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L’Inde sous les yeux de l’Europe

de Sanjay Subrahmanyam

récension rédigée parBruno Morgant TolaïniEnseignant à l'université de Nîmes et docteur de l’EHESS en histoire moderne.

Synopsis

Histoire

Quand, à la fin du XVe siècle, les Portugais franchirent le cap de Bonne-Espérance pour aborder le sous-continent indien, ils ne disposaient guère de témoignages directs sur ces immenses contrées, connues depuis l’Antiquité, mais essentiellement légendaires. Très vite les Italiens, les Français, les Anglais et les Hollandais leur emboîtèrent le pas afin de profiter, eux aussi, de tous les avantages que pouvait procurer la péninsule. Marchands, diplomates, missionnaires, militaires et savants : nombreux furent les Européens à tenter l’aventure de cet orient fascinant. Dans une étonnante série de portraits, Sanjay Subrahmanyam montre que le point de vue de ces individus sur l’Inde – ou les Indes –, dépendait largement de leur nationalité et de leur profession. Du XVIe jusqu’à la veille du XIXe siècle et de la colonisation britannique, c’est tout un savoir sur l’Inde qui se constitua, mais aussi une certaine manière de penser l’Europe.

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1. Introduction

Les rapports qui existaient entre l’Inde et l’Europe ont longtemps été étudiés du point de vue des relations commerciales ou des systèmes politiques. Le plus souvent également, les travaux se concentraient sur une colonisation spécifique, celle du Portugal ou de l’Angleterre par exemple, excluant de fait une grande partie des échanges et des liens tissés entre les deux continents. Sanjay Subrahmanyam adopte, lui, une position différente en portant son attention sur les postures intellectuelles et les intentions des Européens dans leur ensemble, qui ne jouèrent d’abord qu’un rôle marginal sur les côtes de la péninsule et finirent par se muer en véritables conquérants.

Dans une démarche chronologique d’histoire globale, l’historien décrit les trajectoires de plusieurs Européens à travers les traces écrites qu’ils ont laissées et montre que leur appréciation des sociétés rencontrées était profondément liée à leurs buts sur place, selon qu’ils avaient des intentions de profit, de curiosité ou de conquête.

2. Premiers contacts indo-portugais

Sanjay Subrahmanyam propose d’abord un examen attentif du XVIe siècle, long moment d’interaction indo-portugaise. En effet, au cours du XVIe siècle, plusieurs dizaines de milliers d’Européens – en grande partie des Portugais, mais aussi bon nombre d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands, de Flamands, et une petite poignée de Français et d’Anglais – gagnèrent l’océan Indien via le cap de Bonne-Espérance.

S’intéressant à ces pionniers, l’historien précise qu’il n’est pas possible d’établir avec certitude leur nombre, encore moins la rapidité avec laquelle ils sont morts, combien de temps ils sont restés ou à quelle fréquence ils retournaient en Europe. En s’appuyant sur divers récits du temps, il note que vers 1540, le navigateur João de Castro indiquait qu’il y avait six à sept mille Portugais entre l’Afrique orientale et l’Extrême-Orient ; trois décennies plus tard, l’historien Diogo do Couto avançait plus du double de ce nombre. Dans les années 1630, il semble y avoir eu au moins cinq mille Européens dans les différents établissements de l’Estado da Ìndia, l’Indes portugaise, et environ deux mille membres de divers ordres religieux catholiques. Ils peuplaient alors des comptoirs, villes indiennes occupées par les Européens pour organiser le commerce.

Seule une petite minorité parmi ces individus a laissé une trace écrite significative, et très peu d’entre eux s’intéressèrent aux sociétés asiatiques qui les entouraient. Les négociants résidant à Goa ou Cochin étaient parfaitement informés pour ce qui concernait le commerce du poivre et des épices ou même des aléas politiques qui affectaient les marchés, mais ignoraient cruellement tout ce qui pouvait s’apparenter à une connaissance sociale ou culturelle de l’Inde. Ainsi, ces sociétés étaient mal connues des Européens, et une importante série de lieux communs ont émergé au cours de ce siècle, perdurant comme des lentilles à travers lesquelles l’Inde a longtemps été lue. Parmi elles, le concept de « castes », dont Sanjay Subrahmanyam précise qu’il était crucial pour les Indiens, et qui représentaient différents groupes sociaux.

