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Le Vertige de l’émeute

de Romain Huët

récension rédigée parMarc CrépinJournaliste indépendant. A occupé plusieurs postes à l'étranger et dirigé les rédactions de France Culture et de France Info.

Synopsis

Société

Romain Huët a entrepris une recherche ambitieuse. Il travaille à l’élaboration d’une théorie de la violence et c’est dans ce cadre que s’inscrit cette étude sur l’émeute. Pourquoi et comment apparaît-elle ? Quelle est la nature de ce vertigineux plaisir qu’elle engendre ? Tournant le dos aux conceptions traditionnelles de ce phénomène, il le considère d’abord comme une expérience « sensorielle, corporelle et partagée ». Pendant des mois, l’auteur s’est infiltré dans des cortèges de manifestants et les a observés : Zone à défendre de Notre Dame des Landes, manifestations contre la Loi Travail, contre Parcoursup ou rassemblements de Gilets jaunes. Les idées n’expliquent pas tout. L’émeute apparaît d’abord comme une épreuve affective.

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1. Introduction

C’est Roger Caillois et l’historien Hervé Mazurel qui ont inspiré à Romain Huët le titre de son livre, Le Vertige de l’émeute. Et notamment Mazurel, qui, dans Vertiges de la guerre (Paris, Les Belles Lettres, 2013), considère que la confrontation armée peut apparaître comme « objet de désirs ». Romain Huët connait bien l’ambiance de la guerre, pour l’avoir déjà observée aux côtés des combattants syriens opposés à Bachar el Assad.

Avec cet ouvrage, il poursuit son analyse sur l’émergence de la violence dans un environnement d’émeute qui peut, elle aussi, évoquer une forme de guerre. Mais, il considère surtout que le « terrain émeutier qui apparaît sur le plan sensoriel, est fort différent de celui de la guerre ». Selon lui, l’émeute est à classer dans les violences de faible intensité. Et ce qu’il faut donc appeler « le vertige » indique le moment où l’on perd la mesure de ce qui se passe tandis que notre corps expérimente des sensations multiples et nouvelles. Il nous en fait partager la découverte. Si, dans cet ouvrage, l’auteur raconte l’émeute vécue de l’intérieur, il tente surtout d’en établir les significations multiples.

Pour cela, il recense les affects très variés qu’elle suscite : joie, excitation, peur, rage. Il se refuse à en chercher les ressorts intellectuels, ce qu’il appelle ses rationalités. Elle se vit par le corps et par les sens. Elle est aussi échanges politiques et rencontres. Elle est enfin spectacle.

2. Une ethnographie des groupes émeutiers

Par rapport à son objet d’étude, Romain Huët a donné de sa personne. Il appartient à un mouvement novateur en sciences sociales qui privilégie la sensibilité et les sensations à la description théorique du monde. Il est lui-même un disciple de Loïc Wacquant, partisan de la « sociologie de chair et de sang ». Depuis 2012, que ce soit dans les campements des opposants à la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes, ou en tête des cortèges de manifestants mobilisés par les syndicats, que ce soit avec les Gilets jaunes ou au contact de ceux qu’on appelle les Black blocks, il n’a pas hésité à nourrir sa réflexion d’observations directes des phénomènes violents.

La thèse de Romain Huët repose sur l’idée d’une révision de l’approche habituelle des causes de l’émeute tout en se demandant pourquoi tant de gens se laissent gagner par le vertige émeutier. Il ne souhaite pas établir une sociologie de l’émeute ni son histoire mais il dit vouloir en restituer l’interprétation phénoménologique. Et donc, loin d’une réflexion rationaliste, il considère que les émeutiers parlent d’abord avec leur corps.

Pour expliquer cette attirance, il privilégie l’examen de la dimension sensorielle du phénomène. Pour lui, le message politique s’exprime tout entier dans leur comportement et dans l’action. C’est pour cette raison qu’il évoque cette intensité des sensations que recherchent les émeutiers. L’ouvrage est constellé d’extraits du journal du chercheur. Il reproduit ainsi ses observations. Celles du 14 juin 2016, par exemple, qui a vu la manifestation contre la loi Travail, ou encore les pages de décembre 2018, et notamment celles qui évoquent le saccage des Champs Elysées dont le sens politique n’est pas verbalisé mais bien vécu réellement, symboliquement et en acte.

