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L'Etabli

de Robert Linhart

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Société

L’Établi est incontestablement le livre le plus connu du peu prolixe philosophe Robert Linhart. Ce petit ouvrage a rencontré un succès aussi bien auprès des spécialistes de la sociologie du travail que des professionnels des ressources humaines ou du monde syndical et militant. Il se présente comme un récit autobiographique, celui d’un jeune philosophe engagé dans une usine Citroën à l’automne 1968 pour organiser la révolte des ouvriers. Le style est aussi épuré que la réalité décrite saisissante.

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1. Introduction

Polytechnicien et industriel, André Citroën présente avec un enthousiasme non dissimulé le rapport de Frederick W. Taylor, intitulé L’organisation scientifique du travail au Musée social, le 21 décembre 1919. Un demi-siècle plus tard, les principes préconisés par l’ingénieur américain ont été adoptés dans ses usines comme l’attestent les observations de Robert Linhart, jeune philosophe mao, qui se fait embaucher dans celle d’assemblage de 2CV de Choisy, en cachant sa qualité d’intellectuel.

Il est ce qu’on appelle un établi – d’où le titre – autrement dit un intellectuel immergé en milieu industriel engagé pour des objectifs politiques. L’observation participante clandestine qu’il mène pendant onze mois, se déroule six ans après la fin de la Guerre d’Algérie dans une France à peine dégrisée des évènements de Mai-68. Il y découvre, avec toute sa candeur de normalien, le racisme décomplexé des petits chefs encadrant une main-d’œuvre étrangère soumise au diktat de la chaîne de montage et à son rythme infernal. Engagé avec la ferme intention d’organiser de l’intérieur la révolte prolétarienne, le militant se heurte à une réalité dont il ignore tout.

De cette expérience singulière, Robert Linhart tire un récit autobiographique à la subjectivité assumée. Il y décrit comment se positionnent, lors d’un conflit social, les parties prenantes et leurs stratégies. Ce livre dépeint aussi, avec un réalisme surprenant, l’application de l’organisation scientifique du travail et ses effets. Enfin, il figure parmi les plus belles pages écrites, à partir d’une immersion, sur le quotidien ouvrier en usine.

2. Un récit autobiographique

Ce livre a un statut assez singulier, voire unique, au sein de la littérature scientifique consacré au monde du travail et cela à plusieurs titres. En effet, il n’est pas plus subordonné aux protocoles disciplinaires de la sociologie ou de la philosophie qu’à l’injonction à théoriser ou à valoriser son érudition. Il est même totalement affranchi de toute forme d’objectivité. Il figure néanmoins en bonne place dans les bibliographies académiques. Pas de problématique, pas d’hypothèse, pas de jargon. Cet ouvrage, écrit au présent et à la première personne, se lit avec la délectation d’un roman autobiographique, celui d’un jeune militant mao de 26 ans, embauché comme ouvrier dans l’usine Citroën de Choisy, en septembre 1968.

Le jeune Linhart, qui a « soigneusement composé [son] histoire : commis dans l’épicerie d’un oncle imaginaire à Orléans » (p. 15), entend bien « contribuer à la résistance, aux luttes, à la révolution » (p. 60). Ce récit suit une logique chronologique depuis le premier jour de son recrutement en septembre 1968 et se clôt par l’annonce de son licenciement, onze mois plus tard. S’apparentant à un journal d’enquête, il décrit le témoignage d’un homme, pas spécialement habile ni résistant physiquement, découvrant le travail manuel et s’efforçant de réveiller les consciences ouvrières pour réussir à organiser une grève.

