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Moi, petite entreprise

de Sarah Abdelnour

récension rédigée parMahaut RitzDocteure en philosophie (Grenoble Alpes-Berlin) et actuellement chercheuse associée au Centre Marc Bloch de Berlin.

Synopsis

Société

Cet ouvrage est le produit d’une enquête menée sur le régime de l’auto-entrepreneur, créé en France en 2008 et impulsé sous la présidence de Nicolas Sarkozy dont le slogan était « travailler plus pour gagner plus ». L’enquête s’intéresse tant aux intentions politiques des promoteurs de ce dispositif qu’à l’expérience des auto-entrepreneurs, devenus plus d’un million d’inscrits aujourd’hui. Tout en constatant l’hétérogénéité de cette population, Sarah Abdelnour donne des clefs de compréhension et d’analyse de ce nouveau régime du travail dans le paysage économique et social actuel.

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1. Introduction

« Tous entrepreneurs » est un label qui fait son apparition en France dans la loi programmatique de modernisation de l’économie, portée en 2008 par le président Nicolas Sarkozy, alors fraîchement élu. Il se situe dans la continuité du tournant politique inauguré en France trente plus tôt, au moment où l’on définit un nouvel objectif politique : « faire de la France un pays d’entrepreneurs ».

À la fin des années 1970 en effet, un grand nombre de femmes et d’hommes politiques français se rallient massivement au modèle nord-américain de la petite entreprise individuelle et promeuvent dorénavant la création d’entreprise. À l’époque, ce nouvel objectif politique, poursuivi sous la houlette de Raymond Barre, a pour mission de lutter contre un chômage en pleine progression et s’adresse avant tout aux cadres au chômage, afin qu’ils créent des entreprises en vue de contribuer à la croissance et à l’emploi. Le régime de l’auto-entrepreneur s’adresse aujourd’hui à l’ensemble de la population. S’insérant davantage dans l’objectif du « travailler plus pour gagner plus », revendiqué par la politique de Nicolas Sarkozy, il a rencontré et rencontre encore un succès certain. Malgré son origine politique très marquée à droite, il n’a pas connu de modifications substantielles au cours des dix dernières années, y compris sous la présidence socialiste de François Hollande de 2012 à 2017. Partant du « succès » politique et public du régime de l’auto-entrepreneur, qui compte aujourd’hui plus d’un million d’inscrits, Moi, petite entreprise propose de questionner ce qui a été qualifié de « révolution » par ses promoteurs. Au-delà des réalités qui se cachent derrière la réussite apparente de ce nouveau régime, Sarah Abdelnour cherche à mettre au jour sa signification économique et sociale actuelle, interrogeant en arrière-fond le sens de sa rupture avec le modèle, aujourd’hui déprécié, du salariat et son encadrement du travail.

2. Une idée particulière de la création d’entreprise

Le qualificatif de « révolution », utilisé par l’un des grands promoteurs du régime de l’auto-entrepreneur, l’ancien secrétaire d’État, Hervé Novelli, pour décrire la mise en place de ce régime est contestable lorsque l’on prend en considération le fait que ce dispositif s’est développé à partir d’actions en faveur de la création d’entreprise inaugurée dès la fin des années 1970. Pour autant, il faut concéder le fait qu’il marque une mutation de sens et d’impact par rapport aux dispositifs précédents. Alors que ceux-ci représentaient essentiellement des aides à la création d’entreprises à destination des indépendants ou des chômeurs plus ou moins qualifiés, le nouveau régime de l’auto-entrepreneur est pensé davantage comme un instrument de cumul des revenus.

