Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Romain Bertrand
S’il n’a jamais été autant question d’« histoire-monde », c’est souvent la même histoire du monde qui s’écrit : celle de l’Europe et de son expansion. Pour Romain Bertrand, il n’est d’autre remède à cet européocentrisme qu’une histoire à parts égales, construite avec des sources qui ne seraient pas seulement celles des Européens. Il fait donc le récit des premiers contacts entre Hollandais, Malais et Javanais aux XVIe et XVIIe siècles, montrant que l’Europe ne l’emportait pas sur ces sociétés en matière de compétences nautiques ou cartographiques, de négoce ou de technologies militaires.
Romain Bertrand propose dans cet ouvrage une histoire symétrique des premiers contacts entre les Hollandais et les élites javanaises. En traitant de manière paritaire les sources européennes et locales, il entend rompre avec l’européocentrisme dans lequel versent les historiens lorsqu’ils analysent la rencontre entre explorateurs et autochtones sur la base des seuls récits occidentaux.
L’historiographie locale, lorsqu’elle existe et que l’on fait l’effort de la décrypter, constitue pourtant un apport essentiel ; elle permet à l’historien de ne plus tenir pour universelles ses catégories d’analyse habituelles. La démarche de Romain Bertrand est ainsi assimilable à celle de l’ethnographe dont la pratique procède de constants allers et retours entre des systèmes de représentation distincts.
Pour réaliser avec justesse ce mouvement d’équilibriste entre histoire et ethnographie, Romain Bertrand a fourni un travail de compilation et d’analyse des textes. Il a non seulement exploré les fonds d’archives portugais, hollandais et anglais, mais aussi accédé au contenu de récits et de chroniques javanaises ou malaises.
La période que couvre l’étude va de 1596, date d’arrivée de la première mission hollandaise à Java, jusqu’à 1630. L’analyse des écrits de l’époque révèle que les Européens et les Javanais étaient proches par leurs régimes et que leurs centres d’intérêts tout comme leur vision du monde étaient bien moins différents qu’on a longtemps voulu le croire.
Au XVIe siècle, le commerce des épices poussa les navigateurs hollandais en quête de richesse vers les Indes orientales, que la péninsule hispanique exploitait déjà : le poivre, par exemple, était non seulement un condiment, mais également considéré comme un médicament.
En 1596, Cornelis de Houtman, un explorateur hollandais, relia l’Europe à la cité de Banten, sur l’île de Java. Il découvrit alors une ville de 40 000 habitants, soit presque autant qu’Amsterdam, ainsi qu’une société prospère, tournée vers la mer non moins que vers la culture du riz et du poivre. Mais les Hollandais se livrèrent très vite aux vols, aux enlèvements, aux meurtres et repartirent rapidement ; Romain Bertrand les qualifie de « parfaits truands ».
De retour en Europe en août 1597, l’expédition avait bien réussi à menacer l’Espagne sur son flanc asiatique, mais c’était tout. En aucun cas elle ne fut le « triomphe » que Fernand Braudel avait décrit, s’appuyant sur les seules sources européennes ; il faudrait attendre plusieurs décennies pour que les Hollandais ne contrôlent l’île.
L’ouvrage évoque l’une des premières difficultés rencontrées par les Européens : la maîtrise des réalités locales du monde qu’ils exploraient. Il ne leur fallait pas seulement des interprètes, ils avaient également besoin de disposer des mêmes unités de mesure et des balances locales. En outre, les très nombreux moyens de paiement en circulation ne facilitaient pas l’acclimatation. Pour naviguer dans les mers locales, très différentes des eaux dont les marins hollandais avaient l’habitude, les successeurs de Houtman n’hésitaient pas à enlever des pilotes javanais pour exploiter leurs savoir-faire, les compétences de déchiffrement des vents et des courants étant strictement locales.
Entre les régimes d’expérience des Européens et des Javanais, il existait bien entendu des affinités. Même s’ils n’utilisaient pas les mêmes poids, ils pesaient aux mêmes fins et l’idée d’un cours de change entre les monnaies n’était étrangère à aucune des parties en présence.
Romain Bertrand signale en ce sens que, si les premières interactions commerciales entre Hollandais et Javanais furent faites de nombreux malentendus et emportements, ce fut en partie parce que dans les deux sociétés existait un rapport malaisé au profit. À Banten, la pratique marchande était incompatible avec la vertu aristocratique et, à Amsterdam, on se méfiait de la spéculation, source de tous les maux, qui pouvait valoir un billet pour l’enfer.
Que l’Europe ait rêvé d’Asie à la Renaissance, nul n’en doute. Mais que les Indes aient enfanté un imaginaire de l’Occident, voilà un aspect sur lequel se penche Romain Bertrand. Les scribes et les poètes locaux avaient élaboré des visions complexes des contrées situées à l’autre extrémité de l’Eurasie. Ils puisèrent pour cela dans les récits des marchands, des marins et des émissaires portugais, mais aussi dans des légendes anciennes, précédant parfois de plusieurs siècles l’arrivée des navires de Houtman à Java. Installés depuis près d’un siècle sur les côtes de la péninsule malaise, les Portugais offraient bien entendu un premier modèle aux figurations indiennes de l’étrangeté européenne.