L’approche sensible qui caractérise son écriture rend particulièrement saisissante les scènes décrites. Les ouvriers, que l’auteur rencontre au hasard des quatre postes qu’il va occuper, ont ainsi une voix, un corps, un âge, un accent, un prénom, une histoire. Si par exemple, Mouloud, le soudeur, reste un manœuvre comme un autre aux yeux de la direction, il devient en revanche un personnage clairement identifié par le lecteur. On entend aussi le silence quand la chaîne de montage s’arrête, on imagine assez aisément la fierté des Noirs enfilant leur costume à rayures en quittant le vestiaire. Le froid, les fortes chaleurs, les couleurs, les odeurs, l’ambiance, la poussière, la lumière, le mépris, l’épuisement ; rien de ce qui est perceptible n’échappe à la vigilance de l’auteur.

Cette extrême proximité de Robert Linhart avec son sujet fait de son expérience une extraordinaire ethnographie du travail ouvrier doublée d’une introspection permanente. Faisant montre d’une louable honnêteté intellectuelle, le philosophe s’interroge, doute, expose ses faiblesses et s’écarte en cela de toute posture surplombante.

3. Dans les coulisses d’une grève

Un des mérites de ce livre se loge dans la façon dont s’organise l’ensemble des parties en présence lors d’un mouvement social au sein d’une usine au lendemain de Mai-68. Il y a d’abord la majorité silencieuse, composée essentiellement d’ouvriers immigrés, peu encline à se faire remarquer et à risquer de compromettre son emploi. Ensuite, deux syndicats s’opposent : la CGT (Confédération française du travail) et le syndicat maison, la CFT (Confédération française du travail), proche de l’extrême droite et connue pour ses méthodes violentes. Puis, l’usine compte la direction, quasiment invisible dans les ateliers, et l’encadrement intermédiaire, lequel est, en revanche, très présent.

À la faveur d’une décision de Citroën de récupérer gratuitement les heures perdues pendant les événements du printemps, Robert Linhart lance un projet de débrayage. Arguant qu’il en va de l’honneur des ouvriers de refuser d’offrir chaque jour 45 minutes de travail supplémentaires, il organise la rébellion : réunions au Bar des sports pour rédiger les tracts, ronéotypés la nuit et distribués le lendemain. Commence alors l’improbable comptabilité de ceux sur qui on peut compter pour quitter l’usine à 17h et non 17h45, en nombre décroissant chaque soir.

La stratégie de la CFT se limite au combat physique lors de la distribution des tracts, tandis que celle de la CGT semble plus hésitante, tardant à se manifester. En revanche, du côté de l’encadrement la redoutable machine antigrève est mise en route. La ruse consiste à individualiser la menace en jouant sur le pouvoir que l’entreprise exerce sur la vie privée. Les ouvriers, immigrés seulement, sont convoqués un par un. Une vingtaine est ainsi expulsée, sans préavis, de son logement dans un foyer Citroën, tenu par un ancien militaire. Les traducteurs du site, yougoslaves, espagnols ou marocains, dont dépend le quotidien extraprofessionnel des ouvriers participent au chantage. Ils viennent voir les grévistes et leur rappellent que s’ils quittent l’usine à 17h, ils ne pourront plus jamais faire appel à leur service pour leur carte de séjour, de travail, les allocations familiales ou la sécurité sociale. Les plus réticents font l’objet d’un traitement particulier de type harcèlement jusqu’à ce qu’ils viennent à bout de leur résistance mentale.

Quant à l’auteur, démasqué, il est exfiltré du site d’assemblage et exilé dans un dépôt annexe pendant un mois avant d’être affecté à un poste punitif, d’une extrême pénibilité en extérieur, puis à un poste de soudure et finalement licencié.

4. Un tableau réaliste du taylorisme

On pourrait croire, à tort, que le portrait du management au sein de cet atelier d’assemblage de 2CV, brossé par Robert Linhart relève de la grossière parodie. Or, les faits décrits dans ce récit s’avèrent d’une fidélité troublante aux principes évoqués par l’Américain Frederick W. Taylor (1856-1915) six décennies plus tôt, excepté le système de primes mis en place à la Bethlehem Steel Compagnie et inexistant chez Citroën.

