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L’Art nouveau en Europe

de Roger-Henri Guerrand

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Arts et littérature

Art nouveau, Modern Style, Jugendstil ou encore Sezessionsstil, toutes ces appellations désignent la rupture artistique et esthétique avec l’académisme et le classicisme survenue en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Des esprits novateurs (artistes, artisans, architectes, intellectuels) imaginent des formes inédites, revigorent l’architecture et les arts décoratifs, réinventent la notion de Beau. Roger-Henri Guerrand dresse un portrait synthétique et transnational de ce mouvement avec ses enjeux intellectuels et sociaux, ses caractéristiques formelles et ses figures de proue.

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1. Introduction

Le 1er mai 1851 devait s’ouvrir à Londres la première Exposition universelle, sous l’impulsion du prince Albert, époux de la reine Victoria. Joseph Paxton, architecte, paysagiste et horticulteur, avait remporté l’âpre concours de sélection du monument qui accueillerait l’événement.

Paxton était parvenu à se distinguer en proposant un monument innovant et étonnamment facile à monter : le Crystal Palace, palais de verre et de fer, gigantesque serre de 564 mètres de long, 124 mètres de large et 32 mètres de haut à son sommet. Sans le savoir, Paxton avait inventé là une architecture fonctionnelle et industrielle qui ferait florès par la suite et caractériserait les constructions Art nouveau.

Au-delà de cette révolution architecturale, l’Exposition universelle de Londres peut être considérée a posteriori comme le moment inaugural de l’Art nouveau. En effet, pour la première fois étaient volontairement rassemblés dans un même espace d’exposition des produits de l’art et de l’industrie, au grand dam des puristes d’alors.

2. Art nouveau et révolution industrielle

Le comte Léon de Laborde (1807-1869), personnalité originale et visionnaire, archéologue, voyageur, ancien conservateur du Louvre, fut chargé d’effectuer, pour la France, un rapport sur l’Exposition universelle de Londres. Ce document historique témoigne des crispations esthétiques et artistiques de l’époque. Laborde souligne la réticence des artistes français à exposer leurs œuvres à Londres : selon l’idée dominante de l’époque, la plupart considèrent, à l’instar de l’Académie des Beaux-Arts, qu’il est dégradant de mêler art et industrie, beaux-arts et arts décoratifs.

Or Laborde est persuadé que l’époque vit un tournant culturel. Il prévoit que l’industrie va populariser les arts, mais aussi qu’il faudra désormais « compter avec les masses, masse de consommateurs, masse de producteurs, et s’attendre à voir un certain niveau d’uniformisation s’étendre sur l’art et l’industrie de tous les peuples » (p.14-15). L’histoire lui donnera bientôt raison, avec l’émergence et la propagation de l’Art nouveau.

Ce nouveau mouvement s’étendra à toute l’Europe jusqu’à Istanbul, et outre-Atlantique, mais c’est en Angleterre qu’il faut chercher ses racines intellectuelles et son terreau social. L’industrialisation précoce de ce pays va en effet de pair avec l’émergence d’une grande misère urbaine. Les conditions de vie des ouvriers, ghettoïsés dans de misérables slums d’une part et d’autre part la fortune grandissante de la bourgeoisie industrielle indignent les milieux intellectuels socialistes. Pour certains, la révolution sociale et la lutte égalitariste nécessitent un changement radical des mentalités, une révolution esthétique, à savoir l’accès au Beau pour tous, sans distinction de classe.

Ce courant s’inspire des idées de John Ruskin (1819-1900), critique d’art et réformateur social, « propagandiste de la Beauté » (p.18), lequel, dès le début du XIXe siècle, milite pour une éducation populaire et affirme que « la fonction de l’ornement est de nous rendre heureux » : le Beau doit entrer dans le quotidien de tous et l’ensemble des arts, de même que la machine et le progrès technique doivent être mis au service de cet idéal.

