Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sándor Ferenczi
L’enfant dans l’adulte réunit 6 articles de Ferenczi, présentant ses réflexions relatives aux rapports entre l’enfance et l’âge adulte. Convaincu par ses observations cliniques qu’il n’y a pas d’individus complètement adultes, le psychanalyste s’attache ainsi à mettre en évidence les fragments refoulés de l’enfance, enfouis dans l’inconscient individuel. En développant des techniques analytiques novatrices, il n’a eu de cesse de redonner la parole à cette part essentielle de notre personnalité que nous avons réprimée (refoulée) durant l’enfance pour nous conformer aux impératifs éducatifs des adultes.
La figure de l’enfant est omniprésente dans l’œuvre de Sándor Ferenczi.
Curieusement, il n’a pourtant jamais pratiqué lui-même de psychanalyse d’enfants. C’est en observant et en analysant les patients adultes qu’il recevait en consultation qu’il a pu tirer les enseignements qu’il expose dans les 6 textes réunis dans L’enfant dans l’adulte (3 retranscriptions d’exposés oraux et 3 articles), rédigés entre 1908 et 1931. Ce brillant clinicien a su percevoir l’existence, dans l’inconscient de chacun, de fragments refoulés de l’enfance (c’est-à-dire censurés et rejetés de la conscience) : c’est ce qu’il nomme « l’enfant dans l’adulte ».
Cette part inconsciente de la personnalité contient les pulsions, émotions et pensées dont l’expression a été interdite durant l’enfance. Pour se conformer aux idéaux et se soumettre aux impératifs moraux de ceux dont il est encore physiquement et psychologiquement dépendant, l’enfant réalise selon Ferenczi un véritable sacrifice de soi dont il aura à en payer le prix fort tout au long de son existence : il renonce brutalement à son propre « monde » et à son désir pour rejoindre celui des adultes.
Cette opération a pour conséquence un clivage (une division) de la personnalité entre l’inconscient (demeuré infantile) et le conscient (devenu adulte), c’est-à-dire la formation d’une névrose. La souffrance, l’angoisse, l’incapacité d’accéder au plaisir, le développement de troubles psychopathologiques sont ainsi selon Ferenczi les tristes conséquences des refoulements de l’enfance.
Les textes réunis dans cet ouvrage présentent les questionnements fondamentaux qui ont fait progresser les conceptions cliniques et théoriques du psychanalyste : en quoi consiste, sur le plan psychologique, le passage de l’enfance à la maturité ? Comment les éducateurs peuvent-ils accompagner les enfants dans ce développement sans heurter leur sensibilité ? Et comment enfin, les psychanalystes peuvent-ils rencontrer et soigner cet enfant désillusionné et blessé qui se cache dans la personnalité de l’adulte ?
Dans « Le développement du sens de réalité et ses stades », Sándor Ferenczi s’interroge sur le passage du stade de plaisir au stade de réalité, qui constitue selon Freud la première étape (et la condition sine qua non) du développement des dispositions psychologiques qui permettront à l’enfant de s’adapter à la réalité. Le bébé naît en effet dans un rapport de confusion totale entre ce qu’il rêve, imagine, et ce qui existe en réalité. Il ignore tout de ce monde dont il ne soupçonne d’ailleurs pas encore l’existence. Il est inconscient de ses besoins physiologiques (par exemple la faim ou la soif) et ne se demande pas comment il pourrait les satisfaire. Il ignore absolument la notion de danger.
Le bébé naît profondément immature et ne pourrait pas vivre sans l’assistance de ses parents, qui accomplissent pour lui les actions nécessaires : ils le nourrissent et lui prodiguent des soins primordiaux, le mettent à l’abri des dangers, du froid et des sources d’excitation désagréables (le bruit, la lumière, etc.). En ces temps originaires, le psychisme (l’activité de pensée) est déjà en activité, mais sert tout autre chose que l’adaptation à la réalité : tant que l’environnement compense l’immaturité de l’enfant en réalisant pour lui les actions adéquates, toute l’activité de pensée se situe dans la rêverie, au service du plaisir.