L’organisation scientifique du travail préconise, par exemple, la décomposition extrême des tâches, impliquant une répétition sans fin des mêmes gestes. L’auteur en calcule d’ailleurs assez souvent les quantités qu’il doit lui-même accomplir ou ses collègues. Il en déduit ainsi que Mouloud, le soudeur, exécute 33 000 fois les mêmes mouvements dans l’année sur « le même interstice de cinq centimètres de long et à chaque fois, il [prend] son bâton d’étain, son chalumeau, sa palette » (p. 154). Seul, R. Linhart, semble s’adonner à ces vertigineux calculs, tout à la fois démesurés et aliénants.

À l’absence de finitude, puisque chaque intervention sur la chaîne n’est qu’une infime participation du processus global, s’ajoute la cadence imposée par le bureau des méthodes. Régulièrement, une « blouse blanche » déambule dans les ateliers, la main rivée sur le chronomètre dissimulé dans la poche, pour enregistrer les meilleurs temps, lesquels deviendront la nouvelle norme.

F. Taylor justifiait la nécessité de fixer la cadence de travail par le fait que les ouvriers étaient intrinsèquement paresseux avec une « tendance à la flânerie systématique ». On retrouve cette même perception dans l’usine de Choisy avec l’omniprésence d’un agent de secteur, dont la fonction est purement répressive : « Le nôtre, Junot, est, comme c’est souvent le cas, un ancien militaire colonial » (p. 66). Évidemment fainéants, les ouvriers deviennent l’objet de toutes les suspicions, obligeant l’encadrement à réaliser, par exemple, des fouilles humiliantes.

La rupture drastique entre la production et la conception, autre principe de l’OST, atteint son paroxysme lors d’une anecdote qui flirte avec l’absurdité la plus absolue. À l’occasion de la pause matinale, l’établi habilement façonné d’un retoucheur de voitures dénommé Demarcy est remplacé par un autre, flambant neuf, et conçu par le bureau des méthodes. Lorsque le retoucheur regagne son poste, il découvre, interdit, que son atelier a littéralement disparu. Il s’ensuit une visite de cadres, qui encerclent l’ouvrier sommé de faire une démonstration dans son nouvel environnement de travail. Ce dernier, paniqué, humilié, ne retrouve plus ses gestes, piégé dans ce mauvais guet-apens ergonomique. Trois semaines plus tard, l’ancien établi sera remis à sa place aussi discrètement qu’il en avait été retiré.

5. Une ethnographie de la condition ouvrière

À la manière des ethnologues, immergés durablement dans un environnement qui leur est étranger, Robert Linhart parvient à réaliser une ethnographie de la condition ouvrière en usine dans sa version la plus épurée. Presque tous les aspects du quotidien sont ainsi rapportés à partir d’un double point de vue : le sien, bien sûr, mais surtout celui de ses éphémères collègues.

La lecture des descriptions de cet ordinaire montre l’importance que prend le corps dans un tel contexte. Instrument de travail, générateur de forces et objet de faiblesses, il concentre – autant qu’il la limite – l’essence de l’ouvrier. L’entretien de recrutement, par exemple, ne prend que le temps des formalités. Peu importent ses compétences ou son expérience. Dès lors que le candidat est doté de deux bras, il devient, explique R. Linhart, « bon pour le service Citroën » (p. 16). Cette absence de considération se retrouve aussi dans le mépris dont font preuve les contremaîtres, qui tutoient systématiquement les ouvriers, font fi des blessures, de la sécurité, des accidents et des maladies professionnelles, et les déplacent d’un poste à un autre, d’un site à un autre, sans préavis. Le médecin du travail, affublé du peu flatteur sobriquet de « vétérinaire », perçoit d’autant plus de primes qu’il s’abstient de dispenser des arrêts de travail. La fatigue physique, et son corollaire l’épuisement mental, réduit l’ouvrier à une force de travail, incapable de s’affranchir de la routine et de réfléchir. C’est aussi le corps dans son apparence, qui détermine le statut et le salaire, puisque « les Noirs sont M1 tout en bas de l’échelle » (p. 24), contrairement à l’auteur embauché d’emblée comme ouvrier spécialisé.