3. Des valeurs esthétiques et politiques

Le rôle de William Morris (1834-1896), fondateur du mouvement Arts and Crafts (« arts et artisanats ») sera fondamental pour le développement de la nouvelle esthétique. Étudiant à Oxford, il fréquente le groupe des préraphaélites. Par sa pensée, son œuvre et sa vie, Morris, artiste complet, incarne non seulement le Modern Style, mais aussi les valeurs cardinales qui sous-tendront l’esprit de l’Art nouveau international.

1) L’égalité de tous les arts et artisanats. En 1861, Morris ouvre à Londres, avec ses partenaires, le premier magasin de mobilier et accessoires de décoration du monde, dont le concept sera maintes fois imité. Décorations murales, sculptures, vitraux, orfèvrerie, joaillerie, ameublement, broderies, tapis, tissus, imprimés, etc., on trouve, chez Morris, Marshall, Faulkner & Co, tous les objets possibles d’ornementation intérieure et extérieure.

2) L’unité de style. Les architectes de l’Art nouveau seront nombreux à concevoir non seulement les bâtiments, mais aussi l’ameublement et les éléments de décoration intérieure (rampes d’escaliers, balustrades, cadres des fenêtres, luminaires, etc.). Il s’agit de parvenir à une harmonie entre la partie et le tout. L’unité complète de l’œuvre sera un principe cher au Belge Victor Horta, au français Hector Guimard ou au catalan Antonio Gaudí.

3) Le recours à tous les matériaux, nobles et moins nobles (céramique, verre, bois, fer, papier ou encore ciment armé). À l’instar de Viollet-le-Duc en France, Morris estime par exemple que la pierre ne doit plus être forcément le seul matériau de construction utilisé.4) La mise en valeur du travail manuel, mais aussi l’utilisation des nouvelles possibilités techniques offertes par l’industrie et la reconnaissance d’une esthétique industrielle. Il ne s’agit donc pas d’un retour à la tradition, mais d’une collaboration entre ateliers et usines, entre artistes, artisans et industrie.

5) La valeur artistique des objets du quotidien. De Paris à Vienne, en passant par Bruxelles et Munich, on prêche pour l’abolition de la frontière académique entre le Beau et l’utile et, ce faisant, pour l’embellissement du quotidien de tous les citoyens, sans distinction de classe. Morris prône « le luxe du goût plutôt que le luxe de la richesse » (p.34).

4. L’art partout et pour tous

Il est essentiel, pour comprendre l’élan international qui a porté l’Art nouveau, de s’arrêter sur sa composante politique et son lien intrinsèque avec les mouvements de défense des ouvriers. « Le rôle révolutionnaire de l’art qui, pénétrant les masses, doit les élever au-dessus d’elles-mêmes, est le credo des militants de l’Art nouveau », résume Roger-Henri Guerrand (p.70). L’art doit être partout, s’exprimer hors des musées, envahir les rues, le mobilier urbain. Les tenants du nouveau style sont ainsi souvent membres actifs d’associations philanthropiques, d’universités populaires ou de mouvements socialistes.

Morris fonde son propre mouvement, la « ligue socialiste », en 1884, dont l’objectif est d’améliorer les conditions de vie des plus pauvres. En Belgique, bastion de l’Art nouveau, l’engagement artistique des partisans de la nouvelle esthétique est indissociable de leur engagement politique. En 1891, une section d’art est ouverte à la Maison du peuple de la capitale belge et, dès 1892, l’architecte Victor Horta y dispense des cours de dessin industriel destinés aux ouvriers.

Quant à Henry Van de Velde, autre figure de proue du mouvement, il présente une série de conférences intitulée « Art, Industrie, Ornement » à l’Université populaire fondée en 1894. Le juriste Edmond Picard, fondateur de la revue L’Art moderne, écrit en 1895 : « Quand l’art n’a pas un but socialisé, il est secondaire et doit être jugé comme un luxe bourgeois assez méprisable » (p.70). En France, Eugène Grasset, dreyfusard engagé, fondateur de la Ligue des droits de l’homme française, milite pour un art populaire et accessible à tous.

