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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Robert Turcan
On connaît la légende noire de Tibère, deuxième empereur de Rome, successeur du grand Auguste. Longtemps, on lui a attribué toutes sortes de vices. Réfugié à Capri, menant là une vie toute vouée au stupre, il aurait fait assassiner à peu près toute sa famille et donné à sa police secrète des pouvoirs inouïs. C’est à ce roman mauvais, forgé par Tacite et Suétone, que s’attaque Robert Turcan, non sans quelques arguments de poids : hors ces auteurs, nulle trace de telles turpitudes…
Tibère, successeur et beau-fils d’Auguste, fils de Livie, a régné plus de vingt ans, de 14 à 37, et son règne a fait couler beaucoup d’encre. Depuis Tacite et Suétone, qui écrivirent plus de cent ans après ce règne, on n’a plus de doute. Il n’aurait été qu’un ladre et un débauché. Enfermé sur l’île de Capri, il se serait donné entière licence d’assouvir ses instincts les plus détraqués. Paranoïaque, il aurait passé son temps à assassiner courtisans et astrologues, ne négligeant pas les supplices les plus cruels.
Robert Turcan raconte, lui, une toute autre histoire. S’étant abreuvé aux sources premières, ayant en philologue et en historien dûment critiqué les textes de Suétone et de Tacite, il rejette leurs fables. La réalité, c’est que cet Empereur fut un excellent général, un homme d’État responsable, un financier accompli, qu’il fut la victime de la foule, des ragots, des incessantes intrigues de Livie, sa mère, de Julie, son épouse, d’Agrippine et de Séjan, son bras-droit et fameux traître, et que ses prétendues débauches ne sont que celles d’imaginations trop ardentes et de cœurs trop médisants.
Ainsi, il aurait été un des meilleurs empereurs romains, ayant assuré par une sage politique la paix aux frontières et la concorde au-dedans. Sa légende noire n’aurait eu d’autre origine que l’incompétence et l’indroiture d’un pseudo-historien, vrai journaliste : Tacite.
Pour comprendre un homme, il faut saisir sa mentalité. Il faut donc connaître son éducation. Comme tous les jeunes Romains du premier siècle avant Jésus-Christ, Tibère fut d’abord élevé par son père, Tiberius Nero, de la gens Claudia, l’une des plus éminentes de la Rome antique.
Or, cet homme était un républicain de vieille tradition, auquel la royauté ne pouvait paraître qu’une infamie. S’il n’a pas participé au meurtre de César, il fut très loin de le désapprouver. Imprégné par les idéaux traditionnels, il les inculqua à son fils, dont on peut donc affirmer – telle est la thèse de Robert Turcan – qu’il les eut toujours à l’esprit. Or, quels sont ces idéaux ? Tout d’abord, la piété, au sens romain du terme, c’est-à-dire non pas une foi, ni une doctrine abstraite, mais la pratique de rites très codifiés permettant de connaître la volonté des dieux. Ensuite, un certain souci de rigueur et d’ordre dans la gestion du domaine.
Mais, à cette éducation toute traditionnelle, il faut ajouter un troisième élément. Depuis que Rome a soumis la Grèce, elle est sous son influence intellectuelle. Ainsi, comme la plupart des jeunes gens de son milieu, Tibère a reçu les leçons de maîtres grecs. Enfin, influence directe de l’époque : durant la Dernière Guerre civile de la République romaine, le jeune Tibère connut les tribulations, les errances, les flammes et le danger de mort, ce qui aurait peut-être causé un certain déséquilibre mental.
