Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sanjay Subrahmanyam
L’histoire de Vasco de Gama, de sa découverte de la route de l’Inde, et par conséquent de celle des épices, semble connue, peut-être trop connue, au point que la légende a parfois effacé non seulement le détail, mais aussi la véritable signification des événements. Le livre de Sanjay Subrahmanyam les reprend pour les placer sous une nouvelle lumière : celle d’un champ historique profond de plusieurs siècles ; celle surtout qu’offre la convocation des points de vue extra-européens sur un épisode appartenant indubitablement à l’histoire globale.
En mettant la vie de Vasco de Gama au centre de son ouvrage, Subrahmanyam affronte d’une manière originale la question complexe du rapport de l’Histoire à la biographie. Son livre se présente en effet comme un récit chronologique : celui des trois expéditions de l’amiral portugais, mais aussi de toutes celles qui ont eu lieu de son vivant. Un tel récit permet cependant d’amples digressions sur le contexte des événements, à échelles géographiques et temporelles variables.
En définitive, c’est le parcours de Vasco de Gama qui vient éclairer toute une époque, plutôt que l’inverse, dans le but de mieux comprendre le sens qu’a revêtu l’arrivée des Portugais dans l’océan Indien, aussi bien pour eux-mêmes que pour les sociétés qui les ont vus soudainement apparaître. Les sources mobilisées par l’historien sont ainsi d’origine très diverses : à côté des archives portugaises, en réalité assez peu exploitées dans leur intégralité jusqu’alors, l’auteur, fort de ses compétences linguistiques, cite et utilise des documents vénitiens, allemands, arabes, indiens, turcs…
Aussi nous fait-il entrer tant dans la complexité des réseaux marchands de Calicut et Ormuz, que dans celle des factions qui s’opposent à la cour de Lisbonne.
À rebours de la légende qui voit en l’explorateur soit un individu exceptionnel, un héros à l’écart de la société, soit l’instrument parfait de la volonté royale, l’enquête entreprise par Subrahmanyam s’attache à reconstituer la trajectoire complexe de Vasco de Gama, ses allégeances et ses actions, qui font de sa vie et de ses réalisations le résultat de la stratégie sociale qu’il a mise en œuvre.
C’est donc en restituant précisément les milieux dans lesquels l’explorateur a évolué tout au long de sa carrière qu’il devient possible d’interpréter le rôle qu’il a joué dans l’entreprise d’expansion outremer du Portugal.
Ses premières années restent très obscures, mais son appartenance à la petite noblesse terrienne de l’Alentejo, au sud du Portugal, est un élément clef d’explication de son parcours ultérieur. Sa famille s’est maintenue dans la clientèle du prince Dom Jorge, bâtard du roi João II qui fut écarté du trône par dom Manuel, cousin de son père. Le choix de Vasco de Gama pour diriger l’expédition de 1497, censée découvrir l’Inde, apparaît dès lors à l’auteur comme un compromis entre les différentes influences en compétition à la cour du roi Manuel Ier.
De la même façon, chacun des autres voyages qu’il accomplit, en 1502 puis en 1524, sa disgrâce consécutive à son retour en 1503 et l’influence qu’il retrouve et amplifie à la fin de sa vie, sont à relier à des conflits d’intérêts, des querelles de faction et des rivalités à diverses échelles qui ont façonné les opportunités et les revers rencontrés par l’amiral.
Dès lors, la trajectoire sociale de Vasco de Gama se comprend à l’aune de celles, moins brillantes, de ses émules et compétiteurs. Sa biographie est en effet l’occasion pour Subrahmanyam de reconstituer de façon extrêmement précise les rivalités entre capitaines pour obtenir un commandement dans ce monde d’opportunités qui vient brutalement de s’ouvrir dans l’océan Indien pour la noblesse portugaise.
