Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sébastien Bohler
Le succès évolutif de l’espèce humaine est incontestable. De son berceau africain, l’Homo sapiens a conquis le monde grâce ses exceptionnelles facultés d’adaptation. Pourtant, qui aurait parié sur cette créature trop chétive pour effrayer et trop grande pour se dissimuler, sans crocs tranchants ni griffes acérées pour attaquer, sans carapace pour se protéger ? C’est que l’homme a un atout : son cerveau. Dans une nature hostile, il lui confère un avantage décisif, mais aujourd’hui il pourrait bien causer sa perte.
Dans un style à la fois abordable et percutant, Sébastien Bohler explique pourquoi le cerveau humain, à l’origine du succès évolutif de l’espèce humaine, met en péril son futur proche. Configuré pour augmenter ses chances de survie face à une nature hostile, il devient une bombe à retardement dans une nature en grande partie maîtrisée.
En effet, quoique l’homme moderne ne soit plus soumis aux mêmes contraintes que son ancêtre préhistorique, son cerveau se comporte toujours comme si l’homme était un animal mû uniquement par les instincts les plus primaires : manger, se reproduire et ne pas se faire tuer.
Prenons une bactérie. Par exemple Escherichia coli. Plaçons-la dans un endroit où elle se sent bien : nourriture abondante et température idéale de 37 °C. Au bout de vingt minutes, elle se reproduit en se scindant en deux. Encore vingt minutes plus tard, les bactéries filles se séparent à nouveau en deux. Une heure est passée, et il y a maintenant huit bactéries, toutes arrière-petites-filles de la première. À ce rythme, douze heures plus tard, la descendance de la bactérie originelle compte des centaines de milliards d’individus. Avec une telle population, la nourriture vient à manquer, la prochaine génération n’y survivra pas.
Nous, êtres humains, ressemblons à ces bactéries. Nous croissons dans un milieu limité, la Terre, et exploitons ses ressources, limitées également. Une différence existe cependant, et elle est de taille : nous avons parfaitement conscience que nous épuisons notre planète, entraînant le possible effondrement de l’espèce humaine. Contrairement à Escherichia coli, qui ne peut restreindre son insatiable appétit, nous sommes des êtres intelligents capables de tout mettre en œuvre pour éviter un destin similaire à cette bactérie. Ouf !
Eh bien non ! Justement, il n’y a pas de quoi pavoiser. Comme le montre l’auteur, nous avons beau être civilisés, intelligents, conscients, nous ne nous comportons pas autrement que ces bactéries : on prend tant qu’il y en a, et plus encore si c’est possible. Tout ça parce que notre matière grise ne boxe pas dans la même catégorie que nos instincts…
Nourriture, sexe, pouvoir, paresse, information. Voilà les cinq éléments de l’équation qui président à notre destinée. Pas seulement à celle de l’espèce humaine, mais aussi celle de tous les animaux.
Les deux premiers sont évidents. Manger et boire sont indispensables à la survie de tout individu. Et la reproduction par le sexe (tous les organismes ne se reproduisent pas de manière sexuée, mais c’est le cas chez l’homme) permet d’assurer la survie de l’espèce. Dans la nature, celui qui a accès à la nourriture est en meilleure santé. Fournir des efforts pour en avoir davantage est donc pour lui plus facile. Et sa santé s’améliore. C’est un cercle vertueux. Or, un individu en bonne santé est aussi un partenaire sexuel très prisé. Il a donc plus de chance de se reproduire, et de voir ainsi ses gènes passer à la génération suivante.
Être en bonne santé, c’est aussi augmenter ses chances de sortir victorieux dans les affrontements, soit avec des proies récalcitrantes, soit avec des prédateurs hargneux, mais aussi éventuellement face à ses pairs qui convoitent la même nourriture ou le même partenaire sexuel. L’individu qui surmonte toutes ces épreuves acquiert un pouvoir qui lui facilite un peu plus l’accès à la nourriture. L’autorité qu’il dégage et la crainte qu’il suscite incitent ainsi ses semblables à faire des efforts non pas pour eux, mais pour lui. Celui qui détient le pouvoir obtient donc ce qu’il veut sans rien faire, puisque les autres travaillent pour lui. Travailler moins pour gagner plus, en quelque sorte, ou un certain éloge de la paresse. Tel est le vrai credo de la nature.
Quant à l’information, élément moins évident de prime abord, elle est essentielle. Connaître son environnement, savoir sur qui compter, de qui se méfier, identifier de nouvelles ressources… sont des atouts indispensables à la survie.
La nourriture, le sexe, le pouvoir, la paresse et l’information sont ce que les neurobiologistes appellent des renforceurs primaires. Pour qu’un individu augmente ses chances de survivre et de transmettre ses gènes, c’est-à-dire de permettre à l’espèce à laquelle il appartient de survivre de génération en génération, il lui faut choyer ces renforceurs primaires. Pour cela, un seul mot d’ordre : toujours plus ! Toujours plus de nourriture, toujours plus de sexe, toujours de pouvoir, toujours plus de paresse, toujours plus d’informations.
