimine du monde du savoir ce que les hommes tenaient pour sacré. On y décèle l’ironie et l’hérésie contre un monde qui portait le sacré en son centre. Les encyclopédistes excluent toute connaissance qui ne peut être tirée de la sensation et de la réflexion. La doctrine religieuse est alors détrônée par la philosophie. Si l’on connaît les conséquences et l’influence considérable de l’Encyclopédie, Darnton choisit de montrer comment la sensibilité des lecteurs provinciaux évoluera vers une rupture opérée par l’œuvre de Rousseau.
Le dernier document présente la correspondance entre Jean Ranson, bourgeois ordinaire, lecteur passionné et fervent admirateur de J.-J. Rousseau, et son maître, l’éditeur Frédéric Samuel Ostervald. Ses lettres montrent les préoccupations du lecteur à une époque où la fabrication des livres différait bien de la nôtre tant par la qualité de la typographie, du papier, les caractères, la durée de réception d’une commande que par le contenu et la taille d’une bibliothèque. Au XVIIIe siècle, la lecture est un exercice de l’esprit qui suit une méthode et « prépare à la vie » et où les romans sont considérés « dangereux » pour la morale. Rousseau transformera cette relation auteur-texte-lecteur. Ranson, petit bourgeois de La Rochelle, passionné de Rousseau, se plonge avec ferveur dans la lecture, digère des livres au point de ne plus distinguer leur contenu de la réalité. Il applique également les préceptes rousseauistes dans l’éducation de ses enfants. Rousseau devient mentor de son lecteur qui est en quête permanente de ses œuvres. Rompant avec les philosophes et rejetant les valeurs de la société dominante, Rousseau s’adresse à la sensibilité du lecteur provincial dans ses histoires d’amour présentées sous la forme de correspondances. Il s’adresse à ceux qui ne lisent pas pour « faire parade » et à ceux sur qui les livres peuvent avoir un effet intérieur. Il va même jusqu’à établir une correspondance avec ses lecteurs. On doit lire ses romans comme on lisait la Bible aux siècles précédents, ses histoires étant présentées comme authentiques. Rousseau « parle à cœur ouvert », il déchaîne les passions au point que La Nouvelle Héloïse devient le best-seller de son époque. La lecture apparaît ici comme une « construction active de significations au sein d’un système de communication ». Sa sensibilité a pénétré à la fin du XVIIIe siècle le monde bourgeois ordinaire.
Se pencher sur ce que l’on ne comprend pas, sur ce qui paraît inconcevable, sur ce qui est « opaque » afin de déchiffrer les mystères d’une époque, tel est le pari que prend Robert Darnton dans cet ouvrage consacré à la France des Lumières. À partir des contes et d’histoires, de pratiques d’écriture et de lecture, l’auteur essaie de saisir comment les individus du XVIIIe siècle pensent le monde.
Il ne les envisage pas comme des cas typiques d’une époque, mais comme des « essais » qui, compilés, parlent « d’une subjectivité commune » révélant les rapports sociaux et surtout la « chair humaine » de cette époque.
Robert Darnton met ici à l’honneur le « texte » sous toutes ses formes : contes, archives, descriptions, lettres. Le chercheur américain s’oppose à l’histoire des mentalités française, dépassable selon lui par l’histoire anthropologique. Il ne prône pas la distinction entre culture savante et culture populaire.
Le passage des symboles dans le folklore à des chapitres de « sociologie » du monde littéraire et de la réception peut surprendre. Mais ils représentent ici autant de visions éclairant un monde symbolique partagé par les habitants de la France du XVIIIe siècle.
Ouvrage recensé– Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’Ancienne France. Paris, Les Belles Lettres, 2011.
Du même auteur– L’Aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, 1982.– Bohème littéraire et Révolution : le monde des livres au XVIIIe siècle, Seuil, coll. « Points », 2010.– Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1991.– Pour les Lumières : défense, illustration, méthode, Pessac (Gironde), Presses universitaires de Bordeaux, 2002.– Le Diable dans un bénitier : l'art de la calomnie en France, 1650-1800, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2010.– Apologie du livre : demain, aujourd'hui, hier, Paris, Gallimard, 2010.– De la censure : essai d'histoire comparée, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2014.– L’Affaire des Quatorze : poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2014.– Un tour de France littéraire. Le monde des livres à la veille de la Révolution, Gallimard, coll. « Essais », 2018.
Autres pistes– Nicole Belmont, « Darnton (Robert) Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l'ancienne France » in : Archives de sciences sociales des religions, n°60/2, 1985. pp. 243-244.– Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française (texte intégral), Paris, Éditions du Seuil, 1999, (1990 pour la 1ère édition).