Dépossédés de leur capacité à penser, les ouvriers le sont aussi de leur temps tout entier soumis au rythme de la chaîne et de la cadence à tenir. R. Linhart montre comment « les jours passent, 10 heures par 10 heures » (p. 40), se ressemblent, se confondent et s’annulent. Même les pauses, où chacun sort son casse-croûte enveloppé dans une feuille de journal ou pour les plus chanceux sa gamelle, participent de cette aliénante routine. Les loisirs ne semblent guère remplir leurs week-ends, faute de moyens. Seul, le mois de juillet, avec son compte à rebours pour le retour au village ou au pays, et les grandes variations thermiques dans l’atelier (chaleur estivale versus froid hivernal) marquent notablement l’écoulement du temps.

6. Conclusion

Malgré le succès de L’Établi, que Robert Linhart a mis dix ans à publier, et son statut de livre incontournable dans les bibliographies sociologiques, il demeure très difficile de l’inscrire dans une généalogie intellectuelle. Il découle, certes, des premiers travaux s’intéressant au monde ouvrier – on pense, par exemple, aux grandes enquêtes européennes de Frédéric Le Play (1806-1882) –, mais il reste un cas totalement unique, notamment par son ton et sa dimension engagée.

Le contexte duquel relève ce témoignage est aujourd’hui très daté : la genèse du Code du travail, le général de Gaulle à l’Élysée, l’immigration massive liée à la décolonisation, l’application stricto sensu de l’organisation scientifique du travail. Néanmoins, sa lecture apporte un éclairage redoutable sur la violence des rapports de domination et de luttes des classes dans le monde du travail, y compris dans un contexte de chômage chronique tel que le connaît la France du début du XXIe siècle.

7. Espace critique

Robert Linhart n’est ni le seul ni le premier à avoir expérimenté l’immersion en milieu industriel. La philosophe Simone Weil fait figure de pionnière, en France, avec son témoignage sur le travail dans une usine d’Alstom, puis de Renault entre 1934 et 1935 (La condition ouvrière, publié à titre posthume en 1951). Puis, nombreux sont les prêtres-ouvriers, les établis (Linhart 2010), ou les intellectuels à avoir voulu se glisser dans la peau d’un ouvrier.

Au cours des années 1970, sont menées parallèlement des enquêtes à finalité clairement scientifique par de jeunes chercheurs – Renaud Sainsaulieu, Philippe Bernoux, Alain Touraine pour ne citer que les plus connus – débouchant sur des publications de facture sociologique classique. Jean Peneff (1996), qui retrace le parcours de ces premières observations participantes en usine, souligne aussi l’abandon de cette méthodologie (longue, complexe, risquée), bref peu rentable par rapport aux « données de seconde main » (p. 40).od, 1923.

8. Pour aller plus loin

Linhart, Robert, Lénine, les paysans, Taylor : essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique, Paris, Le Seuil, coll. « Combats », 1976.

Linhart, Virginie, Le jour où mon père s’est tu, Paris, Le Seuil, coll. « Témoignages », 2008.

Linhart, Virginie, Volontaires pour l’usine : vies d’établis (1967-1977), Paris, Le Seuil, 2010.

Peneff, Jean, « Les débuts de l'observation participante ou les premiers sociologues en usine », Sociologie du travail, 38 (1), 1996 : 25-44.

Taylor, Frederick Wislow, La Direction des ateliers. Étude suivie d’un mémoire sur l’emploi des courroies et d’une note sur l’utilisation des ingénieurs diplômes, préface de Henri Le Chatelier, Paris, Dunod, 1923.

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