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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Saïd Bouamama
Dans cet ouvrage, Saïd Bouamama explore le parcours et les combats des pères fondateurs de l’indépendance africaine. En dévoilant une histoire occultée par l’Occident, l’auteur part à la rencontre de « penseurs-combattants », contraints simultanément de soigner les plaies de l’esclavage, d’abattre le système colonial et de résister aux nouvelles formes d’impérialisme.
Dans les années 1990, un nouveau récit s’empare de l’Afrique : après avoir souffert de ses multiples retards économiques et politiques, le continent serait en passe de jouer un rôle moteur sur la scène internationale. Rompant avec la passivité du XXe siècle, de nouveaux chefs d’État, plus matures, émergeraient pour réaliser les promesses du développement. Convertis aux principes néolibéraux de l’austérité budgétaire, de la réduction des barrières douanières et du partenariat public-privé, les pays africains seraient enfin prêts à « rentrer dans l’Histoire ».
Ce discours dominant scelle un mariage entre « dogme néolibéral et pensée culturaliste ». Dans ce cadre, la source des problèmes de l’Afrique résiderait chez les Africains eux-mêmes. La pauvreté du continent s’expliquerait par ses difficultés, toutes culturelles, à s’insérer dans le processus de globalisation. Pour le sociologue Saïd Bouamama, ce récit est indissociable du néocolonialisme actuel : « Une situation dans laquelle l’indépendance nationale [est] réduite au rang de fiction et où une petite classe dirigeante [travaille] de concert avec les puissances étrangères [...] au détriment des intérêts populaires » (pp. 13-14).
Il n’en a pas toujours été ainsi. De la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la chute du communisme dans les années 1980, l’Afrique fut le théâtre d’une forte effervescence idéologique. Qualifiées de « chimères socialistes » par l’histoire dominante, les expériences anticoloniales et anti-impérialistes ont parcouru le continent. Mais ce « laboratoire politique » été relégué à l’oubli. L’ouvrage cherche donc à réécrire l’histoire de ces résistances à travers leurs hérauts, dont les voix ambitieuses et progressistes ont été précipitamment étouffées...
Cet ouvrage restitue les principales utopies africaines du XXe siècle, en faisant le portrait de leurs protagonistes. On y découvre certains pères fondateurs de l’indépendance africaine – Jomo Kenyatta (1890-1978) au Kenya, Ruben Um Nyobè (1913-1958) au Cameroun, Patrice Lumumba (1925-1961) au Congo, Kwame Nkrumah au Ghana (1909-1972), Medhi Ben Barka (1920-1965) au Maroc, Amílcar Cabral (1924-1973) en Guinée et Thomas Sankara (1949-1987) au Burkina Faso. Mais aussi des théoriciens anticoloniaux, qui ont contribué à l’émancipation du continent. On y rencontre les intellectuels antillais Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961), ainsi que le militant américain Malcom X (1925-1965). Souvent assassinées ou renversées par des coups d’État, ces dix personnalités ont payé de leur vie leur engagement. Il s’agit de « penseurs-combattants » ! Dans des contextes de prises d’indépendance, de conflits intérieurs et de guerre froide, ces figures révolutionnaires ne sont pas restées « à l’abri du monde ». Au contraire, ils ont choisi d’inscrire leurs réflexions dans le champ de la pratique politique. À l’instar de Che Guevara en Amérique latine, ils ont systématiquement lié action et réflexion, résistances et utopies. Saïd Bouamama souhaite donc « mettre en lumière des pensées en action », à travers leurs contextes sociaux et historiques. « Il n’y a pas de génération spontanée de révolutionnaires [car ils sont] le produit d’une accumulation d’expériences » (p. 59). En accordant une large place aux contextes dans lesquels ces protagonistes ont évolué, l’auteur cherche à ne pas les « idéaliser » : ces individus au destin hors du commun sont avant tout le produit d’une histoire et d’une époque.
La tradition marxiste a joué un rôle central chez les théoriciens de la libération africaine. En permettant de penser « en deçà et au-delà de l’État-nation », le marxisme a offert des clés pour analyser l’ancienne relation coloniale, comme les formes plus récentes de néocolonialisme. Cette filiation idéologique explique le corpus de l’ouvrage : les leaders africains non affiliés au socialisme, tel Nelson Mandela (1918-2013) en Afrique du Sud, ont été écartés par l’auteur. Dans un premier temps, l’adaptation du socialisme aux réalités africaines conduit à réaffirmer les identités culturelles ensevelies par la domination coloniale. Cette volonté de retour aux « traditions africaines » rejette alors la lutte des classes en arrière-plan. Le « socialisme » kenyan de Jomo Kenyatta idéalise ainsi la société précoloniale : en Afrique, solidarité ethnique et valeurs familiales seraient le fondement d’une société égalitaire qu’il s’agirait de restaurer. Similairement, Kwame Nkrumah défend au Ghana ce qu’il considère comme un socialisme « originel ». Pour lui, l’« esprit de concorde » est caractéristique de l’Afrique : sur le continent, il existerait une propension naturelle à l’organisation « par le bas » et à la coopération communautaire – ce qu’il nomme le « communalisme ».