Le milieu formé par ces chefs et ces colons ambitieux dans l’embryon d’Empire portugais en Orient se laisse alors percevoir dans sa violence et sa corruption endémique permises par l’éloignement du pouvoir central. Il n’en est pas moins structuré, justement, par des alliances d’intérêts et des loyautés qui dessinent deux projets concurrents pour l’Inde portugaise : l’auteur identifie ainsi un camp, où s’illustre par exemple Afonso de Albuquerque, promouvant un Empire territorial au service des ambitions universalistes de la monarchie, et un autre, dont fait partie Vasco de Gama, qui développe une vision plus pragmatique de la présence portugaise, tournée vers le commerce privé.
Malgré son éloignement, c’est Lisbonne qui arbitre entre ces différentes factions et choisit de favoriser l’une ou l’autre, en fonction de l’état des rapports de force en son propre sein. Ce sont donc ces conflits que révèlent les changements affectant l’organisation de la présence portugaise en Inde : le récit des tribulations de Gama et de celles, symétriques, de ses rivaux et alliés permet dès lors de jeter une nouvelle lumière sur les évolutions que traverse le Portugal. La question de l’expansion outremer, de son opportunité ou de ses modalités cristallise en effet nombre de tensions entre les acteurs politiques portugais.
La fin de la Reconquista, c’est-à-dire l’abandon par les musulmans de la péninsule ibérique, impose des recompositions dans la société portugaise notamment. Les grands ordres militaires doivent trouver à justifier leur existence ; le roi, en pleine rivalité avec ses voisins espagnols, cherche à légitimer son pouvoir en poursuivant sa croisade hors d’Europe, tandis que la noblesse tente de résister à la centralisation croissante du pouvoir.
Dans ce contexte, l’entreprise indienne apparaît pour les uns comme une dépense inutile, pour les autres comme une ressource ou comme un but en soi. Les décisions qui préludent aux événements doivent alors être interprétées comme le résultat de compromis qui sont à renégocier sans cesse, selon l’évolution du rapport de force entre les différents groupes.
Le parcours de Vasco de Gama en est une illustration, puisque son programme proche des intérêts de la noblesse et, partant, son influence, ne sont validés que lorsque le roi Manuel Ier ne parvient pas à imposer intégralement ses vues. À l’inverse, l’amiral fait évoluer son propre positionnement pour défendre son rang lorsque lui-même est en difficulté.
Ainsi, il abandonne par exemple l’ordre de Santiago, dont le maître, dom Jorge, est un opposant au roi, pour rejoindre celui du Christ, directement dépendant du monarque. Ce sont les efforts de centralisation mis en œuvre par la politique de Manuel Ier qui sont ici à prendre en compte pour comprendre le contexte des premières expéditions portugaises dans l’océan Indien.
Les réformes politiques et militaires promues sous le règne de Manuel Ier s’insèrent cependant dans un cadre de pensée qu’il faut prendre au sérieux pour restituer l’horizon des actions de Vasco de Gama et de ses contemporains. L’auteur, contre une démarche strictement matérialiste ou reposant uniquement sur une analyse des réseaux et des factions, insiste sur l’importance des contenus idéologiques dans le positionnement des divers acteurs.
Il s’attache donc à montrer quel sens revêt le projet d’expansion outremer pour plusieurs d’entre eux, à commencer par le roi. Manuel Ier nourrit en effet tout au long de son règne un projet universaliste imprégné de messianisme. Il est soutenu en cela par une partie de la Cour, et en particulier par Duarte Galvão, qui fait figure d’idéologue.
Le rêve qu’ils formulent est de poursuivre la croisade contre les Maures, ou musulmans, jusqu’à reprendre Jérusalem et détruire la Mecque. Pour ce faire, il s’agit d’ouvrir un nouveau front en Afrique du Nord, dirigé en particulier contre les Mamelouks installés en Égypte, puis de les prendre à revers en s’alliant avec des puissances chrétiennes. Pour caresser cet espoir, dom Manuel se fie à l’ancienne légende du prêtre Jean, qui serait à la tête d’un puissant royaume chrétien quelque part en Orient, et avec lequel il convient de nouer contact.
