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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Roland Barthes
À travers ces instantanés de la vie quotidienne française des années 50, Roland Barthes se propose de rendre compte de la manière avec laquelle l’idéologie bourgeoise affuble la réalité historique d’une apparence naturelle. En se penchant sur des objets aussi divers que le catch, la DS Citroën ou le Tour de France, l’essayiste entend dévoiler, par le biais de l’analyse sémiologique, cette fabrique du mythe contemporain. Au terme de ces chroniques, il propose dans « Le mythe, aujourd’hui » une systématisation de son geste critique et dévoile ce le processus d’aliénation à l’œuvre dans cette mystification du réel.
Mythologies est un recueil d’une cinquantaine de textes écrits pour l’essentiel entre 1954 et 1956 dans la revue Les Lettres nouvelles, dans une chronique intitulée « Petites mythologies du mois ». Ces minuscules portraits et tableaux de la vie quotidienne française des années 50 sont suivis d’un essai publié en annexe aux « mythologies » et intitulé « Le mythe, aujourd’hui », dans lequel Roland Barthes systématise son approche sémiologique du mythe contemporain. Dans la préface de 1957, l’essayiste signale que le point de départ de cette réflexion est un « sentiment d’impatience devant le “naturel” dont la presse, l’art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce qui va de soi ; l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché » (p. 9). Comment dès lors opère cette « mystification » à travers laquelle l’idéologie bourgeoise préserve et perpétue son rang ? En quoi l’approche sémiologique du mythe contemporain représente-t-elle une alternative à la critique marxiste ?
« Par où commencer ? » : c’est par ce titre que Roland Barthes ouvre en mars 1970 le premier numéro de la revue Poétique consacré à l’analyse structurale. Pour cerner le geste critique que l’essayiste se propose à travers sa chronique mensuelle et mettre en lumière les enjeux de l’approche sémiologique du mythe contemporain, il faut se pencher plus en détail sur l’essai théorique publié en annexe aux « Mythologies ».
Le mythe est avant tout une parole, qui « ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère » (p. 181). Et en tant que parole « choisie » par l’histoire, le mythe ne saurait « surgir de la “nature” des choses » (p. 182). En caractérisant le mythe en tant que « système de signes » – et non plus en tant que représentation collective –, Roland Barthes accrédite la légitimité de la sémiologie ; une science qu’il considère, en définitive, comme une « science des formes » puisqu’elle étudie des significations indépendamment de leur contenu. Ainsi, en raison de son caractère à la fois formel et historique, la mythologie relève à la fois de la sémiologie et de l’idéologie : elle étudie des « idées-en-forme ». Dès lors, comment opère le mythe en tant que système de signes (sémiologie) ? Le mythe repose sur une chaîne sémiologique qui lui préexiste. Il s’agit donc d’un « système sémiologique second » dans lequel le signe – c’est-à-dire, l’association d’une forme (signifiant) et d’un concept (signifié) – acquiert une matérialité signifiante. Dans cette « seconde langue », le nouveau signifiant renvoie à son tour à un signifié pour former ce que Roland Barthes nomme non plus un signe, mais une « signification », c’est-à-dire le « mythe même ». L’essayiste illustre ce système mythique par « Iconographie de l’abbé Pierre » où il indique que la tête de l’abbé présente tous les signes de l’apôtre, à commencer par la coupe franciscaine. Néanmoins, alors que cette « coupe zéro » vise à travers sa neutralité à ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, elle opère finalement comme « signe de la neutralité » – c’est-à-dire comme « signification » dans cette seconde langue que constitue le système mythique – et « déguise l’abbé en saint François » (p. 51).
Au travers de ce renversement de la neutralité opéré par le mythe, l’abbé Pierre est donc élevé bien malgré lui au rang d’icône.
Barthes dévoile l’idéologie bourgeoise à l’œuvre à travers les mythes de la vie quotidienne aussi bien dans « Les Romains au cinéma» que dans « Le visage de Greta Garbo » ; dans « Le vin et le lait » que dans « Le bifteck et les frites » ; ou encore dans « Le plastique » que dans « La nouvelle Citroën ». Dès la préface, l’essayiste souligne que ces « mythologies » ne prétendent pas à un développement « organique » mais nouent entre elles un lien d’« insistance », de « répétition ». Quel est-il ?
Au terme de son essai théorique, Roland Barthes oriente le lecteur dans ce bric-à-brac mythologique en esquissant une série de figures récurrentes qui s’organisent autour de deux pôles : les « Essences », qui participent de la « fixation » du réel ; et les « Balances », qui opèrent sa « hiérarchisation ».