Quoi qu’il en soit, l’expédition de Houtman n’a pas laissé, du côté javanais, les mêmes traces que du côté hollandais ; l’événement n’a manifestement pas été jugé suffisamment important pour être consigné par écrit. Pourquoi d’ailleurs l’aurait-il été ? À cette époque, des centaines de négociants étrangers visitaient déjà le port de Banten chaque année et y demeuraient en attendant que les vents fussent favorables à la navigation. À Banten évoluait ainsi une société cosmopolite où se croisaient marins et marchands chinois, malais et portugais.
Toutefois, au XVIIe siècle, ni les Portugais ni les Hollandais se sont rarement assimilés. Lorsqu’ils le furent, ils étaient volontiers placés dans la catégorie infamante des marchands sans honneur ni vertu. Ils étaient également considérés comme des « Francs », terme envisagé ici dans le sens d’« envahisseurs chrétiens », dénués de tout savoir-vivre. L’arrivée d’étrangers aux langues et aux façons incongrues semblait étrange aux autochtones : ils ont été décrits « blancs comme le savon », dormant « en plein air » à l’instar des animaux.
Tant physiquement que socialement, les Européens étaient des êtres disgracieux. Ils avaient, pour les Javanais comme pour les Malais, le pire des défauts : celui d’être « laids », de visage et d’âme.
Si la route des Indes était sous le contrôle des Européens, elle fonctionnait pourtant à double sens : pour ne donner que deux exemples, Magellan avait ramené de son premier voyage un esclave malais de Malacca et, en 1585, un groupe d’ambassadeurs japonais s’était rendu au Saint-Siège, à Rome.
De même, les hommes ne parcouraient jamais les mers seuls sur les navires : à l’époque des premières navigations hollandaises, de nombreux objets s’entassaient sur les ponts et dans les cales des grands vaisseaux. Leur étude permet de mieux connaître les canaux d’échange eurasiatiques. Il s’agissait de nombreuses curiosités ramenées par les marins : on y trouvait pêle-mêle des écritoires chinoises à incrustations de nacre, des paravents japonais, des statuettes en ivoire de Ceylan ou du corail. Tous ces objets trouvaient acquéreur à Amsterdam, où le nombre de collectionneurs passionnés augmenta rapidement.
Le fait de disposer sur des étagères des étoiles de mer, des cristaux de roche ou des dents de requin ne relevait pas seulement d’une pulsion ostentatoire, mais aussi d’un genre particulier de piété érudite : contempler ces merveilles de la création de Dieu devint une véritable dévotion. Bientôt le commerce des « curiosités » devint très rentable au point que, dans le premier quart du XVIIe siècle, de nombreux faussaires se mirent à en fabriquer de toutes pièces. C’est ainsi que des spécialistes étaient fréquemment convoqués afin d’authentifier les pièces jugées litigieuses qui se multipliaient.
La rencontre entre Hollandais et Javanais a longtemps été présentée comme une rencontre religieuse, entre chrétienté et islam. Pourtant, Houtman et ses hommes n’avaient rien de fervents croyants. Romain Bertrand révoque ainsi la thèse de la mission religieuse et civilisatrice qui aurait motivé, en marge des intérêts économiques, la venue des Européens. Si les Portugais du début du XVIe siècle nourrissaient effectivement le projet d’une nouvelle croisade catholique en terre musulmane, cette idée était devenue largement obsolète dans les années 1590. Les Hollandais de la première navigation étaient uniquement mus par des intérêts marchands.
L’islam n’était pas arrivé à Java par voie de conquête mais par le commerce, de nombreux prédicateurs ayant été embarqués aux côtés des marins et des négociants dès les premiers contacts.
Sur l’île, des communautés musulmanes locales se formèrent au début du XVe siècle et la plus ancienne mosquée date de 1549. La côte nord de Java était encore, au XVIe siècle, maillée de principautés hindouistes. Le processus d’islamisation de cette région n’a donc pas été brutal et ne s’est pas réalisé uniformément, comme l’a longtemps prétendu l’historiographie héritée du mouvement orientaliste du XIXe siècle. Il fut le fruit d’un va-et-vient permanent entre des hommes venus de la péninsule arabique, du sous-continent indien et du monde malais, qui prenaient la mer à des fins commerciales.
L’historien évoque ensuite une conception très ritualisée et protocolaire du negara (notion d’État, communément considéré comme un jardin) et de l’action royale des cités-États de Java. Il existait une vision très répandue du roi-jardinier, dispensateur d’eau et d’ombre, qui prenait soin de son negara comme un horticulteur de ses plantations.
Ainsi, les règles de civilité étaient très nombreuses et permettent de mieux comprendre l’importance attachée par les élites locales aux impairs que commettaient, souvent à leur corps défendant, les nouveaux venus européens. Les Javanais avaient une vision négative de ces marchands dont il est souvent écrit qu’ils ne faisaient que gesticuler et parler à tort et à travers. L’arrivée tonitruante des Hollandais relevait, pour les scribes du palais de Banten, d’un déferlement du désordre dans des espaces de civilité tracés à l’équerre. En outre, l’image du roi était très différente en Orient et en Occident.
