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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Destruction et protection de la nature

de Roger Heim

récension rédigée parAntoinette FerrandAgrégée d’Histoire et doctorante en Histoire de l’Égypte contemporaine (Sorbonne-Université)

Synopsis

Société

Alors que le monde se remet à peine des secousses de la Deuxième Guerre mondiale, Roger Heim publie un bref essai dédié au bilan de l’écocide implacablement mené par l’espèce humaine. Soixante-dix ans après, ni la gravité ni l’urgence des propos avancés n’ont pris de ride. Le lectorat, lui, s’est élargi de trois générations.

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1. Introduction

« N’accuse pas la Nature ! Elle a fait son devoir. À toi de faire le tien », lance Roger Heim en exergue de son livre, en reprenant les mots du poète Milton : le naturaliste compile ici plusieurs interventions radiophoniques qui dressent l’état des lieux des dégâts causés par l’humain sur la Terre.

Face à l’anthropisation accélérée de la planète – dans les années 1950, le front brésilien se déplaçait de 10 à 15km vers l’Ouest chaque année – et au rythme effréné de la croissance démographique, le mycologue invite à une gestion collective et internationale des enjeux écologiques, souvent relégués à la seconde place derrière les joutes idéologiques qui animent les hommes politiques et intellectuels.

Quoique tombé dans l’oubli, ce véritable lanceur d’alerte du second XXe siècle tient ensemble positionnement académique et parcours militant pour tâcher d’imprimer dans l’esprit du grand public l’urgence de la situation écologique mondiale : il prône une protection exigeante, concertée et harmonisée de la Nature à l’échelle internationale, en invitant scientifiques et techniciens à œuvrer ensemble pour la défense d’une planète en danger.

2. Naissance et faits d’armes d’un tyran

La lente destruction de l’environnement naît, pour Roger Heim, de l’ingéniosité caractéristique de l’espèce humaine : le chimiste fait alors la rapide chronique de l’ascension de cet être que rien ne prédestine à la suprématie tant il est vulnérable, mais dont le cerveau garantit une adaptabilité constante. Modèle d’intelligence et d’habileté, l’être humain assure peu à peu la domestication de son environnement, qui, de nécessaire pour sa survie, devient systématique, en une dérive d’orgueil et de soif de maîtrise désordonnée. Car, pour Roger Heim, c’est le même être humain qui développe des outils sophistiqués, déploie un art graphique et une méthode d’écriture, et décime ses semblables ainsi que le gibier alentour. L’être humain se caractérise donc par cette capacité diabolique à manier l’univers, à le façonner, à le tordre voire à l’essorer, quel que soit le degré d’utilité de son action : l’environnement tout entier est réorienté en vue du bien relatif de l’espèce humaine.

L’écocide naît de la miraculeuse capacité d’invention humaine, de son admirable technique et d’un sentiment de toute-puissance que la civilisation consacre. Si certaines espèces ont subi des dérèglements climatiques auxquels l’homme n’avait aucune part – comme les Rennes du Grand Nord –, beaucoup ont disparu sous son action destructrice : en deux mille ans, précise l’auteur, on dénombrerait cent dix espèces disparues, puis soixante-dix pour le seul XIXe siècle, et enfin une quarantaine pour la période 1900-1950 ainsi que six-cents autres en voie de disparition.

Aux légendaires mammouths, ours des cavernes ou cerfs géants qui peuplaient les récits préhistoriques, viennent s’ajouter les espèces poursuivies pour assouvir les besoins vitaux des hommes devenus luxes par excès d’avidité : le phoque des Caraïbes « peu rusé, [a] payé vite de [son] évanouissement la nature paisible de [ses] mœurs » (p. 52), sacrifié au commerce de l’huile ; le chinchilla pour les « femmes élégantes dont il ne reste ni la silhouette ni le souvenir, pas même leurs manteaux d’hiver » (p. 56) ; la grue criarde chassée des plaines du Grand Nord américain par le trafic aérien qui lézarde leur ciel. Et la liste se poursuit, sobre, sans autre fioriture que les noms égrenés, les époques qui passent et le bilan qui s’alourdit : les quelques planches dessinées adjointes à la réédition donnent un visage à ces dizaines d’espèces éteintes.