Barthes recourt au terme de « vaccine » pour évoquer l’inoculation du mythe. La vaccine est l’inoculation d’une maladie pour mieux s’immuniser, cela consiste selon l’auteur à « confesser le mal accidentel d’une institution de classe pour mieux en masquer le mal principal » (p. 225). En immunisant l’imaginaire collectif par une « petite inoculation de mal reconnu », on le défend contre le risque d’une « subversion généralisée ». L’essayiste illustre ce « traitement libéral » à travers ce qu’il nomme l’opération « Astra », du nom d’une célèbre marque de margarine qui, dans ses publicités, renverse le préjugé sur ce produit de substitution à travers ce message subliminal : « Qu’importe, après tout, que la margarine ne soit que de la graisse, si son rendement est supérieur à celui du beurre » (p. 44). Et cette opération homéopathique vaut tout autant pour la margarine que pour une « institution de classe » comme l’Armée, pour laquelle « un peu de mal avoué dispense de reconnaître beaucoup de mal caché » (p. 43).
En outre, cette opération « Astra » relève aussi d’une autre figure du mythe que Roland Barthes range parmi les Balances : la « quantification de la qualité ». En réduisant toute qualité à une quantité, le mythe fait une « économie d’intelligence » nous dit l’auteur : « il comprend le réel à meilleur marché » (p. 228). Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’Armée, « qu’importe, après tout, que l’ordre soit un peu brutal ou un peu aveugle, s’il nous permet de vivre à bon marché » (p. 44), c’est-à-dire sans trop de scrupules ni de révoltes.
Dans ces exemples, le mythe n’abolit pas le sens premier : il le déforme, ou – pour reprendre un concept marxiste quelque peu galvaudé –, il l’aliène. Là réside le paradoxe principal du signifiant mythique : « la forme y est vide mais présente, le sens y est absent et pourtant plein » (p. 196).
La notion d’alibi témoigne admirablement de cette omniprésence du signifiant, de sa faculté à jouer simultanément sur deux scènes. Ainsi, à propos de cette « belle et touchante » iconographie de l’abbé Pierre, Roland Barthes s’interroge à savoir si elle n’est pas « l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice » (p. 52). Le mythe se caractérise donc par sa duplicité : « le sens est toujours là pour présenter la forme ; la forme est toujours là pour distancer le sens » (p. 196). Et c’est précisément là qu’intervient le mythologue qui, par le biais de l’analyse, suspend volontairement ce « tourniquet de forme et de sens », cette « duplicité du signifiant » qui détermine les caractères de la signification.
Le propre du mythe, c’est de transformer, par le biais d’une sorte de tour de passe-passe, un sens en forme. Il s’agit donc d’un langage volé ou, plus exactement, d’une parole volée et « rendue » légèrement altérée et « gelée », c’est-à-dire « dépolitisée ». Dans « Adamov et le langage », Roland Barthes illustre ce bref larcin à travers la lecture symboliste que fait la critique de Ping-Pong, une pièce du dramaturge Arthur Adamov qui tourne autour d’un objet quelque peu insolite au théâtre : un flipper. Pour des représentants du bon sens petit-bourgeois tels que Match ou France-Soir, il ne peut s’agir là que d’un symbole de la « complexité du système social ». Or, selon l’essayiste, ce flipper qui trône sur scène est un objet littéral ; c’est-à-dire qu’il ne symbolise, il n’exprime rien, mais produit des « situations de langage » qui libèrent le signifiant.
La signification mythique est toujours en partie motivée et contient fatalement une part d’analogie. Ainsi, de la même manière que la locution dans la grammaire latine renvoie à une règle grammaticale, la coupe franciscaine de l’abbé renvoie à la sainteté.
Si la motivation du mythe est « fatale », elle n’est pas « naturelle » pour autant ; car c’est bien l’histoire qui fournit à la forme ses ressemblances. « L’écœurant dans le mythe – écrit Roland Barthes – c’est le recours à une fausse nature, c’est le luxe des formes significatives, comme dans ces objets qui décorent leur utilité d’une apparence naturelle » (p. 199). Le mythe transforme l’histoire en nature ; il restitue une image naturelle du réel historique. En tant que parole « dépolitisée », sa fonction principale est donc d’« évacuer le réel ».
Dans « Le Guide bleu », Roland Barthes observe que, visiblement infecté par le « virus de l’essence », le célèbre guide de voyage considère les hommes comme des « types ». Ainsi, en Espagne, le Basque est un « marin aventureux », le Catalan un « habile commerçant », etc. : « L’ethnie hispanique est ainsi réduite à un vaste ballet classique, une sorte de commedia dell’arte fort sage, dont la typologie improbable sert à masquer le spectacle réel des conditions, des classes et des métiers » (p. 114). Socialement, pour le Guide bleu, ces hommes n’existent que dans les trains où ils peuplent une troisième classe « mélangée », ou n’offrent qu’un « gracieux décor romanesque » aux visites des monuments. Et comme le rappelle l’essayiste, cette « évaporation miraculeuse de l’histoire » est ce qui convient le mieux au « franquisme latent » du Guide bleu.