Ainsi lorsque le bébé, qui a déjà vécu l’expérience agréable du nourrissage, éprouve de nouveau les excitations liées à la faim, il réactive dans sa mémoire les sensations associées à la satisfaction (l’image, l’odeur, le contact du sein). Or, alors qu’il est en train de fantasmer la présence de cet objet, celui-ci lui est effectivement apporté par la personne qui lui prodigue les soins.
Cette intervention maintient ainsi pour l’enfant une équivalence magique entre le désir, la pensée et l’obtention d’un plaisir en réalité. L’enfant éprouve ainsi le sentiment d’être tout-puissant : « car qu’est-ce que la toute-puissance ? L’impression d’avoir tout ce que l’on veut et de ne plus rien désirer » (p.49). De façon originale, Ferenczi fait remonter les origines du sentiment de toute-puissance caractérisant le stade de plaisir jusqu’à la période de vie intra-utérine (« Il serait absurde de croire que le psychisme ne se mette à fonctionner qu’au moment de la naissance »).
Cette toute-puissance, « c’est ce que le fœtus pourrait prétendre en ce qui le concerne, car il a constamment tout ce qui lui est nécessaire » (Id.).
La conscience de la réalité ne peut se développer dans l’esprit de l’enfant que par un douloureux processus de désillusion : le besoin se fait de nouveau ressentir mais cette fois l’entourage n’intervient pas, ou pas suffisamment rapidement. Le bébé rêve la satisfaction (il réactive les souvenirs qui lui sont associés) mais la tension se maintient.
La reconnaissance de la discordance entre ses représentations (déterminées par ses désirs) et la réalité lui fait éprouver pour la première fois la sensation du manque : le sentiment originaire de toute-puissance est démenti par l’épreuve de réalité. Cette toute-puissance perdue devient désormais l’objet d’une quête pour l’enfant. Celui-ci va ainsi chercher à exercer ses « pouvoirs magiques » dans ses rapports avec la réalité : c’est-à-dire qu’il va conférer à la réalité des qualités propres à sa vie fantasmatique.
L’enfant recherche alors dans le monde des symboles (du langage) les gestes ou rituels, les formules magiques par lesquels il pourrait retrouver le contrôle absolu de la réalité. Il est fondamentalement convaincu que sa pensée a le pouvoir de provoquer un événement : s’il a formulé par colère le vœu qu’une personne meure, il s’attend – non sans angoisse – à ce que cela arrive réellement.
À moins, heureusement, qu’il ne se soit trompé dans la formule… ? Le sentiment de toute-puissance persiste ainsi dans les tendances mégalomaniaques des enfants, et les croyances qui lui sont afférentes pourront se maintenir durablement, malgré les démentis que leur inflige la réalité.
Ces tendances infantiles ne succomberont jamais totalement à l’épreuve de réalité, même à l’âge adulte. Les déterminations profondes du désir (la recherche du plaisir, de la puissance) ne sont pas fondamentalement différentes entre l’enfant et l’adulte, mais ce dernier a acquis avec le temps la capacité de composer avec les réalités qui le frustrent. Il a appris à mettre son jugement, sa réflexion au service de son désir pour dépasser les obstacles qui s’opposent à sa réalisation.
Au départ, l’enfant exige une satisfaction immédiate de ses pulsions et ne supporte pas que celles-ci soient contrariées. Par ses colères, ses pleurs, il tente de plier son environnement à sa volonté. La tâche délicate qui incombe à ses éducateurs est de lui faire comprendre et accepter que toute volonté doit tenir compte des contraintes de la réalité et des règles de la vie en société pour pouvoir se réaliser. C’est le passage du stade psychologique primaire (primauté du principe de plaisir) au stade secondaire : l’adaptation à la réalité par l’activité de jugement.
La mégalomanie de l’enfant ne doit pas, selon Ferenczi, être considérée comme une pure illusion. Ce que ces tendances expriment, c’est le désir de retourner à un état de toute puissance qui a déjà été éprouvé et dont les « souvenirs » se sont conservés dans la mémoire sous la forme de traces.