Sans nier la nécessité qu’a l’homme de s’alimenter en quantité suffisante, Roger Heim déplore l’exploitation systématique de l’environnement en vue d’un profit porté à son plus haut point : dans cette optique, le prix de la Nature est indexé sur le marché. Elle fait les frais des fluctuations permanentes des ressources disponibles et demandes incongrues des consommateurs. En une même logique, Heim relie la course à la ressource, à l’entreprise de conquête territoriale et avec elle d’asservissement humain : toutes marchandisent ce monde dont on presse la moindre source de revenus potentiels. Domestiquer la Nature, c’est l’asservir aux lois du marché. Or, pour Roger Heim, anéantir un être vivant est comparable à la destruction d’une œuvre d’art, en plus terrible : ce sont deux pertes immenses, mais seule la première est irréversible.

À force de grands efforts et d’une ingéniosité exceptionnelle, l’homme pourrait reconstituer des tableaux de valeur égale à celui perdu, mais jamais il ne pourra faire renaître un être vivant disparu : en « [annihilant] le travail de milliers de générations », l’être humain éradique « une preuve de la nature » à l’importance peut-être insoupçonnée.

3. L’habitat précaire, ou l’urgence de l’écologie

Bien pire que les dommages collatéraux que sont les êtres vivants, l’homme procède au ravage minutieux de son « capital essentiel », la Terre. Pour l’auteur, l’erreur serait de croire que seules les espèces animales ont été victimes de l’activité humaine : or, chaque espèce s’intègre dans un milieu naturel ou habitat, que l’homme dissèque, qui pour subvenir à ses besoins vitaux, qui pour rentabiliser son exploitation, qui encore par curiosité scientifique ou amatrice.

À la casserole, en vitrine d’un magasin à l’autre bout de la planète ou soigneusement fixé entre deux pages, le monde végétal, comme le genre animal, termine immobilisé au seul profit de l’être humain.

À ceux que la liste des espèces exotiques disparues n’aurait pas émus, Roger Heim fait la description scrupuleuse de dizaines de plantes fleurissant dans les sous-bois français – ce qui suffit à ramener l’urgence de la situation en bordure de nos banlieues les plus proches : violette, calament, pied-de-chat, gentiane croisette, laurier des bois, autant d’espèces végétales dont le nom champêtre n’est plus que le vestige de leurs couleurs disparues. Or, on ne déplore pas la simple perte de formes et coloris qui réjouissent le regard, mais bien l’anéantissement de tout un système d’interactions entre espèces au sein de leur milieu. L’histoire des sciences regorge de calamités aux effets dominos dévastateurs telles que l’introduction des petits poissons « goupys » à la Barbade, qui, en dévorant les larves de moustiques, mirent fin à la fièvre jaune, mais en avalant du même coup le plancton, déstructurèrent toute l’industrie piscicole locale. Doit-on parler de l’invasion de lapins introduits en Nouvelle-Zélande en 1859 contre lesquels on lança chats, furets et renards importés de la métropole qui s’empressèrent de se ruer sur toute la faune de rongeurs ?

À rebours de la prétendue stabilité d’un milieu naturel, le mycologue insiste sur l’interdépendance entre espèces et la précarité excessive des équilibres temporaires trouvés qu’un rien rompt : un parasite, un dérèglement climatique, l’introduction d’un nouvel élément ou la suppression d’un ancien, l’action humaine, etc. Il distingue la formation d’un habitat – son « unité physionomique », sa « silhouette » – et son association, c’est-à-dire son « unité sociologique », son corps. L’écologie vise précisément cette science des habitats, cette sociologie du naturel : Roger Heim clame l’urgence de s’intéresser à ce qui constitue un équilibre de milieu, à relever les espèces compatibles capables de cohabiter et les autres (menacées ou menaçant la survie des autres). Seule la perception momentanée du regard humain fige les habitats dans un semblant d’équilibre ou d’harmonie, alors qu’ils ne sont que changements et mutations : ainsi, le troupeau fait la lande.