Néanmoins, un socialisme plus orthodoxe s’affirme dans les années 1950-1960. À travers l’organisation syndicale, l’indépendantiste camerounais Ruben Nyobè cherche à appréhender les divisions qui structurent le peuple en diverses factions. En Guinée, Amílcar Cabral s’inspire de Lénine et de son « analyse concrète de chaque situation concrète » : pour mener le peuple vers sa libération, il est nécessaire d’analyser finement les antagonismes sociaux propres au continent. Cette réaffirmation de la lutte des classes s’explique par les limites rencontrées au lendemain de la décolonisation.
L’indépendance de l’Inde accordée par la Grande-Bretagne en 1947 crée un immense espoir : il semble alors possible d’obtenir l’émancipation pacifiquement. Dans un premier temps, les penseurs de la révolution africaine se concentrent donc sur un objectif de « désaliénation ». Il faut rompre avec le complexe d’infériorité qui mine le continent ! La publication du Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire marque la naissance du courant littéraire de la « négritude », qui déconstruit les caractéristiques culturelles des peuples noirs opprimés par l’esclavage. Similairement, dans Peau noire, masques blancs (1952), Frantz Fanon démontre que les comportements identitaires des colonisés sont le résultat de la relation inégalitaire forgée par la colonisation. À cette « décolonisation de l’imaginaire » répondent les premiers mouvements d’indépendance durant les années 1950. Favorisé par un contexte d’après-guerre où les États-Unis et l’URSS souhaitent le démantèlement des empires européens, le colonialisme est contraint de modifier son visage. En s’appuyant sur les nouvelles institutions internationales, les revendications d’égalités contribuent à desserrer l’étau colonial. Tandis que la Grande-Bretagne, à travers l’Indirect Rule, prépare les élites africaines à l’indépendance, le général de Gaulle reconnaît en 1958 un droit à l’autodétermination. Au début des années 1960, les proclamations d’indépendance se multiplient. La décolonisation montre rapidement ses limites : à la domination politique se substitue une mise sous tutelle économique. En effet, le colonialisme a façonné les bourgeoisies nationales pour ses propres intérêts : en accédant au pouvoir, ces dernières assument une politique néocoloniale qui s’oppose à la souveraineté. L’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba en 1961, au lendemain de l’indépendance du Congo belge, pose de nouveaux défis aux penseurs de la révolution africaine : « Après avoir détruit le colonialisme direct, comment construire une société juste dans un contexte marqué par la perpétuation de la domination impérialiste ? » (p. 197).
Face à la répression organisée depuis l’Occident, les leaders socialistes africains révisent leurs doctrines initiales, empreintes de pragmatisme et de réformisme. La lutte anticoloniale ne peut plus se concevoir sans l’anti-impérialisme. Cette évolution intervient dans un contexte de guerre froide qui encourage les ingérences russes et états-uniennes. On observe alors un « tournant révolutionnaire du continent » : face aux stratégies néocoloniales, la résistance armée s’impose. Des penseurs tels que Malcom X aux États-Unis ou Medhi Ben Barka au Maroc, initialement centrés sur les luttes nationales, affirment que, dorénavant, l’indépendance implique « l’élargissement à l’échelon international de la solidarité des dominés » (p. 247).
À l’échelle continentale, le panafricanisme « reflète [cette] prise de conscience d’une nécessaire coordination des luttes » (p. 137). La Conférence des États indépendants d’Afrique réunie à Accra en 1958 appelle à la création des « États-Unis d’Afrique ». Pour le leader ghanéen Kwame Nkrumah, le continent ne peut plus se passer d’unification politique : pour lui, il s’agit de former une seule nation dotée d’un gouvernement central. Si cette idée est loin de faire consensus, le panafricanisme s’affirme néanmoins durant les années 1960-1970 comme une réponse nécessaire à l’offensive des pays impérialistes. À l’échelle mondiale, les luttes africaines s’insèrent également dans une « internationale révolutionnaire ». Dès 1955, la Conférence de Bandung réunit pour la première fois les dirigeants africains et asiatiques : elle voit l’émergence sur la scène internationale du « tiers-mondisme ». La Conférence tricontinentale organisée à La Havane en janvier 1966 poursuit ce mouvement en y ajoutant la collaboration des pays socialistes d’Amérique latine. Durant cette période, Alger devient la « Mecque de la révolution » : les révolutionnaires du monde entier s’y retrouvent pour coordonner leurs luttes insurrectionnelles. « Cette phase anti-impérialiste, [...] beaucoup plus menaçante pour les puissances qui dominent l’économie mondiale » (p. 215), voit en retour la multiplication des interventions militaires et des assassinats.