Mais Livie, lasse de son mariage de raison avec Tiberius Nero, le quitta pour Auguste, plus jeune et plus à même de satisfaire les ambitions qu’elle nourrissait pour son fils. Tibère devint ainsi l’héritier présomptif. Immensément riche (il a plusieurs fois hérité), n’éprouvant aucune peine du remariage de sa mère (c’était alors chose courante et admise) il coule des jours heureux. Le monde a recouvré la paix, l’État a été rétabli. Tibère donne des jeux, des spectacles magnifiques au peuple de Rome. Il se marie avec la jeune Vipsania, dont il est profondément épris. Il s’instruit. S’étant lié d’amitié avec Mécène, personnage très important de l’État, milliardaire et amis des arts, il fait la connaissance des poètes Horace et Virgile, s’initie au sybaritisme de son maître, qui n’aimait rien tant que les préciosités de langage et les obscurités que l’on feint de comprendre. Innocente coquetterie littéraire, avance Turcan, mais que nombre de Romains, après Sénèque, comprenaient comme un vice, prélude à tous les autres…
Jeune Romain de rang sénatorial, Tibère ne pouvait rester à Rome, tandis que les Barbares, sans cesse, battaient les portes de l’Empire, menaçant de le ruiner. Après s’être fait le vainqueur des Cantabres, en Espagne, il fut envoyé en Pannonie (plaine hongroise), en Germanie, en Illyrie (Croatie), régler leur compte à des peuples révoltés par l’incurie de gouverneurs qui les tondaient au lieu de les administrer. Bon général, il mâta ces rebelles, mais non sans faire preuve d’originalité, non sans se démarquer de la politique de conquête et de razzia d’un Germanicus ou d’un Varus, pourtant populaire. Il comprit que le meilleur moyen de donner la paix à Rome, c’était de protéger les peuples de tels pasteurs avides et cruels.
Il comprit qu’il ne fallait pas en changer en permanence, comme il était de coutume, mais au contraire les garder en place, afin qu’ils aient intérêt à s’entendre avec les populations, et non à s’enrichir à leurs dépens. Il comprit qu’il ne servait à rien de repousser toujours plus loin les frontières de l’Empire, comme en rêvait un Germanicus ; qu’il fallait au contraire se garder d’épuiser les soldats et d’assécher le budget ; qu’il fallait donc se concilier le barbare. C’est lui qui devait inaugurer la politique d’installation des Germains dans le nord de la Gaule, politique économe, mais peu populaire.
Cependant, la cour fatiguait Tibère. Soit qu’il voulût préserver sa liberté (thèse de Turcan), se cultiver (thèse de Tibère), soit qu’il voulût cacher ses turpitudes (thèse de Tacite contrebattue par Turcan), il s’exila volontairement, en 6, sur l’île de Rhodes, alors centre culturel de l’Empire. Rétrospectivement, on fit débuter là ses frasques innommables, inventant par exemple qu’il précipitait parfois, du haut de la falaise, les astrologues dont les prédictions étaient inexactes. Ragots, selon Turcan. En fait, il aurait adopté un train de vie relativement modeste et se serait fait humblement étudiant, assistant aux leçons des philosophes et ne se permettant qu’une fois d’user de la puissance tribunicienne dont Auguste l’avait revêtu, envoyant en prison un citoyen qui l’avait un peu vertement contredit. Il se lia à l’astrologue Thrasylle, scrutant avec lui les étoiles, y lisant l’avenir et s’apaisant ainsi.
En bon stoïque, il pensait que la conscience de l’inéluctable libère de l’angoisse de l’avenir. Auguste était furieux de cette retraite, et les peuples aussi : comment l’héritier pouvait-il ainsi fuir les responsabilités, se comporter comme un simple particulier ? À Nîmes, on détruisit ses images.
En 14, Auguste mourut. Seul Tibère pouvait prétendre à la succession. L’Empereur, qui n’avait qu’une fille et dont les petits-enfants étaient morts ou trop jeunes, l’avait, sous l’influence de Livie, adopté et pris pour gendre. Quand il monta sur le trône, Tibère n’était pas un homme heureux : il avait dû répudier Vipsania la bien-aimée, épouser Julie, dont les infidélités le dégoutèrent vite, et adopter son rival, le jeune et populaire Germanicus, son neveu. Sans hésiter, le Sénat et le peuple se prosternèrent devant le nouveau maître. La République avait définitivement vécu : elle avait fait place à la monarchie héréditaire.
Prompts à trouver un coupable, pour cette mort de la Res publica, les historiens du IIe siècle portèrent le fer de leur critique sur la personnalité de Tibère et la loi de majesté. À l’origine, il s’agissait de la majesté du peuple romain, mais comme celui-ci désormais était incarné par l’Empereur, critiquer ce dernier était devenu un crime, de lèse-majesté. Il y eut une sorte d’épidémie de dénonciations, plus ou moins calomnieuses, que Tibère tenta de réfréner, mais qu’instrumentalisa Séjan, son favori. Cet homme, préfet du prétoire, maître de la police, voulait gouverner. Par cette loi, il faisait régner la terreur. Mais, pour qu’il pût agir en toute liberté, il fallait encore que l’Empereur s’exilât loin de Rome.