C’est aussi dans cet esprit que l’auteur se réfère à Tristan Garcia. Dans La vie intense, une obsession moderne (Paris, Autrement, 2016), le philosophe affirme que « la vie digne d’être vécue est celle qui s’insurge contre la monotonie ». Pour l’auteur, les émeutiers s’enflamment, ils « vibrent ». Ils éprouvent une « passion du réel ». La parole passe après l’acte. L’intensité du sentiment politique suit le mouvement des corps, un mouvement brutal, engagé, parfois déchaîné.

L’individu se laisserait gagner par le « sentiment exaltant de vivre ses idées ». L’émeute devient un moment désirable de l’engagement politique. Mais la politique n’est plus à considérer comme une abstraction, déliée du réel. Elle devient bel et bien un « objet charnel » dont il faut se saisir. L’émeute « s’oppose à la politique réaliste », c’est-à-dire à une politique d’adaptation pragmatique au monde.

3. Les émeutiers sont-ils incohérents et dangereux ?

Cette question traverse tout le livre. Les émeutiers suscitent des craintes, provoquent des fantasmes et entraînent l’incompréhension. Selon l’auteur, toute émeute ôte au pouvoir politique de sa pertinence. La confrontation se place d’emblée hors de tout échange rationnel et de la possibilité d’un débat.

De la même façon, le soulèvement spontané des Gilets jaunes avait révélé la méconnaissance du pouvoir pour le sort des campagnes et les difficultés des plus modestes, le discours politique ne passait plus. Il avait perdu tout son sens. Et puis, pourquoi, depuis quinze ou vingt ans, la plupart des manifestations dégénèrent-elles ? Pourquoi la violence s’empare-t-elle des manifestants au point de transformer certains cortèges en émeutes ? Sans doute, parce que les émeutiers et le pouvoir ne se comprennent pas. Les émeutiers considèrent qu’on ne les entend pas, que le pouvoir est sourd.

Pour l’auteur, il n’y a plus d’échange : « Ces actes sont des extériorisations d’une pensée politique qui peut se passer de paroles. Dans sa dimension sensible, selon Romain Huët, l’émeute est vécue comme une « vibration ». Les corps tremblent, sursautent, sont traversés par toutes sortes d’excitations et de frayeurs ». En fait, pour l’auteur, l’émeute, loin de servir le politique, l’éloignerait de son objectif. `Dans cette tentative de définir l’émeute, l’auteur soutient que les émeutiers cherchent surtout à inspirer la crainte. L’affrontement entre émeutiers et forces de l’ordre a ses règles et notamment celle qui consiste à ne pas aller trop loin dans la violence. De part et d’autre. En fait, cette violence, serait domestiquée. Il s’agit d’éviter le danger. L’émeute apparaît plutôt comme une tentative plus ou moins désespérée de conquérir le sentiment d’être en vie. Penser que le casseur n’est pas politisé ou qu’il est là uniquement pour détruire tient du contresens.

Le geste de l’émeutier recèle bien une « intention politique », mais celle-ci n’a pour expression qu’une violence mesurée. Si l’expression ultime de l’émeute donne le vertige, c’est parce qu’elle est ressentie comme symptôme d’un déséquilibre. Pour Romain Huët, l’émeute est vertige. L’émeute grandit l’émeutier, l’émeute relève de l’affirmation de soi. Il juge qu’elle lui permet surtout d’exister et que l’envie de casser est une façon de reprendre prise sur le réel.

Ajoutons qu’être dans une émeute, c’est être connecté aux autres, être solidaire et partager une expérience. On passe un message. Les vitrines de banque ou d’enseigne de luxe cassées, les graffs, les slogans inscrits sur les murs sont autant de messages politiques pour condamner ce qui était caché : l’omnipotence de l’argent, la corruption et la dépossession de la vie par une économie aux lois implacables.