À Java, le souverain devait être un homme accompli, en lutte contre les élans de sa chair et de son cœur, afin d’acquérir la paix intérieure ; c’était de son impassibilité qu’il tirait sa puissance. Il devait également être en possession de certains savoirs mystiques ou prophétiques et s’entourait de sages et de mages qui l’aidaient à former ses jugements. Au même moment, en Europe, le roi était invariablement représenté chassant et guerroyant sans répit.
Si les sources javanaises font peu de cas des Européens, les va-et-vient des Hollandais, puis des Britanniques, se firent de plus en plus fréquent.
Au tournant des années 1620, ils ne furent plus de simples marchands parmi d’autres, mais des compétiteurs militaires et politiques. Romain Bertrand précise que, pour écrire une histoire à parts égales des premières interactions entre l’Orient et l’Occident, il ne faut pas ignorer ou minorer le tour conflictuel et asymétrique que prirent leurs relations, mais bien au contraire scruter la construction de la domination européenne. Les Hollandais finirent, en 1619, par conquérir Jakarta et fondèrent, sur ses ruines, Batavia.
C’est d’autant plus difficile que les littératures malaise et javanaise jettent un voile pudique sur la lente montée en puissance des Européens. Comment, dès lors, continuer d’envisager une histoire symétrique ? Est-ce possible une fois le commencement passé et dès lors que les Européens parlent et imposent leurs lois ?
Dans l’histoire de l’expansion européenne, tout commence (pour les Hollandais) et tout finit (pour les Javanais) en 1628-1629 avec la faillite du siège de Batavia, menée par le sultan Agung, souverain du negara de Mataram. Cette défaite signa l’échec des Javanais à contenir le péril européen. Il n’y a plus, après avoir évoqué cet événement, qu’à dérouler le récit de l’occupation hollandaise, qui dura trois siècles. Il ne faut pourtant pas omettre de rappeler que les Hollandais furent aidés, au plus fort de la bataille qui devait leur faire prendre Jakarta en 1619, par les troupes du sultan de Banten.
De la même manière, face aux troupes du sultan Agung en 1628-1629, ils furent épaulés par des mercenaires chinois et japonais, ainsi que par des esclaves noirs. Au nom de l’européocentrisme, tout le métissage entre l’orient et l’occident est resté à la porte de l’histoire officielle. Pourtant, une histoire à parts égales se doit de rappeler que, si les Javanais ont effectivement été dominés par les Hollandais jusqu’au XXe siècle, ces derniers ne peuvent s’en octroyer seuls le mérite.
Avec cet ouvrage, Romain Bertrand propose une histoire symétrique, interrogeant et comparant des récits hollandais et javanais au cours des premiers contacts que nouèrent ces deux peuples, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle.
L’historien révèle que les deux historiographies partagent nombre de points communs : à l’européocentrisme de l’une fait écho le javanocentrisme de l’autre et toutes deux se sont élaborées à partir d’un imaginaire préconstruit. Il précise également que, contrairement à ce qui a pu être écrit ou admis par l’historiographie européenne, cette rencontre fut, dans l’optique javanaise, un non-événement.
Enfin, Romain Bertrand déconstruit une idée reçue de la colonisation asiatique : il ne s’agissait pas de deux cultures qui s’opposaient, mais bien de deux conditions ; les Européens n’étaient, pour la plupart, que des marchands sans manière, reçus par des aristocrates javanais épris de convenances. Ainsi, l’entente était forcément biaisée, dès le commencement.
La force de cette étude est d’appréhender les histoires, écrites par l’ensemble des protagonistes, du contact entre les Européens et les Javanais ; elle ne s’appuie pas uniquement sur des sources hollandaises ou portugaises. Ces travaux s’inscrivent dans la continuité de ceux de Denys Lombard et d’Anthony Reid, qui s’intéressaient à l’île de Java au début de l’époque moderne et au rôle qu’elle jouait dans l’économie globale du temps. Avec ce livre, Romain Bertrand nous donne plus profondément accès à l’historiographie et au système de représentations javanais.
Signalons que, sur un plan plus général, l’apport méthodologique réside dans la possibilité d’une prise en compte symétrique, ou « à parts égales ». Le livre est, de surcroit, rédigé dans un style agréable et limpide.
Ouvrage recensé
– L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Le Seuil, 2011.
Du même auteur
– Romain Bertrand, État colonial, noblesse et nationalisme à Java, Paris, Karthala, 2005.
Autres pistes
– Jean Bruhat, Histoire de l’Indonésie, Paris, PUF, 1976.– Denys Lombard, Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, Paris, Éd. De l’EHESS, 1990, 3 vol.– Anthony Reid, Southeast Asia in the age of commerce, 1450-1680, New Haven, Yale University Press, 1988-1993, 2 vol.– Merle Calvin Ricklefs, A History of Modern Indonesia since 1200, Palgrave Mac Millan, New York, 2008.