C’est ce qu’il fit. Tibère ne souffrait plus les intrigues du Palais, ourdies par Agrippine, fille d’Auguste et épouse du malheureux Germanicus, aimé du peuple, victorieux, bientôt sans doute assassiné, et par Livie, qui lui rappelait sans cesse que c’est elle qui l’avait fait prince. Il ne supportait plus la foule, le peuple, les rumeurs. Il aspirait, en ces temps troublés, à la paix, au calme, à la sérénité, à cet empyrée des sages et des stoïciens. Toujours l’influence de ce Thrasylle, chez ce Prince ombrageux. Alors, il choisit un île, aux flancs escarpés, comme Rhodes. Non loin de la baie de Naples, reliée à la ville par un système de signaux lumineux, c’était Capri. Sur ce rocher peu aride, ensoleillé, mais où soufflait toujours une brise bienfaisante, il fit construire douze villas, consacrées aux douze grands dieux. C’est là qu’il habiterait, loin des regards, lui dont le visage recouvert de tumeurs était devenu monstrueux, tandis qu’à la ville Séjan s’occuperait des intrigues.
Alors, la machine à délation se mit à fonctionner de plus belle. Manipulateur, Séjan poussait les ramifications de son pouvoir. Mais le Prince, qui, contrairement à ce qu’on a pu dire, continuait de s’intéresser à la justice, aux finances, à l’armée, fut bientôt mis au courant des intrigues de son bras droit, ce Séjan qui n’hésitait plus à se faire décerner les honneurs dus à un dieu, quand Tibère lui-même les refusait. La disgrâce fut complète, le favori mis aux fers, jugé, condamné, voué aux Gémonies, c’est-à-dire jeté dans le Tibre du haut d’un escalier. Ses enfants furent supprimés. Un certain Macron le remplaça.
Tibère ne quittait pas Capri, enfermé, tenaillé par la peur qu’on ne le dépose, et ravagé par la culpabilité : c’est par la faute de sa trop grande confiance en Séjan qu’était mort Julius Caesar Drusus, ce fils qu’il avait accusé de tous les maux, de tous les vices, sur la foi des rapports de police.
C’était un vieil homme désormais, soucieux de l’État, pieux au sens romain du terme, défiguré, un misanthrope qui aimait les œuvres d’art un peu licencieuses, qui avait un goût assez décadent, comme on disait à la fin du XIXe siècle, peut-être précieux. C’était un amant du beau, mais cet amour alla-t-il jusqu’au vertige des sens et au dérèglement moral ? C’est ce à quoi on ne saurait conclure, au regard de ce que les sources disent et de ce qu’elles ne disent pas : car, raisonne Robert Turcan, si de telles turpitudes avaient eu lieu, alors il n’est pas douteux qu’il nous resterait de cela d’autres traces que les histoires horrifiques rapportées un siècle plus tard par Tacite et Suétone.
Alors, le désespoir s’empara de l’Empereur. Lui qui régnait sur plus de peuples qu’Alexandre, voici qu’il demandait aux dieux que la mort vînt dans les supplices mettre un terme au tourment de sa vie, et que le feu dévorât la terre. À Rome, le peuple délirait lui aussi. Dans leur dérèglement, les foules romaines se retournèrent. Elles qui s’étaient soumises à Séjan, voici qu’elles dénonçaient les supposés suppôts du tyran déchu. On étranglait en prison les auteurs qui déplaisaient. La police, partout, espionnait ces coupables en puissance qu’étaient les citoyens.
Dans le palais, la terreur ne sévissait pas moins qu’avant : Agrippine, la veuve de Germanicus, fut assignée à résidence. On lui arracha un œil, puis on la laissa mourir de faim… Nerva, ami de Tibère, refusait quant à lui d’ingérer de la nourriture, et il mourut ainsi, de faim volontaire, effaré par la tournure qu’avait pris le règne du philosophe misanthrope.
Enfin, le mentor mourut, ce fameux Thrasylle qui, à Rhodes, avait annoncé à Tibère qu’il serait un nouveau Jupiter. En cette même année 34, on dit qu’était apparut le phénix, signe que s’achevait une époque. L’empereur prit la chose très au sérieux : sa fin était annoncée. L’exercice du pouvoir, écrit Robert Turcan, « l’avait comme égaré », lui, un homme de trempe militaire, cultivé, pieux, sage et savant. Alors, que faut-il en conclure ? Que Tibère était un monstre ? Non pas, explique l’historien. Tibère fut bien autre chose qu’un tyran sanguinaire.