4. L’empire des sens

La sociologie traditionnelle considère comme une évidence que la colère des émeutiers trouve son origine dans des frustrations sociales. Romain Huët ne le conteste pas, mais cette explication reste insuffisante et même secondaire. Ce sont d’abord les sens qui gouvernent. Certes ces frustrations peuvent prendre l’aspect d’un besoin de reconnaissance sociale, d’un sentiment d’injustice, d’inégalité ou d’humiliation.

Mais ces thèses méconnaissent une dimension importante : l’émeute peut s’expliquer par la subjectivité des émeutiers. Ils ne pensent pas. Ils ressentent. Ceci permet de considérer que la violence ne surgit pas seulement pour des motifs rationnels. Elle se nourrit d’affects qui agitent l’individu. Les sciences sociales sont marquées désormais par un « tournant émotionnel » relativement novateur. Expliquer tous les phénomènes par la raison a ses limites. La violence peut aussi n’avoir aucun contenu rationnel, ni but ni aucun motif. Le rationnel ne doit pas exclure le passionnel. Et c’est la volonté de l’auteur de prendre en compte ces deux dimensions : « l’agir humain est travaillé par des sentiments, des émotions et des désirs. ».

À cela, il faut ajouter la dimension collective de toute action. On y échange. On y parle de l’expérience commune. On y évoque sa peur, l’effroi, l’angoisse, mais aussi la joie ou le plaisir qui sont nés de l’action violente.

L’auteur s’est donc fait enquêteur. Il a interrogé et écouté. En ethnographe, il observe les comportements qui lui permettent de mieux comprendre ce qui se passe et pourquoi survient toute cette agitation. On crie, on panique, on manifeste sa joie ou sa souffrance. Et, de temps à autre, des éléments perturbateurs surgissent pour produire de la violence. Ce que Romain Huët appelle aussi une « enquête sociale incarnée » au contact de l’évènement et de ceux qui le font. Ils se donnent en spectacle. Un spectacle auquel participe tous les sens.

5. Une société du spectacle émeutier ?

La violence est-elle un spectacle créé pour combler les émeutiers de satisfaction ? Au centre du livre, l’auteur s’efforce d’apporter une réponse à cette question.

D’abord, pour ceux qui la regardent. Romain Huët s’interroge même sur la présence de spectateurs attirés par l’agitation de la rue : ces regards peuvent-ils avoir un effet déclencheur ou aggravant des excès de l’émeute ? Mais elle est aussi un spectacle pour ceux qui agissent et ont recours à des gestes violents avec un regard d’admiration des uns envers les autres. Outre le tumulte, le spectacle est aussi vestimentaire d’après l’auteur. On pense évidemment aux black blocks dans leur uniforme noir, cagoulés ou masqués, équipés parfois de blousons renforcés. Sombres démons d’une mythologie vivante qui répondent au ballet des forces de l’ordre. L’émeute « fait l’objet d’une mise en scène, parfois soignée ».

Romain Huët affirme que les émeutes présentent aussi un aspect esthétique. Fumées, fumigènes colorés, pétards, trompes de brume, tambours, pancartes et banderoles sont le décor. Les acteurs avancent en groupes, ils se lancent, se glissent, dérapent, hésitent, reculent, courent comme des danseurs contemporains. Avec l’auteur, d’autres observateurs (Wacquant, Da Empoli) n’hésitent pas à établir un rapprochement avec le carnaval qui, symboliquement et spectaculairement, s’attaque au pouvoir, à tous les pouvoirs et cherche à renverser, le temps d’une émeute, la hiérarchie des valeurs.

C’est aussi l’analyse qui est faite du discours des manifestants et des émeutiers à l’encontre des CRS et des gardes mobiles. C’est ce sur quoi insiste Romain Huët : « la possibilité de l’injure et de la violence à l’endroit des forces de l’ordre, ainsi que la dégradation des lieux et des mobiliers urbains. » Pour lui, « l’émeute inspire les passions et le chaos en réponse à la rigidité, au sérieux et à la froideur de l’État. »