À la fin du XVIe siècle toutefois, des écrits témoignèrent d’une meilleure observation des mondes asiatiques, tant en ce qui concerne les entités politiques de l’Inde du nord (tel le prétendument « tyrannique » et « despotique » empire moghol naissant, décrit par un chroniqueur jésuite anonyme au début du XVIIe siècle), qu’en ce qui concerne les sociétés présentes dans la péninsule indienne.

3. La question religieuse

Dans la liste des lieux communs reconnaissables qui marquèrent les Européens au début du XVIIe siècle, le concept de « religion », et par conséquent la différence religieuse, occupait incontestablement une place centrale. Si les Portugais étaient relativement à l’aise avec les trois catégories – « chrétiens », « musulmans » et « juifs » – qu’ils connaissaient depuis l’époque médiévale, et s’ils identifiaient bien une catégorie de païens ou « gentils » (gentios), celle-ci était largement sous-théorisée.

Les textes européens des XVIIe et XVIIIe siècle qui analysent « la religion des gentils » ont été essentiellement produits dans l’Inde péninsulaire. Sanjay Subrahmanyam s’appuie notamment sur l’ouvrage de Bernard Picart, Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, paru en plusieurs volumes au début du XVIIIe siècle, et qui proposait un état des lieux précis des habitudes spirituelles des Indiens.

La plus grande difficulté d’abord rencontrée par les Européens à ce propos était de savoir si les Indiens possédaient effectivement une « religion » et sur quels textes elle se basait. Cela ne manqua pas de troubler les missionnaires catholiques envoyés pour évangéliser les populations autochtones. Dans la seconde moitié au XVIIe siècle, une forme de sens commun fédéra la plupart des auteurs européens quant à cette question : il y avait bien pour eux une « religion », bien qu’ils dussent encore lui trouver un nom unique. Il y avait bien des textes faisant autorité comme les Vedas et les Puranas (ensemble de textes sur lesquels s’appuie la spiritualité des Indiens), même s’ils n’étaient pas encore tout à fait identifiés, ni bien sûr traduits. Et surtout il y avait des Dieux, dont les qualités fondamentales permettaient de rapprocher la « religion » des gentils de l’Inde aux autres religions connues du monde européen, principalement les trois grands monothéismes.

Les Européens, à l’instar de Picart, proposèrent ainsi une vision universelle du concept de « religion », défini à l’avance par leurs propres croyances et leur propre histoire, mais pourtant très difficile à plaquer sur la société indienne et l’ensemble de ses coutumes. Le système indien n’était pas aussi cohérent que l’envisageaient les chroniqueurs européens. Sanjay Subrahmanyam précise enfin que cette question de la religion indienne ne fit toujours pas consensus, et que certains spécialistes, dont le Canadien Wilfrid Cantwell Smith, refusèrent l’emploi du substantif « religion », issu d’une vision judéo-chrétienne.

4. Le cas James Fraser

Sanjay Subrahmanyam se penche, dans un examen détaillé, sur la carrière de l’Écossais James Fraser. L’étude de celle-ci permet de tenter de comprendre comment un individu vivant en Inde durant quelques années seulement, avant que la conquête britannique ne débute sérieusement, appréhendait la culture moghole (les Moghols régnaient alors sur la péninsule).

Occupant d’abord un poste de scribe au sein de la Compagnie des Indes orientales, il résida dans la région de Surat, durant de longues périodes dans les années 1730-1750. James Fraser choisit rapidement de devenir l’apprenti de plusieurs maîtres indiens, et fut ainsi initié à la culture indo-persane de l’époque jusqu’à en acquérir un assez bon niveau de compréhension. Cette éducation dura une dizaine d’années, à Surat et à Khambayat, dans le golfe de Cambay, sur la côte occidentale de la péninsule.

À son retour en Europe, il avait amassé une importante collection d’anciens manuscrits orientaux, et affirmait être en mesure de les lire et de les interpréter, ayant notamment appris le persan. Il acquit, sur le vieux continent, la réputation d’un savant et d’un collectionneur travaillant sur un sujet d’un grand intérêt public. On observe chez lui une conscience manifeste de la valeur des traditions intellectuelles qu’il rencontre en Inde occidentale.