Ces traces orientent le désir d’éprouver de nouveau ce sentiment de béatitude, par la satisfaction simultanée de tous les besoins. Ferenczi affirme que la naissance est source d’un fort déplaisir et introduit, dans l’esprit, la nostalgie de l’état d’avant. Les parents eux-mêmes reconnaissent et cherchent à compenser cet inconfort en recréant par leurs soins les conditions « chaleureuses » et protectrices de la vie intra-utérine : le bébé est enveloppé, bercé, maintenu au chaud à l’abri des sources d’excitations sensorielles déplaisantes. L’accueil et l’amour des parents sont ainsi selon Ferenczi des conditions absolument nécessaires pour que la naissance ne constitue pas un évènement traumatique, pour que germe et se développe dans l’enfant le désir de vivre.
Le psychanalyste a ainsi remarqué que « des enfants accueillis avec rudesse et sans gentillesse meurent facilement et volontiers » (p. 120). Cela dément cette croyance répandue selon laquelle les enfants disposeraient d’une force de vie à toute épreuve. Comme l’affirmait déjà Freud dans Au-delà du principe de plaisir, il nous faut au contraire considérer que deux types de pulsions coexistent dans l’esprit dès le départ de la vie : le désir de régresser à un état précédant la naissance (pulsions de mort), et la force d’amour permettant de s’adapter à la vie (pulsions de vie).
Ces deux types de pulsions contribuent toujours simultanément dans la détermination de nos pensées et de nos actions. Mais le caractère d’un individu (la confiance, l’optimisme ou au contraire le doute, le pessimisme) dépend fondamentalement du rapport de proportion de ces deux tendances dans sa constitution psychique. Les pulsions de vie se développent par le développement de ce qui nous attache au monde, c’est-à-dire par la force de l’amour. C’est pourquoi « la « force vitale » qui résiste aux difficultés de la vie n’est donc pas très forte, à la naissance » (p. 121).
De l’accueil qui est fait aux enfants dépendra selon Ferenczi en grande partie leur capacité à s’adapter à la vie : l’amour constitue un potentiel vital qui ne peut être apporté que par les relations à l’environnement.
Par des exemples cliniques, il met en lumière les effets psychologiques désastreux du sentiment de n’avoir été ni désiré ni aimé par les parents, persistant dans la vie psychique de l’homme adulte : chaque difficulté de la vie devient prétexte à la manifestation des tendances autodestructrices. Il expose ainsi le cas d’une femme qui avait été mal accueillie par ses parents car ils désiraient ardemment un garçon. Elle disait avoir ressenti depuis l’enfance un profond dégoût pour la vie. Devenue alcoolique, la moindre difficulté vécue (également durant la cure) était prétexte à la manifestation de ses impulsions suicidaires, très difficiles à canaliser.
Plus nous nous rapprochons du point de la naissance, plus la constitution psychique est faible et vulnérable. Les enfants sont ainsi selon Ferenczi d’une sensibilité extrême, que les parents sont loin de se représenter.
Tout événement vécu par l’enfant est susceptible d’être traumatique et donc de « jeter une ombre sur toute sa vie » . La force de vie et la capacité de concilier avec ce qui lui fait obstacle ne se développent en effet que par expérience, c’est-à-dire progressivement. Le traumatisme survient lorsque l’individu se trouve confronté à une situation d’impuissance, débordé par des excitations ou émotions auxquelles il ne peut répondre, et qu’il est psychologiquement incapable de conférer du sens à ce qu’il vit.
Ferenczi affirme que ce n’est pas événement en lui-même, mais le fait qu’il ne puisse être lié à aucune représentation (qu’il ne puisse pas alors être élaboré par la pensée) qui peut devenir traumatique. Or dans les années d’enfance l’esprit est immature et les capacités de lier ce qui est vécu à des expériences antérieures sont encore peu développées. L’enfant a besoin de l’assistance de son entourage pour conférer du sens aux émotions qui le traversent confusément.
Parmi ces émotions figurent celles qui sont liées à l’activité pulsionnelle, et notamment les excitations inhérentes à l’éveil de la sexualité (dont les activités masturbatoires). Les pulsions et sensations provoquées par cet éveil sont puissantes et l’enfant se demandera ainsi nécessairement ce qu’elles sont et si le fait de les ressentir est « normal ». Les questions que posent les enfants concernant la sexualité visent surtout à savoir si les parents éprouvent également des sensations de plaisir par l’excitation du corps. Tant que l’enfant entend (et croit) que ses parents n’ont de rapports sexuels que pour avoir des enfants et non pour avoir du plaisir, il ne peut mettre en perspective ses propres excitations et éprouve le sentiment qu’un fossé le sépare de ses parents : il a d’eux une vision idéale, et de lui une vision honteuse, coupable.