Les luttes et les trajectoires intellectuelles exposées dans cet ouvrage montrent la difficulté de penser la décolonisation face aux mutations du capitalisme. Par nécessité, les leaders de la révolution africaine ont dû faire évoluer rapidement leurs stratégies. Dès les années 1970, aux structures classiques de la colonisation ont succédé de nouveaux leviers d’ingérence : le remboursement de la dette par les institutions internationales assure dorénavant l’obéissance des États, quand les stratégies d’influence subtiles des multinationales succèdent aux coercitions rigides des métropoles coloniales. De ce fait, l’Afrique du XXe siècle n’a jamais cessé d’être le laboratoire de combats avant-gardistes. Au Burkina Faso, Thomas Sankara, qui finira, lui aussi, assassiné, développe des thématiques d’une incroyable modernité. De 1984 à 1987, le président burkinabé lutte contre la domination masculine, remet en cause les notions de développement et de croissance, dénonce la surexploitation des écosystèmes et combat le remboursement de la dette au nom de la souveraineté... Autant de thématiques novatrices dont nous reconnaissons implicitement la paternité au monde occidental !
Pour Saïd Bouamama, chercheur et militant, remémorer l’effervescence révolutionnaire du continent, c’est appeler à en finir avec les structures néocoloniales actuelles. Contrairement aux discours convenus qui décrivent une Afrique impuissante face à la globalisation, le continent pourrait à nouveau montrer le chemin de l’insoumission : « Alors qu’il est question de "révolution" dans le pourtour méditerranéen, des mouvements de révolte émergent aux quatre coins du monde » (p. 9).
Dans cet ouvrage, Saïd Bouamama réhabilite les utopies socialistes du continent africain. Contre une historiographie néolibérale et néocoloniale, qui fait de l’Afrique un continent à la traîne de la mondialisation, le sociologue démontre que durant près de quarante ans, elle fut le théâtre d’une vaste effervescence idéologique. Plusieurs générations de « penseurs-combattants » s’y sont succédé, souvent au péril de leur vie. Face à la nécessité de lier action et théorie, ces figures de la révolution africaine ont démontré une forte capacité de mûrissement idéologique. Après l’indépendance, il a fallu, comme le disait le président burkinabé, Thomas Sankara, « oser inventer l’avenir » à travers le panafricanisme et l’internationalisme.
Le 26 juillet 2007, lors de son discours à Dakar, le président français, Nicolas Sarkozy, déclarait que « l’homme africain n’était pas assez rentré dans l’histoire »... L’ouvrage de Saïd Bouamama nous montre qu’en vérité, une fois rentré dans l’histoire, l’« homme africain » a souvent été poussé vers la sortie.
La réception des ouvrages de Saïd Bouamama est très polémique. À l’instar d’autres penseurs postcoloniaux, tels que Françoise Vergès, il est fréquemment accusé de « racisme anti-blanc ». Ainsi, la parution de Figures de la révolution africaine n’a pas manqué de susciter certaines critiques : on lui a reproché de célébrer de vieux dictateurs dont les utopies se seraient montrées bien plus criminelles que bénéfiques. Pourtant, l’auteur prend soin de ne pas idéaliser ses personnages. Au contraire, il souligne leurs difficultés à mener les luttes de libération et, simultanément, à penser les nouveaux chemins de l’émancipation.
Dans le monde anglo-saxon, des figures telles que Malcom X, Frantz Fanon ou Kwame Nkrumah ont inspiré plusieurs générations de chercheurs, jusqu’à l’émergence des Postcolonial Studies. En France, cette tradition de recherche est particulièrement récente : notre histoire coloniale renforce, encore aujourd’hui, une forme de déni. De ce point de vue, cet ouvrage se montre particulièrement salutaire.
Ouvrage recensé– Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, Paris, Éditions La Découverte, 2017.
Ouvrages du même auteur– La France. Autopsie d’un mythe national, Paris, Larousse, coll. « Philosopher », 2008. – La Tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l'assaut du ciel, Paris, CETIM et Syllepse, 2016.
Autres pistes– Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Éditions La Découverte, 2002 [1961]. – Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, Éditions La Fabrique, 2019.