En 2008, au moment où est votée la création du régime, l’option de l’auto-entrepreneuriat consiste alors en quatre caractéristiques principales : la franchise de TVA, d’impôt sur les sociétés et de taxe professionnelle ; l’absence d’immatriculation signifiant l’exonération des frais d’inscription et la dispense du stage de préparation à l’installation pour les artisans ; des cotisations sociales strictement indexées sur le chiffre d’affaires, revenant à supprimer le forfait incompressible de cotisations qui existait jusqu’alors ; enfin, une option pour le prélèvement libératoire de l’impôt sous conditions de ressources du foyer fiscal. Depuis, plusieurs ajustements ont été effectués sans modifier substantiellement la logique globale des dispositions du régime de l’auto-entrepreneur. La facilité de l’inscription en ligne, « en trois clics », et l’allègement à première vue des contraintes administratives et fiscales du régime doivent rendre attractif l’accès à l’auto-entrepreneuriat. Le régime de l’auto-entrepreneur propose de conserver ou d’augmenter soi-même son pouvoir d’achat, sans attendre d’« obligatoirement aller voir un patron », dirait François Hurel, autre grand promoteur du régime et créateur et président de l’Union des Auto-Entrepreneurs (UAE).

3. La figure consensuelle de l’entrepreneuriat populaire

Issu d’une famille politique étroite, celle de la droite libérale, le régime de l’auto-entrepreneur a été validé au cours des dix dernières années par une partie de la classe politique, notamment la gauche de gouvernement, mais aussi le monde associatif. Sarah Abdelnour nous donne les clefs pour comprendre cette apparente contradiction : il s’agirait autant d’un intérêt croissant de la gauche, depuis la fin des années 1980, pour la figure de l’entrepreneur et pour la libre entreprise que du retournement du discours de la droite et des institutions en charge de la création d’entreprise, que l’on observe depuis la fin des années 1990.

La sociologue explique que les ambitions de la création d’emplois, qui animaient le « tous entrepreneurs » de la fin des années 1970, cèdent progressivement la place à la figure hybride de l’entrepreneur occasionnel, pluriactif et cumulant différents revenus. Or, le cumul entre revenus de l’entrepreneuriat et aides sociales est particulièrement privilégié par ce pôle libéral du champ de la création d’entreprise. Pour Sarah Abdelnour, il est clair qu’il trouve dans l’argumentaire social de l’insertion un nouveau souffle, au prix d’une véritable instrumentalisation des politiques sociales.

Le succès et la permanence du régime de l’auto-entrepreneur ces dix dernières années s’expliquent ainsi dans la convergence de la droite et la gauche autour de la figure consensuelle de l’entrepreneuriat populaire, loué pour ses vertus d’intégration et de réintégration sociales. Pour autant, cette « troisième voie » entre libéralisme et socialisme n’en est pas une pour Sarah Abdelnour. Il s’agit plutôt d’une construction du libéralisme entrepreneurial, qui déplace le centre de gravité des politiques économiques d’un cran vers la droite. Les politiques sociales servent dans cette nouvelle configuration à promouvoir l’initiative individuelle, entérinant le fait que ce n’est plus l’action publique qui prend en charge la lutte contre le chômage, mais les individus eux-mêmes.

4. Résistances face à l’« ultralibéralisme »

On compte deux grands types d’acteurs parmi les opposants au régime de l’auto-entrepreneur, qui organisent une résistance en fonction de positions hétérogènes : d’une part, les organisations artisanales qui défendent les métiers et, d’autre part, les administrations sociales qui défendent la protection sociale. De fait, à partir de 2010, certains contours du régime connaissent des modifications dans un sens contraire à la volonté de ses concepteurs, auxquelles ces acteurs n’ont pas été étrangers. Sans que la logique globale du régime se trouve modifiée, celui-ci est amendé à plusieurs niveaux via une série de décrets et de textes législatifs qui rapprochent les auto-entrepreneurs du droit commun en ce qui concerne l’immatriculation et les cotisations sociales.

La question des cotisations se situe en effet au cœur du débat : alors que certains acteurs opposés au régime prônent un droit commun supposant certaines cotisations de la part des affiliés, les autres, promoteurs du régime, dénoncent la « dimension antisociale » de ces positions qui correspondraient à une « véritable agression contre les travailleurs pauvres » que sont les auto-entrepreneurs. Pour Sarah Abdelnour, une telle position ne fait pas de doute : elle sert de vernis social à un mouvement visant à protéger les intérêts économiques de capitalistes détenteurs de parts d’entreprises.