Les revues jouent également un rôle majeur dans la diffusion et la conceptualisation des idées et des manifestes de l’Art nouveau : The Studio en Grande-Bretagne, Vers Sacrum à Vienne, Simplicissimus à Munich, Joventut à Barcelone, Art décoratif à Paris, etc.

5. Des fleurs et des femmes

L’Art nouveau est donc résolument moderne, voire révolutionnaire, dans ses valeurs et ses partis pris, et il l’est tout autant dans son esthétique. L’appel à la nature comme source d’inspiration formelle et symbolique est une constante de la ligne Art nouveau. Roger-Henri Guerrand cite, à cet égard, un texte de John Ruskin, qu’il qualifie de « charte du mouvement nouveau » : « Dans tout le règne animal nulle créature si grande ou si petite qui ne puisse lui servir [à l’architecte]. Le lion et le crocodile ramperont autour de ses piliers ; sur ses fleurs, l’abeille et le papillon s’épanouiront au soleil […]. Pour lui encore, le vaste monde végétal fleurit et se courbe ; la feuille tremble afin qu’il la fixe dans la neige du marbre » (p.22-23).

L’Art nouveau est traversé de fleurs, de fruits, de ronces, d’animaux et d’insectes ; il est peuplé de créatures d’or, d’argent, de cuivre, de gemmes, d’ivoire, de verre ou d’encres colorées. La nature envahit les papiers peints et les chintz de Morris, les bijoux de Boucheron, les vases de Gallé, fondateur de l’École de Nancy, ou encore les créations de l’orfèvre Christofle et les porcelaines de l’Américain Tiffany. Le floralisme inspire jusqu’aux imprimeurs et Amand invente les « livres parlants » dont le décor des reliures reflète le contenu des ouvrages. Quant à Lalique, dans une « tentative ultime d’unir la nature et l’art, [il] introduisit un jour de vraies noisettes dans des coques d’or » (p.168).

L’Art nouveau entre en résonnance avec l’univers des poètes et peintres symbolistes. Un commentateur dit des couvertures de Charles Meunier qu’elles écrasent Les Fleurs du Mal de Baudelaire « sous des bottes d’iris, de chardons, d’orchidées, de pavots et de houx » (p.105). La figure féminine occupe, dans ce décor, une place centrale : les femmes sont représentées entourées de bouquets et de volutes végétales, comme sur les affiches d’Alfons Mucha dont raffole le Tout-Paris.

La comédienne Sarah Bernhardt et la danseuse Loïe Fuller sont les muses du temps. Nature et féminité peuvent aussi se faire étouffantes, décadentes, mortifères et pleines d’un effrayant mystère, comme dans les gravures de l’anglais Aubrey Beardsley.

6. Éclectisme et mysticisme

Roger-Henri Guerrand dégage d’autres influences esthétiques décelables dans l’Art nouveau. La recherche du motif invite les créateurs à puiser dans l’histoire de l’art mondiale.

On trouve par exemple dans l’œuvre foisonnante d’Eugène Grasset (1845-1917) – auteur de la célèbre Semeuse, logotype de la maison Larousse – des motifs empruntés aux arts gothique, baroque, byzantin et japonais. Cet éclectisme stylistique est aussi présent chez le maître du bijou Art nouveau, celui que l’on nomme l’« orfèvre-poète », René Lalique. Ce dernier, précise Guerrand, « a pris à l’art égyptien ses pectoraux hiératiques et ses scarabées, aux Assyriens leurs cylindres de jade et de cornaline, aux Arabes des agrafes, et quelques cabochons à la joaillerie mérovingienne. Sans parler des Japonais à qui il serait redevable de son culte pour la nature » (p.168).