De la même manière, dans « Bichon chez les Nègres », Barthes raconte et décrypte la représentation que le magazine Paris-Match a donnée d'un couple de professeurs qui s’est rendu en Afrique pour y faire de la peinture, emmenant leur jeune bébé, Bichon. Il signale la récurrence de cette « figure de secours » que représente l’exotisme. Match se prête ainsi allègrement à la perpétuation du « mythe petit-bourgeois du Nègre » à travers un reportage sur les aventures du jeune Bichon au « Pays des Nègres Rouges ». L’astuce – ou l’alibi – de cette « opération Bichon », c’est « de donner à voir le monde nègre par les yeux de l’enfant blanc » (p. 62), et de confirmer ainsi le lecteur de Match dans sa vision infantile. Au regard des efforts d’ethnologues tels que Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss ou André Leroi-Gourhan pour « démystifier le fait nègre », ce reportage témoigne, selon l’auteur, du « divorce accablant » de la connaissance et de la mythologie.
Les trois acteurs du mythe sont ici réunis dans « Bichon chez les Nègres » : le producteur, le mythologue et le consommateur ; chacun interprétant le signifiant mythique – qui, rappelons-le, se caractérise par son ubiquité, sa duplicité – de manière différente. Tandis que le premier voit dans le signifiant mythique un « symbole », le second y voit un « alibi », une « imposture » qu’il se charge de dénoncer. Quant au consommateur, il ne voit dans le signifiant mythique ni symbole, ni alibi, mais une simple « présence » ; c’est-à-dire qu’il « vit » le mythe, il le « consomme » selon les fins mêmes de sa structure. Si en déchiffrant le mythe, le mythologue démasque l’idéologie bourgeoise qui le sous-tend, Roland Barthes condamne la posture « cynique » du producteur de mythe, qui corrompt « intentionnellement » le réel pour perpétuer l’idéologie bourgeoise. Car « statistiquement – signale l’essayiste – le mythe est à droite » (p. 223). Alors que la révolution – en s’affichant comme telle – abolit le mythe, la bourgeoise, en avançant masquée telle une « société anonyme », le produit. Et cette « défection du nom bourgeois » est le mouvement même par lequel la bourgeoisie transforme la réalité du Monde, l’histoire en Nature. Le dévoilement qu’opère la mythologie est donc un « acte politique » visant à déconstruire la signification mythique et à « briser » le processus d’aliénation dans lequel elle enferme le sujet contemporain. Tel est le cas de l’objet mythique par excellence que représente la « Déesse » Citroën à travers ses attributs d’un autre univers. En se l’appropriant quelques minutes au salon de l’automobile, le public accomplit « le mouvement même de la promotion petite-bourgeoise » (p. 142).
Dans la présentation du premier tome (1942-1961) des Œuvres complètes de Roland Barthes, Éric Marty présente ce troisième essai de Roland Barthes comme l’« esquisse d’une sorte d’anthropologie du sujet contemporain voué historiquement à l’aliénation du mythe » (p. 19). La grande force de ce « pari » que sont les Mythologies, c’est de montrer qu’il y a une matérialité de l’idéologie et que sa puissance, c’est de se confondre avec la réalité et d’investir insidieusement ses formes les plus concrètes.
« La fin même des mythes, c’est d’immobiliser le Monde » (p. 229) affirme Roland Barthes. En cela – et pour reprendre une expression de Walter Benjamin –, le mythologue prend l’idéologie bourgeoise à « rebrousse-poil » et, armé de sa science – qui « va vite et droit en son chemin » –, il entrevoit dans la libération du signifiant une voie d’émancipation pour le sujet contemporain. Malgré cette négativité du mythe et la violence du geste démystificateur, on devine dans la prose barthésienne un certain « plaisir du texte » – pour reprendre le titre d’un essai postérieur de l’auteur. Car, en définitive, de la même manière que Karl Marx ne peut dissimuler sa fascination pour les biens de consommation de la société capitaliste, à travers ces « mythologies » le Barthes esthète éclipse bien souvent – et pour notre plus grand bonheur – le Barthes formaliste.
Parues en 2007, les Nouvelles mythologies proposent, en se penchant sur les capsules Nespresso, le sushi, l’écran plat ou la Star Academy, de reproduire le geste démystificateur de Roland Barthes dans la France contemporaine.
Paradoxalement, cette initiative de Jérôme Garcin prouve à la fois l’actualité de ce best-seller que furent les Mythologies cinquante ans après leur publication, mais aussi son inactualité. En effet, le caractère hautement politique des « mythologies » tend aujourd’hui à s’effacer, et, bien souvent, nos contemporains ne retiennent plus que le caractère à la fois virtuose et ludique du geste de Roland Barthes, devenu – bien malgré lui – ces dernières années une figure intellectuelle de la culture pop.
Il ne faut pourtant pas s’y tromper : malgré ce « plaisir du texte », les Mythologies sont un véritable pamphlet contre l’idéologie bourgeoise. Reste que le scientisme assumé de l’approche structuraliste est aujourd’hui difficilement compatible avec une critique de l’idéologie dominante.
Ouvrages de Roland Barthes
- Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953 (réédition, suivi de : Nouveaux essais critiques pour la collection de poche, coll. « Points », 1972). - S/Z, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1970 (réédition, collection de poche, coll. « Points », 1976).- Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1977.
Ouvrages sur Roland Barthes
- Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006- Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, 2015.