C’est là, pour lui, le but premier des expéditions menées par Vasco de Gama et ses successeurs, auquel s’ajoute la nécessité de saper la puissance économique des États musulmans en coupant leurs routes commerciales.
Le caractère utopique de ce projet n’apparaît que progressivement, et si nombreux sont ceux qui n’approuvent pas les ambitions du roi, les Portugais au tournant du XVIe siècle restent pourtant soumis au même prisme idéologique, quoiqu’à des degrés divers. Le royaume du prêtre Jean, que Vasco de Gama croit d’abord avoir découvert en Inde, au Kerala, est finalement assimilé à l’Éthiopie du roi Lebna Dengal avec lequel divers gouverneurs et vice-rois des Indes s’efforcent de tisser des relations en vue de s’opposer aux puissances musulmanes.
Même pour ceux, comme Vasco de Gama, dont la conception de l’Empire des Indes est essentiellement pragmatique, le critère religieux s’avère la grille de lecture de référence au moment d’interagir avec la nouvelle réalité rencontrée.
Arrivant dans un monde complètement étranger, surtout au cours de son premier voyage, Vasco de Gama et ses hommes sont confrontés à des sociétés dont ils ignorent tout, et avec lesquelles ils ne savent comment se comporter.
L’auteur montre qu’aux premiers tâtonnements, qui caractérisent la rencontre avec les populations de la côte orientale de l’Afrique, succède une forme de procédure relativement stable, mais qui n’en est pas moins maladroite, dès lors qu’elle se fonde sur une méfiance généralisée. Pour interpréter les informations reçues, les Portugais ne disposent que de très rares concepts, qui les induisent vite en erreur et au premier rang desquels se trouve la grille de lecture religieuse.
Arrivé à Calicut en 1497, Vasco de Gama, qui est à la recherche pour son roi d’alliés chrétiens contre les musulmans, se persuade de n’avoir pour interlocuteurs que des chrétiens, y compris le monarque de Calicut. Il faudra plusieurs années pour dissiper ce malentendu. La lutte contre les « Maures » reste cependant la priorité, indépendamment de leurs allégeances, et quand bien même ils ne sont pas les seuls concurrents des Portugais dans le commerce des épices. Les musulmans eux-mêmes sont d’ailleurs sujets à une simplification symétrique, puisque les sources arabes formulent aussitôt la nécessité de chasser les « Francs ».
Ce clivage religieux n’évolue qu’au bout de plusieurs années, lorsque les Portugais, plus familiers avec l’organisation complexe du commerce dans l’océan Indien, développent une défense plus pragmatique de leurs intérêts. L’auteur montre ainsi que les années 1520 voient l’émergence d’une seconde phase dans le comportement des Portugais dans la région, puisqu’ils cessent de s’en prendre aux seules communautés musulmanes, pour lutter aussi contre les marchands Mapillas du Kerala, appartenant à d’autres religions. S’ils trouvent alors à s’allier avec les chrétiens syriaques qui habitent également la région, c’est dans une optique bien plus pragmatique, ayant trait au commerce du poivre, que religieuse.
Pour comprendre les vicissitudes de l’implantation des Portugais dans l’océan Indien, il convient donc, ainsi qu’ils finirent par le faire eux-mêmes, d’abandonner les schémas simplistes que les historiens ont longtemps plaqué sur cette période, en particulier l’idée d’une économie musulmane largement monolithique. La complexité des rapports entre les puissances et les communautés en présence dans l’Océan indien, comparable en définitive à celle de la Méditerranée connue des Portugais, leur a précisément permis de trouver des prises pour s’installer dans cette réalité, avant de la modifier profondément.
C’est par la violence que les Portugais, dès la première expédition de Vasco de Gama, ont fait leur place dans le commerce des épices depuis l’Inde. Même si la région était déjà violente avant leur arrivée, certaines de leurs exactions, en particulier un épisode du deuxième séjour de Gama en Inde, en 1502, lorsqu’il fait brûler un navire marchand avec ses occupants en refusant leur rançon, contribuent à susciter une légende noire tenace.