Un autre débat interne a lieu, qui prend la forme d’une controverse entre différents modèles du libéralisme. Les organisations artisanales taxent les promoteurs du régime de l’auto-entrepreneur d’« ultralibéralistes », dans la mesure où ils passent outre l’inscription à la chambre des métiers, les qualifications préalables et veulent dispenser des régimes sociaux sans qu’il y ait eu cotisation. Seul le fait de créer de l’activité compte, peu importe comment. Or, contre cette vision, les organisations artisanales défendent le fait que la liberté d’entreprendre s’accompagne d’une demande de protection qui correspond à des règles, nécessaires pour l’entrepreneur lui-même.

Elles dénoncent alors un régime qui n’est pas véritablement orienté vers le développement de l’entreprise, qui engendre une concurrence déloyale pour les artisans et permet de légaliser le travail au noir. Parallèlement à la volonté de valoriser les qualifications afférentes aux métiers et l’aspect collectif de leurs organisations, ils dénoncent, outre les inégalités de traitement entre auto-entrepreneurs et artisans « classiques », les dérives du salariat déguisé que permet le nouveau régime.

5. Les auto-entrepreneurs entre satisfaction et autonomie limitées

Outre la fabrication politique du régime de l’auto-entrepreneur, cet ouvrage s’intéresse à sa réception du côté des travailleurs. Les contraintes et les ressources qui conduisent les auto-entrepreneurs à s’enregistrer comme tels sont nombreuses et hétérogènes. La sociologue liste quatre usages principaux du régime : son cumul au salariat souvent précaire ou à la retraite d’anciens salariés le plus souvent qualifiés, la gestion du chômage, l’insertion professionnelle chez les jeunes en particulier et la volonté de quitter le salariat. Mis à part l’utilisation bonus du régime dans des cas minoritaires, la plupart des autres usages relèvent le plus souvent du bricolage, d’une manière d’adoucir la rigueur, moyennant le plus souvent de longues heures de travail.

Ainsi, si les promoteurs du régime en font un dispositif au service du pouvoir d’achat des exclus du salariat, la réalité des auto-entrepreneurs diffère. En effet, sans soutiens matériels extérieurs, l’auto-entrepreneur est très précaire. Autrement dit, un auto-entrepreneur devant vivre uniquement de son activité, incluant le fait de devoir gérer lui-même les risques (maladie, accident, vieillesse), se rapproche fortement des travailleurs des temps anciens qui se vendaient directement sur le marché, sans être couverts par le droit du travail.

De fait, la quasi-totalité des auto-entrepreneurs interviewés par la sociologue ont des positions vivables, dans la mesure où ils disposent de soutiens extérieurs en conservant un emploi salarié ou un revenu différé lié au conjoint ou aux parents salariés. Pour Sarah Abdelnour, cela témoigne de l’adossement crucial des auto-entrepreneurs au système salarial : soi-disant autonomes, ils sont encore dépendants du salariat comme mode de distribution et de redistribution des revenus. Par ailleurs, les cas de « salariat déguisé », dans lesquels les auto-entrepreneurs n’ont qu’un « client » auquel ils sont en réalité subordonnés, mettent radicalement à mal l’image de ces travailleurs « indépendants ».

Pourtant, un grand nombre d’auto-entrepreneurs témoigne de leur satisfaction vis-à-vis du régime. Cette satisfaction dissimule, pour Sarah Abdelnour, certaines méconnaissances avouées quant aux obligations fiscales et juridiques du statut et correspond par ailleurs à une indifférence à l’égard des statuts de l’emploi, indice d’une résignation vis-à-vis du travail.

6. Abandon des politiques d’emploi et ubérisation du monde du travail

Pour Sarah Abdelnour, il ne fait pas de doute que les discussions entourant le nouveau régime de l’auto-entrepreneur témoignent de la victoire de la lecture libérale du chômage, promue dans les années 1970, selon laquelle les individus, notamment qualifiés, doivent s’en sortir par eux-mêmes. L’État aide à la rigueur les stratégies individuelles et se dégage de la responsabilité de créer des emplois ou d’agir sur les salaires. Cette lecture accompagne également une certaine idée de la crise économique qui doit être résorbée par la création d’entreprises plutôt que par des investissements et une hausse de la consommation.