À bien y regarder, il a gouverné sagement, évitant les dangers de l’aventure militaire et les désastres à la Varus, veillant à la bonne administration des provinces et à l’équilibre du budget. Il n’a fait à Capri que fuir l’inconstance des foules et tenter de gagner la sagesse promise par les astrologues. En somme, rien de bien répréhensible.
Quant aux mœurs qu’on lui prête, puisque nulle source d’époque n’en dit mot, il y a tout lieu de suspecter qu’elles sont sans fondements. Il aimait les concombres, les brocolis, les raisins secs, les jolis tableaux où de jolies dames embrassent de beaux messieurs, les sentiers escarpés, les spéculations philosophiques et l’astronomie pythagoricienne. En somme, ce n’était qu’un esthète décadent et un fin politique, figure plutôt plaisante, mais plus complexe qu’il n’y paraît. Sa mort, non moins que sa vie, nous reste un mystère : Suétone, Sénèque, Tacite et Dion Cassius divergent d’avis quant aux circonstance de son trépas. Pour les uns, ce fut un meurtre, ourdi par Caligula et Macron ; pour les autres, un simple arrêt du cœur. Il avait 77 ans.
Robert Turcan a l’insigne mérite de critiquer les assertions bien souvent douteuses de Suétone et surtout de Tacite, relativement à Tibère. Après Nietzsche et Voltaire, il les accuse d’avoir brodé pour complaire à leur public et même d’avoir consciemment falsifié l’histoire. Il parle de « haine recuite », d’histoire faite « en chambre » et de confusion savamment entretenue entre sources valables et potins, ragots, rumeurs populaires. Souvent, il risque un parallèle entre les procédés de Tacite et ceux de la mauvaise presse contemporaine. Hélas, l’outrance de l’accusation, qui confond dans son objet Tacite et la figure honnie du journaliste à scandale, paraît la décrédibiliser.
En outre, il en veut à Suétone et Tacite d’avoir écrit à distance de l’événement, plus d’un siècle après, et d’être par conséquent enclins à juger l’époque de Tibère avec des critères impropres. Outre que c’est faire bon marché de ce que cette distance permet de repenser les événements en considérant leurs conséquences, c’est aussi se délégitimer sans s’en rendre compte. Car, si une distance d’un siècle peut égarer, que dire d’un historien écrivant vingt siècles après, avec une mentalité façonnée par le christianisme et le rationalisme ? Que dire d’un chercheur qui se sert de la statuaire pour deviner les caractères, ou qui oppose, aux mœurs supposément scandaleuses de Tibère, les silences d’un hagiographe patenté, Vitellius ?
Notons enfin que la prose de Robert Turcan n’est pas exempte de ces préjugés antipopulaires que l’on trouve souvent chez les lecteurs de Nietzsche, de Fustel de Coulanges ou de Taine. Quand la foule s’agite, il parle de « populace ». Il applaudit, quand Tibère, ayant pris conscience de la vanité de légiférer, refuse de faire appliquer les lois somptuaires qui limitaient la débauche de luxe des classes aisées. Il applaudit encore, quand l’Empereur refuse d’aider les pauvres au prétexte qu’alors ils ne travailleraient plus.
C’est prendre parti. Ce n’est pas mettre à profit la distance historique, seul atout de l’historien d’aujourd’hui par rapport à celui de l’Antiquité : car, si Robert Turcan a bien raison de récuser le jugement moral en histoire, surtout s’il est fondé sur des critères étrangers à l’époque, rien n’interdit d’essayer de comprendre le sens de ces cruautés dont Tibère est devenu le symbole. À cet égard, avec Jacques Ellul, ont pourrait se demander s’il ne s’agit pas de la naissance d’un certain monstre froid.
Ouvrage recensé– Robert Turcan, Tibère, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
Du même auteur– Recherches mithraïques. Quarante ans de questions, Paris, Belles Lettres, 2016.– Vivre à la cour des Césars, Paris, Belles Lettres, 2009.
Autres pistes– Dion Cassius, Tibère, empereur romain, 14-37 ap. J.-C. Histoire romaine, livres 56 à 58, Paris, Paleo, Coll. « Histoire-accès direct », 2011.– Suétone, Vies des douze Césars, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975.– Tacite, Les Annales, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993.– Ronald Syme, La Révolution romaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2016.