Pour affirmer cela, Sanjay Subrahmanyam s’appuie notamment sur la manière dont James Fraser a présenté sa collection de manuscrits : dans son catalogue, le choix des rubriques et l’ordre dans lesquels elles sont présentées (histoire, poésie, éthique et politique, arts, dictionnaires, correspondance, théologie) témoignent de sa proximité avec les intellectuels Indiens du temps. Ainsi ces documents permettent de comprendre qu’il a reçu une éducation traditionnellement réservée à la classe émergente des scribes ou secrétaires, insistant sur l’éthique et la politique.

Le cas de James Fraser témoigne de la façon dont un Européen du début du XVIIIe siècle pouvait s’imprégner des systèmes de pensée indiens. Ses représentations reflètent, sinon une adhésion à la culture orientale, du moins sa parfaite intégration au milieu intellectuel du Gujarat.

5. Vers la domination coloniale

Abordant la seconde moitié du XVIIIe et les débuts du XIXe siècle, Sanjay Subrahmanyam suit de près les vicissitudes de plusieurs Européens : un Français, un Portugais, un Suisse et un Écossais. Certains apparaissent, à l’instar de James Fraser, comme des collectionneurs majeurs d’objets indiens : l’un d’eux, Antoine Polier, aurait d’ailleurs rapporté la première version complète des quatre Vedas en Europe.

Pourtant, il apparaît nettement que l’attitude de ces Européens à l’égard des sociétés indiennes commençait à se transformer. Ainsi les trace qu’ils ont nous ont transmises laissent entrevoir un mélange à peine dissimulé de méfiance et de mépris, et parfois même le sentiment évident que ce qu’ils contemplaient était à la fois exotique et intrinsèquement inférieur à leur propre culture. Parmi les exemples cités, il y a Don Antonio de Noronha, né dans les Indes portugaises dans les premières années du XVIIIe siècle, et qui décrivit la société à laquelle il était confronté dans son ouvrage Sistema Marcial Asiatico [Le système militaire asiatique], publié en 1772.

S’agissant des Indiens qui luttaient contre l’occupant portugais, Naronha les présente comme ridicules, combattant sans ordre. De même, les croyances de ces peuples sont présentées comme des « idolâtreries » et des « superstitions » qui accordaient notamment du crédit aux animaux de mauvais augure. Selon lui, les brahmanes (caste de prêtres, des professeurs et des hommes de loi) manquaient de courage sur le champ de bataille.

Quant à leurs origines, il affirme qu’ils étaient d’ascendance juive, et qu’ils avaient longtemps résidé dans les monts du Caucase, où ils avaient été exilés. D’abord empêchés d’atteindre l’Inde par Alexandre le Grand, ils réussirent, à la mort de ce monarque, à y parvenir, et prirent la plume pour devenir d’abord scribes et comptables dans la péninsule indienne. La vision de Noronha des brahmanes était ainsi négative, voire méprisante, tout comme celle qu’il avait de l’islam, « maudite secte de Mahomed ».

Les écrits laissaient donc deviner de plus en plus manifestement l’ethnocentrisme européen. Sanjay Subrahmanyam ajoute qu’il existait à ce moment-là, entre les Européens, un sentiment de proximité ainsi qu’un sentiment de « distinction » par rapport aux Indiens.

6. Une connaissance réciproque

En Inde, les connaissances à propos de l’Europe progressèrent également dès les premières installations portugaises, au cours du XVIe siècle.

Dans les écrits du temps, cette « Europe » n’était la souvent pas désignée comme un endroit physique, mais plutôt comme un vague site d’où les « Francs » (firangis, terme générique pour désigner les Européens) ou « porteurs de chapeaux » (kulah-poshan) arrivaient. Dès 1502-1503, les chroniques mentionnaient explicitement les Portugais et leurs funestes activités dans l’océan Indien, où ils attaquaient les navires entre la mer Rouge et la côte occidentale de l’Inde. Mais elles ne se souciaient jamais d’expliquer à leurs lecteurs d’où ces Francs venaient effectivement ni comment ils étaient organisés. Sanjay Subrahmanyam évoque alors un moment où il existait, pour les Indiens, des « Européens sans l’Europe ».