Dans la mesure où l’individu doit mobiliser ses ressources personnelles, la dynamique économique entrepreneuriale dépasse la stricte sphère institutionnelle et s’invite dans l’espace domestique et dans la vie privée. S’appuyant sur Foucault, Sarah Abdelnour dénonce la dynamique qui traverse ce tournant : la vie de l’individu doit être en adéquation avec le fait qu’il devient lui-même une sorte d’entreprise permanente et multiple. La sociologue interroge en pointillés tout au long de l’ouvrage l’impact collectif et politique de cette nouvelle idéologie.

Deux lignes d’interprétation se dessinent : le régime de l’auto-entrepreneur contribue à la libéralisation de la société par le bas, qui accompagne des changements du travail à grande échelle qu’on désigne généralement sous le terme d’« ubérisation » du monde du travail ; parallèlement, l’indépendance que promet le régime, loin des hiérarchies du salariat, doit servir d’outil de pacification sociale, dans une société qui, tout en brouillant les frontières de classes, creuse des inégalités très fortes.

En transformant de manière significative les manières de travailler et les statuts des travailleurs, c’est l’organisation collective de la société dans son ensemble qui se trouve modifiée. Or, le modèle au cœur de l’auto-entrepreneuriat est celui d’une société de classes moyennes et d’indépendants où la réussite sociale est individuelle, où le marché est dérégulé, la protection sociale privatisée et où la solidarité est ramenée à la sphère privée. Contre cela, Sarah Abdelnour défend le modèle du salariat et la protection sociale qu’il implique.

7. Conclusion

Moi, petite entreprise dresse un premier bilan du régime de l’auto-entrepreneur depuis sa création en 2008. Par le biais de nombreux entretiens avec des personnalités politiques et administratives ayant joué un rôle dans la genèse du régime, ainsi que de nombreux entretiens avec des auto-entrepreneurs, Sarah Abdelnour cherche non seulement à donner une image concrète de ce dispositif, mais aussi à donner des clefs de compréhension sur sa signification économique et sociale aujourd’hui.

C’est un mirage libéral qu’elle cherche à révéler dans cet ouvrage : sous couvert d’être plus indépendant, moins contraignant, plus épanouissant et surtout de constituer un vecteur d’intégration au monde du travail et à la société, le régime de l’auto-entrepreneur dissimule une réalité précaire du travail et des répercussions sur l’ancien modèle salarial.

8. Zone critique

La démarche sociohistorique employée par Sarah Abdelnour dans cet ouvrage permet d’être au plus près de l’action publique concernant l’auto-entrepreneuriat et des auto-entrepreneurs eux-mêmes. L’ouvrage met en lumière les ambivalences et les mirages du discours « ultra-libéral » en s’appuyant de manière conséquente et féconde sur des penseurs critiques comme Foucault, Bourdieu, Boltanski ou encore Castel.

Les lignes d’interprétation proposées, qui permettent de comprendre les tenants et les aboutissants de ce nouveau régime en le réinscrivant dans un contexte socio-économique plus global, pourraient donner lieu à des approfondissements d’autant plus féconds que serait explicitée davantage la position critique de la sociologue : quelle est la « gauche » qui s’oppose à la droite dans cet ouvrage ? Comment s’articule la défense du modèle salarial dans cette sociologie critique qui emploie par endroit un vocabulaire marxiste mettant en avant la société de classes ? Le salariat ne constitue pas, en effet, l’horizon d’émancipation des travailleurs chez Marx puisqu’il admet une domination du travail – en échange de droits collectifs.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Paris, PUF, 2017.

De la même auteure– Avec Anne Lambert, « “L’entreprise de soi”, un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? Analyse croisée de l’accession à la propriété et de l’auto-emploi (1977-2012) », Genèses, n°95, 2014, p. 27-48.

Autres pistes– Pierre Bourdieu, « La double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 114, n°1, 1996, p. 89-90.– Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Inra, 1989.– Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 2002.– Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

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