Au sein de celle-ci, Vasco de Gama sert à incarner l’idée d’une intrusion brutale et destructrice des Européens dans la région, préfigurant les divers crimes de la colonisation. La légende positive qui entoure le personnage, notamment au Portugal, en fait également le représentant de la rencontre entre Occident et Orient, cette fois à l’avantage des premiers.
C’est ce qui ressort d’un autre épisode, dont le caractère apocryphe n’a été démontré que récemment, et dont l’auteur s’emploie à faire la généalogie. De nombreux historiens identifiaient le pilote indigène qui aida l’escadre de Gama à traverser l’océan Indien la première fois à un célèbre navigateur arabe, Ibn Majid.
La rencontre de deux grandes personnalités historiques tendait à grandir encore l’importance de la signification incarnée par Gama, qu’elle soit au profit des Européens, comme dans la version qui veut qu’Ibn Majid ait révélé le secret de la mousson dans un moment d’ivresse, ou à leur détriment, en opposant la générosité scientifique des Arabes à la cupidité brutale des Portugais. De cette façon, Subrahmanyam, soucieux de démêler la réalité et la légende, a pris la peine d’explorer, jusque dans l’histoire du XXe siècle, les ressorts des déformations qui servirent à faire de Vasco de Gama et de ses expéditions un mythe. Si ses dernières implications s’avèrent récentes, ses premières fondations remontent à l’époque même de Gama. Menacés par l’irruption des Portugais dans leurs routes commerciales, les Mamelouks lui ont ainsi attribué la destruction du légendaire mur d’Alexandre le Grand, censé protéger l’humanité des peuples barbares de Gog et Magog mentionnés dans la Bible.
Inversement, Gama a cultivé sa propre légende comme un atout pour promouvoir son statut social, tandis que le roi Manuel, qui ne lui faisait pourtant pas pleinement confiance, a valorisé ce mythe dans le contexte de sa rivalité avec la puissance espagnole. Leurs successeurs, à commencer par Luís de Camões avec ses Lusiades, encore au XVIe siècle, en ont fait un pilier du nationalisme portugais.
À rebours de l’histoire écrite par l’historiographie nationaliste portugaise, soucieuse de préserver l’image héroïque de Vasco de Gama, mais aussi en prenant ses distances par rapport aux historiens marxistes et aux spécialistes de l’Histoire coloniale, qui font volontiers de l’amiral une « incarnation du Portugal » (p. 105), l’ouvrage de Subrahmanyam entend donner une image plus complexe du personnage, autant que du contexte qu’il a traversé.
Il y parvient en multipliant les types d’analyse, celle des réseaux et des factions, mais aussi des contenus idéologiques dans leur diversité. Il multiplie de la même façon les types de sources et leurs points de vue de façon à produire une authentique histoire connectée, qui éclaire aussi bien le Portugal de Manuel Ier que les petits États marchands de l’Inde en cette époque de profondes mutations.
En s’inscrivant contre la tradition de l’histoire nationaliste portugaise dont Vasco de Gama constitue un symbole, et en optant dans son ouvrage pour un style légèrement ironique, Sanjay Subrahmanyam a provoqué une polémique très intense au Portugal lors de la publication de son Vasco de Gama.
Ce contexte a contribué à la promotion de l’ouvrage comme emblématique d’une histoire mondiale qui exproprie les traditions nationales de certains objets historiques, au premier rang desquels ce qu’il était convenu autrefois d’appeler les « grandes Découvertes », pour les restituer à leur contexte global, et à une approche nécessairement multilatérale.
Ouvrage recensé
– Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, Paris, Alma éditeur, 2012.
Du même auteur
– The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700: a Political and Economic History, Londres, Longman, 1993.
Autres pistes
– Alam, Muzaffar et Sanjay Subrahmanyam, Indo-Persian Travels in the Age of Discoveries, 1400-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.– Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon : démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard, 2011.– Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2006.