La multiplicité des témoignages est éloquente. Certains chroniqueurs indiens décrivirent un peuple occidental violent, enclin aux actes sournois et à la chicanerie afin de promouvoir ses propres intérêts. D’autres les présentaient avec bienveillance comme des fournisseurs d’objets merveilleux. Ceux-ci étaient notamment des instruments de musique ou des animaux venus du Nouveau-monde. L’attitude des nobles de la cour d’Akbar, empereur moghol de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, vis-à-vis de l’introduction du tabac est caractéristique : tandis que certains médecins « francophiles » se positionnaient en faveur de ce nouveau produit exotique, décrit comme un remède médicinal, d’autres se déclarèrent réfractaires à adopter une denrée apportée et testée par des étrangers dont la fiabilité était loin d’être garantie.

Ainsi, lorsque Akbar souhaita utiliser la pipe et demanda qu’elle lui fût préparée, son médecin s’opposa vivement, en vain. Bientôt, presque toute la cour manifesta son désir d’avoir du tabac, au point que les négociants l’importèrent et que son utilisation devint très rapidement courante.

Il fallut cependant attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les Indiens rapportent en Asie leurs propres récits de voyage en Europe. Ces textes étaient pour la plupart rédigés par des auteurs accompagnant des Anglais dans leur pays natal, remplissant une fonction d’émissaire ou, plus généralement, d’homme de compagnie.

7. Conclusion

La démarche adoptée par Sanjay Subrahmanyam est chronologique, distinguant trois moments successifs. Le premier décrit un lent passage d’une connaissance minimale à une connaissance plus vaste, induite par des contacts toujours plus fréquents ; le second durant lequel se sont installés des préjugés, reposant souvent sur une hostilité religieuse ; le troisième préparant, à travers l’ethnocentrisme européen, la colonisation du XIXe siècle.

Le travail mené révèle l’imaginaire européen sur l’Inde. Au lieu d’analyser les représentations qui émergèrent dans l’art, la littérature ou dans les œuvres des philosophes et des orientalistes européens, l’historien choisit délibérément des figures qu’il n’hésite pas à qualifier de mineures. Il s’appuie sur des hommes de terrain, des individus issus des élites coloniales qui permettent d’appréhender la manière dont les Européens ont élaboré un savoir sur l’Inde et d’observer les processus de transmission culturelle.

8. Zone critique

Fervent défenseur du courant de l’histoire connectée, Sanjay Subrahmanyam met au jour la profusion des échanges culturels entre l’Inde et l’Europe. C’est là l’un des points marquants de l’ouvrage : les circulations intellectuelles qui existaient dès les premiers contacts remettent en cause l’idée d’une supériorité intellectuelle du vieux-continent qui se serait imposée unilatéralement. L’historien soutient également la thèse de la continuité : tandis que le passage au XIXe siècle est fréquemment décrit comme un moment de changements drastiques dans les rapports de pouvoirs entre Européens et Indiens, Sanjay Subrahmanyam montre l’importance des représentations européennes déjà construites depuis le début du XVIe siècle.

Assurément novateur, à la fois pour la somme des éléments qu’il soulève et pour la méthodologie employée, cet ouvrage n’en demeure pas moins difficile d’accès pour les non-initiés.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Sanjay Subrahmanyam, L’Inde sous les yeux de l’Europe. Mots, peuples, empires, 1500-1800, Paris, Alma, 2018.

Du même auteur– Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, Paris, Alma éditeur, 2012.

Autres pistes– Jackie Assayag, L’Inde fabuleuse. Le charme discret de l’exotisme français, Paris, Kimé, 2010.– Roland Lardinois, L’invention de l’Inde, Paris, CNRS, 2007.– Denys Lombard (dir.), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Paris, EHESS Éditions, 1993.– Christine Maillard, L’Inde vue d’Europe : histoire d’une rencontre (1750-1950), Paris, Albin Michel, 2008.– Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [1978].– Catherine Weinberger-Thomas (dir.), L’Inde et l’imaginaire, Paris, Purushartha, 1988.

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