Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Robert Muchembled
Contrairement aux idées reçues, l’homicide en Europe occidentale est en régression depuis sept siècles, et c’est au XVIe siècle qu’apparaît une mutation fondamentale : le remplacement d’une culture de violence par une éthique d’autocontrôle, fondatrice de notre identité moderne, marquée par le tabou du meurtre. Robert Muchembled analyse sur le temps long comment l’État moderne, la Réforme et la Contre-Réforme religieuses, mais aussi des populations désireuses de sécurité, créent, par de nouvelles méthodes de contrôle social, un ordre nouveau au détriment des plus jeunes.
L’agressivité biologique des êtres humains est canalisée et modelée par la société, qui l’oriente selon ses besoins par le biais de modèles culturels. Ce qu’on appelle violence est « sa mise en forme éthique par une civilisation » (p.8). Vers 1650, l’Europe épuisée par de nombreuses guerres entame un changement de sensibilité vis-à-vis de l’homicide.
L’« éthique virile qui érige la force brutale en modèle de comportement » (p.16) au Moyen Âge fait place à un comportement réglé de politesse et de tempérance venu des cours italiennes et des cités du Nord. Les villes sont en effet le lieu où s’élabore cette mutation civilisationnelle d’apaisement, en régissant les excès d’agressivité par l’amende et l’exclusion. Si le monde rural et la noblesse entendent rester fidèles à leur commune culture de l’honneur, l’État, l’Église et les notables s’accordent autour de cette « transformation d’un droit communautaire en tabou moral » : la vengeance privée est désormais confisquée par l’État, que ce soit dans les monarchies absolues ou les États moins centralisés, les pays catholiques ou protestants.
Les jeunes garçons, tenus d’exprimer le modèle de virilité agressive valorisé au Moyen Âge, sont à la Renaissance privés de leurs privilèges coutumiers, tandis que les femmes et les jeunes filles subissent un contrôle plus vétilleux de leurs fonctions procréatives. Les hommes adultes voient dans le nouveau modèle social imposé par les monarchies modernes et par l’Église l’occasion de renforcer leur contrôle sur les jeunes générations.
Hier comme aujourd’hui, les homicides sont pour l’essentiel commis par des hommes jeunes sur des pairs. Au Moyen Âge, la violence, « valeur positive qui soutient les hiérarchies et préside sans cesse aux échanges, matériels et symboliques » (p.75), n’est pénalisée que lorsqu’elle sort des codes. Selon ces traditions viriles inculquées à tous les garçons dès leur plus âge quel que soit leur statut social, « la violence est à la fois légitime et obligatoire » (p.46) en cas d’offense ou de déshonneur. Lorsque dérapent ces confrontations ritualisées, qui ne visent pas à tuer mais à faire perdre la face, des lettres de grâce royale, facilement obtenues, permettent la réintégration du coupable après une compensation financière et une demande de pardon à la famille de la victime (« paix du sang »).
Les adultes tolèrent d’autant mieux cette « éthique virile de confrontation » (p.57) qu’elle valorise la puissance de la communauté villageoise, alors très endogame, face à ses voisines concurrentes, et détourne d’eux l’agressivité des jeunes. Les rixes ne sont d’ailleurs pas une mise en danger de la société mais un rappel des codes sociaux. L’un des rôles dévolus aux jeunes est le contrôle des mœurs – charivari des couples mal assortis en âge, promenade sur l’âne du mari cocu – et la représentation de la vigueur de la communauté lors des nombreuses coutumes paysannes, antérieures au christianisme et liées aux saisons.
Du XIIe au XVIIIe siècle, les jeunes hommes se réunissent en groupes structurés appelés « royaumes » ou « abbayes de jeunesse », qui sont un lieu d’apprentissage et de socialisation. En ville, ces compagnies parfois nombreuses structurent les jeunes célibataires autour d’un territoire, leur potentielle violence étant endiguée par l’organisation d’activités diverses – réjouissances, luttes, jeux – qui permettent une diminution des viols collectifs (« viols de frustration ») sur les servantes isolées.
Selon la principale hypothèse du livre, la violence homicide serait liée aux frictions et aux frustrations qu’engendre, en période de paix et donc de trop-plein démographique, le blocage des « mécanismes de remplacement des générations masculines » (p.69).