Quand l’activité pastorale cesse, la forêt renaît. Si la lande en soi n’est pas mauvaise, il est du devoir de l’homme d’en connaître les conditions de réalisation : protéger, revient donc à protéger des habitats, c’est-à-dire « l’anarchie des équilibres », et donc les conditions naturelles de stabilité ; c’est faire, du même coup, de l’écologie. Or, pas de protection sans expérience, et l’expérience relève du domaine de la méthodologie scientifique.

4. Protégeons la Nature !

La protection de la planète n’est en aucune façon le domaine réservé de quelques collectionneurs ou savants enfiévrés, mais la cause d’une humanité responsable, consciente de son impact sur son environnement et de la fragilité de son existence sur Terre. Cette exigence de protection n’a pas attendu l’époque contemporaine pour être appliquée à l’échelle étatique : déjà au Moyen-Age, le roi de Pologne interdisait la chasse à l’auroch et la coupe de l’if.

En 1933, Londres abritait la Conférence pour la protection de la faune et de la flore en Afrique où ont été listées plus de deux cents espèces à protéger, dont le gorille ou l’hippopotame. Mais rien ne sert de protéger un animal si son habitat ne l’est pas. Ceci explique la progressive sanctuarisation d’espaces naturels dont le Parc national américain de Yellowstone en est l’exemple précoce, en 1872. Ainsi, l’ingéniosité législative humaine a peu à peu mis au point une nomenclature de protection par l’espace, allant des réserves d’exploitation (de chasse ou de pêche) aux réserves naturelles intégrales interdites à l’homme – comme la réserve de Lauvitel au cœur du Parc national des Écrins en France – en passant par les réserves de protection et les parcs nationaux d’agrément.

Tout en saluant les initiatives votées au congrès de Lake Success en 1949, Roger Heim regrette pourtant que l’action humaine en matière d’écologie se limite souvent à une succession de décisions législatives dont le nombre suffit à dire l’inefficacité. Il n’est pas dupe non plus de l’écart désolant entre des accords pris collectivement – comme à la Convention de Londres en 1933 – que l’on tarde à appliquer (pas avant 1936) voire même à réussir les faire respecter. Le cas du lac Édouard au Congo belge en est l’exemple affligeant : à l’époque de Roger Heim, deux tiers du lac ont été déclarés zone protégée et interdite de pêche ; mais le tiers restant demeurait abusivement exploité, ruinant ainsi la recherche d’équilibre que les deux tiers devaient assurer.

Que dire également de la Camargue française que la détresse alimentaire sous l’Occupation a transformée en immense rizière surproductive, puis en destination touristique appréciée, chassant les oiseaux migrateurs et perturbant les antiques rythmes saisonniers des marais ?

Cependant, tout en saluant les initiatives de protection, Roger Heim les taxe de « palliatifs » qui ne sauraient remplacer une action collective, pluridisciplinaire et harmonisée. L’écologie efficace supposerait que l’on saisisse la véritable question, celle de la possibilité d’une exploitation sans destruction. Témoin de la controverse qui agite la communauté scientifique et militante de l’époque, Roger Heim défend la nécessité d’une protection, et non d’une simple conservation : tenaillé par la faim, l’homme doit pouvoir subvenir à ses besoins, sans réduire la Nature à un tas de détritus. Selon lui, seules l’éducation et la sensibilisation en amont des décisions législatives permettraient d’éveiller la conscience des habitants de la planète et fortifieraient leur responsabilité individuelle.