Ferenczi montre combien la pédagogie de son époque, autoritaire et teintée de moralité pudibonde, est fondée sur des principes erronés de nature à favoriser le développement de troubles psychopathologiques.
D’une part, l’oubli des difficultés qu’ils ont rencontrées durant leur propre enfance fait que les éducateurs ont tendance à placer trop haut leur niveau d’exigence ; face à l’impossible, les enfants éprouveront un sentiment d’impuissance psychologiquement dévastateur.
D’autre part, la dissimulation de leurs tendances pulsionnelles (agressivité, désirs sexuels, etc.) derrière les apparences de la moralité fait que l’enfant éprouvera ses pulsions, pensées et émotions comme anormales : pour se conformer aux idéaux de ses éducateurs, il n’aura d’autre solution que de refouler cette part essentielle de sa personnalité hors de sa conscience. L’inadaptation de l’éducation à la psychologie de l’enfant favorise ainsi selon Ferenczi la formation des névroses.
La psychanalyse doit selon Ferenczi constituer un point de départ pour concevoir une pédagogie plus adaptée à la psychologie de l’enfant. En portant à la connaissance du grand public les découvertes et points de vue de cette jeune discipline, il en appelle à la réflexion des pédagogues et éducateurs : « Nous [les psychanalystes] pouvons […] plutôt vous dire comment vous ne devez pas élever vos enfants, que comment vous devez le faire » (p. 90).
En tant que clinicien, Ferenczi s’est, d’une part, attaché à défaire le travail de l’éducation en infléchissant les barrières de la censure morale : le jugement conscient doit succéder à ce mécanisme de défense contre une éducation hyper-morale et autoritaire qu’est le refoulement. La thérapie vise à réconcilier les parties de la personnalité qui ont été clivées (séparées et rendues l’une à l’autre hermétiques) durant l’enfance : il s’agit de rassembler ce qui a été fragmenté en une unité, de restaurer une continuité et donc une harmonie entre inconscient et conscient.
D’autre part, Ferenczi n’a eu de cesse de retrouver l’enfant traumatisé dans l’adulte afin de l’accompagner vers la guérison. Il a su réviser la technique psychanalytique classique pour l’adapter à la psychologie infantile : l’analyse est ainsi devenue un « jeu d’enfant » aux règles souples, encadré par un thérapeute accueillant, chaleureux et contenant. Avec « tact », le psychanalyste amenait alors le patient à élaborer les angoisses, la colère voire la rage que cette régression à l’infantile ramenait à la conscience.
Doté d’une sensibilité et d’une intuitivité analytique extraordinaires, Ferenczi a développé des conceptions cliniques et théoriques d’une grande richesse, fondatrices de la psychanalyse d’enfants. Il a laissé aux psychanalystes un héritage considérable, pourtant longtemps resté dans l’ombre en raison de ses dissensions théoriques avec Freud. Les disciples du père de la psychanalyse se sont en effet appliqués à marginaliser cette œuvre durant plusieurs générations.
On assiste aujourd’hui à un véritable « retour » à la pensée de Ferenczi, demeurée d’une grande actualité. La notion de « l’enfant dans l’adulte », plus particulièrement, a suscité l’intérêt du grand public et s’est largement diffusée. Il importe cependant de rappeler que cette notion est à situer dans un ensemble théorique (dont « L’enfant dans l’adulte » présente les multiples facettes) : elle ne peut en être extraite sans entraîner des réductions interprétatives, génératrices de dérives sur le plan thérapeutique.
Ouvrage recensé– L’enfant dans l’adulte, Paris, éditions Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2006.
Du même auteur– Le traumatisme, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2006.– Journal clinique. Janvier-octobre 1932, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1990.
Autres pistes– Luiz Edouardo Prado de Oliveira, Sándor Ferenczi, la psychanalyse autrement, Armand Colin, 2011.– Georges Pragier (dir.)., Sándor Ferenczi Monographies de la Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 1995.– Pierre Sabourin, Sándor Ferenczi, un pionnier de la clinique, Paris, Campagne Première, 2011.