En effet, si l’état valorisé par la société est celui d’homme marié, le principal outil de régulation de la population – et du morcellement des héritages qu’entraînerait une trop forte natalité - est alors l’allongement de l’âge du mariage : 23 ans à la fin du Moyen Âge, 28 à 30 ans à la veille de la Révolution française. Dans ce « purgatoire du célibat », les jeunes hommes s’impatientent et rivalisent, et les blessures sont parfois mortelles. Les filles, dont la pureté sexuelle est garante de l’honneur familial et de la communauté, sont placées sous la surveillance des femmes âgées.
Avec la Réforme religieuse protestante et sa réaction catholique appelée « Contre-Réforme » s’accentue l’encadrement des comportements individuels. Des ordonnances royales interdisent toutes réjouissances profanes ou religieuses – danser, boire, fréquenter les fêtes, porter des armes –, mettant à mal l’équilibre de ces communautés. La violence homicide, généralement juvénile, est donc criminalisée au moment même où le mode de vie profane est attaqué par les nouvelles normes religieuses et législatives.
Si l’importation depuis les cours italiennes de la Renaissance de la « civilisation des mœurs » (Norbert Elias), porteuse de nouvelles valeurs d’autocontrôle, de politesse et de raffinement, a permis l’abandon des mœurs violentes, le processus de pacification de la société avait en réalité commencé au XVe siècle, au nord de l’Europe, dans les « républiques urbaines » bourguignonnes des Pays-Bas. Afin de garantir la sécurité des marchands, ces cités commerciales suivent le modèle calviniste d’économie et de modération dans lequel les usages du corps sont policés.
Par ailleurs, la médiation judiciaire urbaine met fin aux spirales de la vengeance privée par l’amende, sorte de « taxe sur le délit » : complétée de punitions corporelles, de sanctions infamantes et de la peine de mort, elle décourage les plus riches et exclut de la ville ceux qui ne peuvent payer. Le bannissement, temporaire ou définitif, constitue l’ultime avertissement d’un État qui a désormais le « monopole de la violence légitime » (Max Weber) : verser le sang est à présent puni de mort ; ce qui était normal, sinon valorisé, devient barbare et répréhensible.
Entre 1500 et 1650 s’est produit un profond changement dans les sensibilités.Dans les campagnes, le dépôt de plainte remplace le recours à la force, car il représente pour les notables une forme intéressante d’action interne en termes de statut ou de gain financier. Cette acculturation juridique progressive reste cependant alternative à d’autres formes continuées de violence, la communauté gardant cachés certains crimes : viols, incestes, féminicides ou bestialité (zoophilie).
Si les cours de justice visaient au Moyen Âge à réconcilier les ennemis, désormais elles contrôlent, punissent et taxent leurs comportements. Le XVIe et le début du XVIIe siècle sont le temps de la torture et des supplices, qui opère une sacralisation de l’État par sa gestion monopolistique de la violence de sang.
Spectaculaire, cette « symbolique terrorisante » (p.198) tout d’abord appliquée aux régicides, aux homosexuels et aux sorcières, et qui visera spécifiquement les femmes qui avortent, cachent leur grossesse ou tuent leur nouveau-né, ne dure que quelques générations : l’exécution publique, en tant que « lieu privilégié de médiation culturelle et sociale » (p.209), est une redoutable « forme d’éducation des sensibilités » (p.204).
Si, dans l’Europe moderne, on assiste à « la mutation radicale de la notion masculine d’honneur » (p.9), l’agressivité des filles y est, quant à elle, interdite d’expression. Le phénomène des bandes leur est inconnu jusqu’au XXe siècle et leur éducation ne leur permet ni l’apprentissage des armes ni d’user de la force en cas de conflit. Celles trouvées coupables de violence – elles forment 5 à 12% des meurtriers – vont alors beaucoup plus à la potence que les hommes, un schéma qui s’inversera par la suite lorsque les accusées plaideront selon des stéréotypes socialement acceptés.