L’auteur prône une formidable opération de « propagande », en recommandant d’investir tous les canaux de diffusion que la modernité met à la disposition des militants : radio, télévision, livrets éducatifs, affiches, discours politiques, actions concertées, conférences, films documentaires, zoos et parcs animaliers, cours, scoutisme, réunions de villages (sur le modèle des brain trusts anglais), etc.

5. Conclusion

Face à l’imminence d’une catastrophe écologique planétaire, Roger Heim plaide, en 1955, pour un changement systémique universel et radical, seul susceptible selon lui d’inverser la courbe descendante des espèces vivant sur la planète : « Il est peut-être encore temps. Mais tout juste temps. Il suffirait que [l’homme] le sache et qu’il le veuille » (p. 106). L’écologie comme science des habitats demande donc de maîtriser les effets et limites des modifications pratiquées sur un environnement donné.

À la myopie des innovations scientifiques (notamment via l’usage de pesticides), Heim oppose la clairvoyance et la raison de l’homme responsable à qui le profit à court-terme ne devrait pas suffire : « ainsi vont les hommes dans leur égoïsme : vers la jouissance de leur moment pour la création du néant » (p. 126).

On se demande alors quand l’effondrement a été prophétisé il y a un peu moins d’un siècle, ce qu’il en est d’une société contemporaine reposant sur des principes déjà perçus comme dangereux.

6. Zone critique

Ce court ouvrage est moins un livre scientifique – le format radiophonique constituant une limite considérable –, que l’enregistrement du chant du cygne de la Terre à l’orée du second XXe siècle : malgré quelques propos à caractère raciste qui trahissent l’enracinement de Roger Heim dans une société française encore fière de son empire colonial, le bilan de l’hécatombe planétaire ne diffère que par les chiffres d’ouvrages plus récents, comme celui de Laurent Testot et Laurent Aillet (voir Collapsus).

En filigrane apparaît la translation de la biologie à l’humanisme politique, que les décennies suivantes confirmeront : l’entreprise de réhabilitation de la nature demande une protection pleine et entière des êtres vivants, un respect de la vie, et par extension des tous les êtres vivants que le modèle capitaliste d’exploitation décime. De la protection de la nature à la libération des peuples colonisés, il n’y a qu’un pas. L’écologie, comme science des habitats, donne alors le tempo à la recherche d’un nouvel équilibre mondial.

On notera plus particulièrement les prémices d’une réflexion sur le coût biologique de la science : s’ébauche une science coupable et meurtrière dont les historiens des sciences ont aujourd’hui chiffré le bilan : « Il n’est jamais de savoir innocent, […] les “sciences du vivant” se font sur un monceau de petits cadavres », reprend Romain Bertrand, pour ajouter « La pensée a toujours les mains sales ». (p. 98 du Détail du monde).

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Roger Heim, Destruction et protection de la nature, Paris, CNRS Editions, 2020 [1955].

Autres pistes– Ugo Bardi, Le Grand Pillage, Comment nous épuisons les ressources de la planète, Paris, Les Petits Matins, 2015.– Romain Bertrand, Le détail du monde. L’art perdu de la description de la Nature, Paris, Editions du Seuil, 2019.– Rachel Carson, Printemps silencieux, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 1962, trad. J.-F. Gravrand, préface de R. Heim, Paris, Plan, 1963.– George Marshall, Le Syndrome de l’Autruche. Pourquoi notre cerveau veut ignorer les changements climatiques, 2014, trad. 2017, Arles, Actes Sud. – Jean-Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.– Fabrice Nicolino, Le crime est presque parfait. L’enquête choc sur les pesticides et les SDHI, Paris, Les liens qui libèrent, 2019. – Fairfield Osborn, La Planète aux pillages, 1948, trad. Paris, Payot, 1949 (rééd. 2008).– Thierry Paquot, Petit manifeste pour une écologie existentielle, Paris, Bourin éditeur, 2007.– Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015. – Laurent Testot, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot, 2017. – Laurent Testot et Laurent Aillet (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Albin Michel, 2020.– William Vogt, La Faim du monde, 1950, trad. Paris, Hachette, 1951.

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