6. Un phénomène aux apparences multiples

Après avoir tenté de dépeindre l’émeute, son apparence, ses soubresauts, de sa naissance à sa dissolution, l’auteur entreprend de définir le phénomène lui-même. Il doit être immédiatement reconnaissable malgré ses multiples visages. Pour cela, il lui attribue les nombreux caractères qui le distingue de tout autre mouvement de foule. Ici on hurle, on court, on bondit, on éructe. Il insiste notamment sur l’intensité qui s’en dégage et sur l’expression des corps. La raison n’a pas sa place. Les émeutiers luttent corporellement contre l’ordre établi. Il n’y a aucune place pour les mots. Mais une émeute est pourtant un message. C’est un temps de violence domestiquée, c’est même « un simulacre de violence ». Jamais elle ne va jusqu’à un acte de destruction totale et irréversible. L’auteur note que les émeutiers qu’il a observés font surtout semblant de s’attaquer à l’ordre établi. En fait, ils ne cherchent pas la guerre. Leurs cibles sont souvent manquées, les confrontations sont brèves et se déroulent à distance.

Le corps à corps avec la police est « exceptionnel, ponctuel et éphémère ». Plutôt que d’administrer la violence, il s’agit d’inspirer la crainte. Après le spectacle, la rue est devenue chaos, mais le temps de l’émeute seulement, car les lieux sont rapidement nettoyés, récurés, réparés pour faire oublier le passage des émeutiers. L’émeute est encore plainte, appel. Elle met en cause le pouvoir et ses manques. C’est en ce sens qu’elle devient un message politique. Symboliquement, les casseurs mettent en lumière ses insuffisances. Ils débusquent le pouvoir, l’obligent à réagir, à se montrer et à les affronter.

Romain Huët insiste : pour les émeutiers, ce chaos n’est qu’une simulation, qui affecte néanmoins la réalité de l’espace public. Alors, dans les cas extrêmes, « l’émeute devient insurrection ». Il fait ici référence au philosophe marxiste, Alain Badiou, qui définit l’insurrection comme un phénomène de contestation qui « noue la politique à l’histoire », tandis que l’émeute, avant de se muter éventuellement en insurrection, reste un phénomène ambigu qui ne met pas le pouvoir en danger.

7. Conclusion

Chercheur qui se déclare neutre et impartial à propos de l’action émeutière, Romain Huët a participé à des cortèges de tête. Il y a vu naître, gonfler, palpiter, vibrer les groupes d’émeutiers. La description qu’il en apporte est fidèle aux limites qu’il s’impose : montrer qu’à proximité des cortèges syndicaux paisibles et ordonnés, l’irrationnel peut s’emparer du peuple qui semble alors prendre le pouvoir, la parole et occuper la rue. Mais cet irrationnel a une signification.

En simulant le chaos, l’émeutier montre du doigt un monde qui a perdu tout son sens. La violence se rapporte à la « saturation existentielle » de ceux qui l’accomplissent. Ils sont dépassés par la vie. L’émeute serait une expérience du non-sens. Elle n’offre aucune issue politique et apparaît dépourvue d’espérances significatives.

8. Zone critique

Ce livre ne se laisse pas lire facilement. On serait tenté, au premier abord, de résister à sa langue complexe, mais c’est aussi celle du chercheur en sociologie. À l’inverse on peut aussi considérer que la survenue d’évènements aussi imprévisibles et inconfortables que les émeutes, impose une description détaillée et fouillée de la situation. Romain Huët aurait pu aussi donner un peu plus la parole à ceux qui se déchaînent dans ces moments violents.

Que ce soit à la Zad du projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes, ou au rond-point des Champs-Élysées avec les Gilets jaunes. On l’a vu : ils s’expriment abondamment, et sa thèse essentielle, qui veut qu’une émeute soit d’abord une expérience sensorielle, en aurait été renforcée.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé – Le vertige de l’émeute. De la Zad aux Gilets jaunes, Paris, PUF, 2019.

Du même auteur – Quand les malheureux deviennent des enragés. Ethnographie de moudjahidines syriens, Paris, L’Harmattan, 2015.

Autres pistes– Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2010.– Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Minuit, 2016.– Roger Caillois, Bellone, ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion 2012.– Tristan Garcia, La vie intense, une obsession moderne, Paris, Autrement, 2016.– Giuliano Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Paris, JC Lattes, 2019.

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