La perception sociale de la gravité des crimes évolue dans le temps : l’infanticide et l’avortement, tolérés au Moyen Âge, ne le sont plus au XVIe siècle, alors que la pédophilie, qui est aujourd’hui le pire des crimes, n’était pas criminalisée. Les coupables d’infanticide sont pour les trois quarts des femmes socialement précaires, venues des campagnes et vulnérables aux attaques sexuelles des maîtres comme des domestiques. Leurs juges sont des notables, qui profitent de ce moment de recomposition morale et religieuse pour renforcer leur domination. « Jeunes filles infanticides et vieilles sorcières sont des boucs émissaires sacrifiés pour apaiser des angoisses excessives à une époque de grands troubles et de tensions » (p.241). À la fin du XVIIe siècle, le modèle féminin de l’épouse et mère soumise est suffisamment ancré par la répression, qui devient moins nécessaire.
Au XIXe siècle, si le nombre d’épouses meurtrières diminue de moitié, les féminicides augmentent de trois quarts, sans doute parce qu’ils sont davantage criminalisés à mesure que la famille devient objet de surveillance. L’inceste et les agressions sexuelles sur les jeunes filles et les enfants ne sont toutefois pas poursuivis ; seules les victimes sont mises à l’écart par crainte de la corruption. Ainsi, si les hommes s’affrontent moins, ils s’attaquent davantage aux femmes, dont la violence a parallèlement décliné. Plus généralement, la violence passe de l’espace public à l’espace privé, dans lequel parricides, féminicides et violences sexuelles augmentent. On s’inquiète à la fois de la criminalité juvénile – les filles étant vues sous le prisme de l’immoralité sexuelle plutôt que de la délinquance – et des enfants comme victimes, la pédophilie se construisant peu à peu comme mal absolu.
La nouvelle éthique d’autocontrôle s’accompagne toutefois d’une adaptation, autorisant tacitement les aristocrates, dont la capacité guerrière est indispensable à une époque de conflits incessants et de conquêtes territoriales (Grandes Découvertes, colonisation de l’Amérique), à se réserver le droit de la violence d’honneur.
Apparu au XVIe siècle et véritable assassinat masqué derrière le point d’honneur, le duel est l’« enfant bâtard de l’efficacité meurtrière nouvelle des nobles militaires et du désarmement des civils » (p.254). En effet, la culture militaire s’oriente vers une plus grande létalité, plutôt que de faire des prisonniers, en même temps que la population roturière est désarmée : à partir du XVIIe siècle, porter l’épée devient le privilège de la noblesse. Ces spécialistes de la guerre peuvent ainsi « pratiquer le meurtre sans état d’âme, en dépit de la législation et de la morale religieuse » (p.260).
C’est une véritable « castration symbolique des roturiers » : « La lutte au couteau […] est désormais synonyme de bassesse, de traîtrise et de crime » (p.267). Un même acte est ainsi qualifié d’honorable pour les uns, de vil pour les autres. Pourtant les sociétés méditerranéennes ou les régions isolées comme les Pyrénées ou l’Auvergne ont conservé ces valeurs d’honneur, auquel un manquement doit être sanctionné par la vengeance privée. Les révoltes rurales, dues à la pression fiscale et aux mauvaises récoltes du « petit âge glaciaire », se prolongent jusqu’au XIXe siècle. Sous Louis XIII et Louis XIV, des armées rebelles se dressent contre le souverain, signalant un profond malaise identitaire rural.
Ces émeutes, qui se font en musique et parfois de façon carnavalesque, correspondent notablement au calendrier des anciennes festivités juvéniles (printemps, été) et seraient l’ancêtre des grèves actuelles. Si la ruralité résiste sous diverses formes, comme le bandit d’honneur qui s’oppose seul à la force publique, bientôt l’usine, l’école, l’armée, la guerre brasseront les particularismes, avant que médias et loisirs générationnels n’achèvent de dissocier les jeunes de leur groupe local.
Au tournant du XXe siècle, la transgression se vit désormais sous la forme sublimée de l’imaginaire littéraire, puis cinématographique. Fantômas, Mystères de Paris, Exploits de Rocambole, Arsène Lupin et autres Rouletabille : le roman noir et le roman policier tout comme autrefois la littérature de gibet qui offrait aux foules la biographie du condamné, les récits horrifiques de la période baroque, les héros-bandits tels Cartouche ou Mandrin, puis les romans de cap et d’épée de Dumas, constituent un « exorcisme collectif de la violence juvénile destructrice » (p.394).