Animés d’un désir de faire émerger une société nouvelle, les créateurs versent aussi souvent dans une forme de mysticisme païen ou catholique. René Lalique voue un culte à la danseuse américaine Loïe Fuller. Il voit dans le jeu agile de ses draperies le flux et le reflux de la mer, les lianes et les flammes : la danseuse-déesse est l’expression du cosmos, de l’union primordiale de la Femme et de la Nature. Antonio Gaudí (1852-1926), architecte des célèbres Casa Mila et Casa Batlló, et créateur du parc Güell de Barcelone, passe la fin de sa vie au service de Dieu et se lance corps et âme dans la construction de la cathédrale qu’il n’achèvera pas, la Sagrada Familia. Grand mystique, indifférent au monde, il rêvait de construire un monument de cristal, un « palais plus lumineux que la lumière » (p.209).

C’est peut-être précisément cette quête d’idéal qui signera la fin de l’Art nouveau. Car comment parvenir à l’épure sacrée dans un encombrement de décor ? En Allemagne et en Autriche, le mouvement Sécession prône l’allègement des formes. Adolf Loos (1870-1933), dans Ornement et Crime (écrit en 1910) s’érige en prophète : « Nous avons vaincu l’ornement […]. Voici venir un siècle neuf où va se réaliser la plus belle des promesses. Bientôt les rues des villes resplendiront comme des grands murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la Capitale du ciel » (p.232).

7. Conclusion

L’Art nouveau a exercé une influence majeure sur les arts occidentaux de la seconde moitié du XIXe siècle. Le modernisme a suscité l’engouement des foules et a été porté par les avant-gardes de l’époque. Il a cependant divisé les milieux intellectuels et artistiques de son temps. Ses adeptes étaient farouchement hostiles à la doctrine de l’art pour l’art, à la rigidité de la ligne classique et à l’élitisme académique.

D’autres voyaient dans l’Art nouveau un danger pour la bourgeoisie et des ferments d’anarchie. Certains même honniront ce nouveau style, décadent, hystérique et pervers : « Tout ce qu’on ouvrait c’était infect…, écrit Céline dans Mort à Crédit, rien que des grimaces et des ludions… en plombs tarabiscotés, torturés, refignolés, dégoûtamment… Toute la crise des symboliques… Des bouts de cauchemar […]. Cent allégories pour des bagues, plus caca les unes que les autres […]. Toute la furie d’un asile en colifichet… J’allais du tarte à l’atroce » (p.163).

8. Zone critique

Roger-Henri Guerrand offre une synthèse unique de l’Art nouveau, ce mouvement si particulier qu’Aragon qualifia, dans sa préface, de « décor de la vie où triomphaient la libellule, le marronnier, l’iris, les lys et l’orchidée ».

L’Art nouveau a laissé une empreinte visible dans nos vies quotidiennes et son esthétique est encore présente ici et là. On décèlera aussi, dans cette aventure fin-de-siècle, les prémisses d’une autre révolution qui bouleversera l’architecture et l’esthétique du début du XXe siècle : le mouvement Bauhaus. En mettant à l’honneur de nouveaux matériaux comme le verre, le fer et le béton, en se libérant des académismes, en donnant un sens social à l’architecture et aux arts décoratifs, l’Art nouveau a créé le terreau intellectuel propice à l’émergence d’un Walter Gropius, d’un Mies Van der Rohe ou d’un Le Corbusier.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, on peut voir surgir en filigrane, derrière les sinuosités végétales et les décors foisonnants de l’Art nouveau, l’épure de la forme, les lignes abstraites, pures et minérales du Bauhaus.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’Art nouveau en Europe, Paris, Perrin, 2009.

Du même auteur– Les Origines du logement social en France, Paris, Éditions ouvrières, 1966.– Mœurs citadines. Histoire de la culture urbaine (XIXe-XXe siècles), Paris, Quai Voltaire, 1992.– Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1997.– L’Aventure du métropolitain, Paris, La Découverte, 1999.

Autres pistes– Philippe Dagen et Françoise Hamon (dir.), Époque contemporaine (XIXe-XXe siècles), Paris, Flammarion, coll. « Histoire de l’art », 2011.– Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2018.– Lionel Lambourne, Japonisme. Échanges culturels entre le Japon et l’Occident, Londres, Phaidon, 2005.– Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2017.– Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, 3 volumes, Paris, Seuil, 2010.

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