Cette fascination pour une brutalité qui n’est plus guère manifestée dans l’espace public se retrouve encore dans les journaux, qui exagèrent volontiers les forfaits des Apaches parisiens. Sport, école, armée, usines : « Le mâle occidental pubère n’a jamais été aussi encadré qu’à l’époque industrielle » (p.416).
Il obéit à la double contrainte qui lui est imposée : brutal à la guerre, il est un citoyen pacifié. Cette littérature témoigne tout de même d’une peur de la jeunesse en cette période de forte pression démographique – à laquelle la Première Guerre mondiale mettra fin de façon dramatique –, qui se traduit par un intense élan sécuritaire. Les nouveaux codes de la jeunesse prolétaire, avec leurs différences vestimentaires et langagières, font peur, et les Apaches sont présentés comme le ferment de la décadence nationale à un moment d’hostilité avec l’Allemagne.
L’historien perçoit une résurgence de la culture médiévale du combat au couteau chez les Apaches parisiens de la Belle Époque, les rockeurs de l’après-Deuxième Guerre mondiale ou les affrontements entre bandes dans les banlieues françaises contemporaines, « lointaines héritières des royaumes juvéniles du XVIe siècle » (p.427). Leurs violences seraient l’« expression d’un puissant mécontentement juvénile face au monde adulte et à la société établie » (p.427) dans un contexte de chômage couplé à une grande valorisation des biens. De même, les scuttlers de Manchester à la fin du XIXe siècle, menés par des capitaines ou des rois, seraient fidèles sans le savoir aux anciennes traditions populaires. De telles bandes « ne constituent ni une anomalie, ni une pathologie », et leur fonction est de « soutenir les intéressés au moment du difficile rite de passage de l’enfance à la maturité » (p.441).
La violence virile, qui était l’« étalon absolu, de la cour princière au moindre village, jusqu’au XVIIIe siècle » (p.76), est devenue marginalisante. Alors que « depuis des lustres, la définition des rôles sociaux en Occident est organisée autour d’un pouvoir paternel fortement valorisé » (p.429), la jeunesse se trouve dans une ambigüité douloureuse, à la fois dépositaire de l’avenir de la communauté et « âge noir » turbulent.
La passion des intellectuels et des médias pour la violence signalerait une angoisse de la mort et du vieillissement. Mais aujourd’hui, on se suicide plus qu’on ne tue. Les conduites autodestructives ont pris la place des affrontements ritualisés, tandis que les violences initiatiques sont davantage tournées vers les biens que vers les personnes. « L’homicide n’est plus qu’un reliquat dans la partie occidentale » de l’Europe (p.321), qui n’a pas connu de guerre sur son sol depuis 1945.
Muchembled nous invite ici à « une histoire culturelle attentive à la réception des normes – et pas seulement à leur production » (p.195), considérant que la participation des populations à ces transformations est essentielle à leur compréhension.
Quelques pistes intéressantes sont à relever dans l’ouvrage, qui autorise, par son comparatisme à la fois transhistorique et transnational, d’audacieuses hypothèses : – les grèves comme héritières des émeutes paysannes, avec leur même caractère festif et carnavalesque ; – la tension créée, chez des jeunes socialement frustrés, par « la promesse d’accéder à une existence adulte complète, agréable et prestigieuse » (p.429) (que l’on retrouve, exacerbée, dans le « paradisme » évoqué par Kamel Daoud à propos des jeunes djihadistes) ;– le caractère transhistorique des grandes peurs visant un bouc émissaire, et leur amplification par la diffusion des médias depuis l’imprimerie ; – enfin la construction idéologique de deux mondes séparés, distinguant les classes supérieures d’un peuple considéré comme grossier et violent (l’invention de la noblesse comme race à part date du XVIe siècle, à la suite de l’invention du « sang bleu » par des Espagnols soucieux, après la Reconquista, de se distinguer des Maures et des Juifs expulsés).
Ouvrage recensé– Robert Muchembled, Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2008.
Du même auteur– La Société policée. Politique et politesse en France du XVe au XXe siècle, Paris, Seuil, 1998.– L’Invention de l’homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988.– Une histoire du diable (XIIe-XXe siècle), Paris, Seuil, 2000.
Autres pistes– Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1939).– Érasme, Traité de civilité puérile, Paris, Mille et une nuits, 2001 (1530).– Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.– Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, 2000 (1651).– Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959 (1919).