Cette avidité s’impose dans la nature, où rien n’est accessible facilement et rien n’est acquis définitivement. Mais, pour cultiver ces renforceurs primaires, il faut que les organismes disposent d’un mécanisme qui les pousse à le faire. Ce mécanisme, c’est le circuit de la récompense. En quoi cela consiste-t-il ? C’est très simple. À chaque fois que nous satisfaisons un renforceur primaire, nous ressentons du plaisir. Et ce plaisir est si intense que, une fois éprouvé, nous n’avons plus qu’une seule idée en tête : l’éprouver à nouveau.
Dans la nature, les occasions de « se faire plaisir » sont assez rares. En reprenant l’exemple de la nourriture, les animaux ne mangent pas toujours à leur faim. Mais le plaisir qu’ils ressentent en mangeant fonctionne comme une puissante récompense qui vaut bien tous les efforts consentis pour trouver leur pitance. Ainsi, la perspective d’une récompense motive à agir, et cette récompense est obtenue lorsque nous satisfaisons nos désirs de nourriture, de sexe, de pouvoir, de paresse ou d’information.
Quelle est donc cette récompense pour l’obtention de laquelle nous sommes prêts à tous les efforts, voire à tous les sacrifices ? Pour y répondre, il faut plonger dans la structure intime de notre cerveau. Au plus profond de cet organe se trouve le stratium. Cette structure archaïque existe chez tous les vertébrés (poissons, reptiles, oiseaux, mammifères…), et donc chez les êtres humains. C’est le stratium qui distribue les récompenses en libérant une molécule, la dopamine, à chaque fois que nous satisfaisons nos désirs.
Prenons l’exemple d’un enfant qui a une soudaine envie de manger du chocolat. Il fouille les placards, trouve une tablette après de longues recherches et l’engloutit tout entière. À ce moment-là, son stratium a libéré de la dopamine, « qui a deux effets : procurer un sentiment de plaisir, et renforcer les circuits de commande neuronaux qui ont supervisé l’opération avec succès ». (p. 30) Fort de cette expérience, l’enfant résistera d’autant moins à une prochaine envie de chocolat qu’il saura où chercher prioritairement pour maximiser ses chances d’en manger le plus vite possible.
Le fait que le stratium est présent chez tous les vertébrés n’est pas anodin. Ça signifie qu’il est si efficace pour leur survie qu’aucun n’a pu s’en passer au cours de l’évolution. Chez les mammifères, le développement du cortex a rendu possible des comportements de plus en plus complexes, a permis de mieux appréhender l’environnement, a autorisé une coopération accrue entre individus afin de faciliter l’accès à la nourriture et d’assurer plus efficacement une descendance.
Les êtres humains ont un cortex si performant qu’ils ont conquis la planète, dominé toutes les autres espèces et presque maîtrisé la nature. Et tout ça pour quoi ? Pour satisfaire la stratégie évolutive mise en place par le stratium : recevoir sa petite récompense. Nos actes ont un moteur unique : obtenir notre dose de dopamine !
Et c’est bien là que réside le bug humain annoncé par Sébastien Bohler. Le cortex, siège de notre conscience, de notre esprit rationnel, de notre capacité de raisonnement, ne contrôle pas le stratium, il est, au contraire, à son service.
Dans une nature hostile, cette primauté de l’instinct sur la raison était un gage de survie. Avec un cortex humain à sa disposition, le stratium a permis à l’espèce humaine d’être la championne de l’évolution. Il a si bien réussi que dans le monde actuel tous nos renforceurs primaires sont satisfaits au moindre effort. Le problème, c’est que le stratium en demande toujours plus. Si, aujourd’hui, nous nous satisfaisons d’un carré de chocolat, demain, il nous en faudra le double pour atteindre le même niveau de satisfaction.
Et tout est à l’avenant. La nourriture qui déborde de nos placards et de nos frigos ; le sexe, via la pornographie notamment, qui inonde Internet ; nos voitures, nos smartphones, nos voyages… que nous surconsommons pour afficher notre statut social ; nos écrans saturés d’informations plus ou moins utiles ; et le tout accessible sans le moindre effort. Tout est bon pour stimuler notre stratium insatiable afin qu’il nous fournisse notre dopamine.
Et, maintenant, multiplions cette frénésie consommatrice par le nombre d’êtres humains sur Terre, qui aspirent tous plus ou moins à jouir des mêmes avantages que les plus privilégiés d’entre nous. Notre stratium nous pousse donc à épuiser les ressources de la Terre. Notre cortex s’en rend compte, mais ne parvient jamais à refréner son maître. Nous sommes comme ces fumeurs, parfaitement conscients des dangers mortels du tabac, mais incapables de résister à l’envie de s’en griller une. Nous savons que ça finira mal. Nous savons que nous avons les moyens d’éviter une catastrophe. Mais la fuite en avant continue.
Cette propension à en vouloir toujours plus est devenue une menace réelle pour les équilibres écologiques indispensables à notre survie. Et elle est, en outre, accentuée par un phénomène désastreux : la dévalorisation temporelle. C’est elle qui nous incite à privilégier un plaisir immédiat à un plaisir décuplé à venir, ou à faire un choix qui nous avantage maintenant, mais qui aura des conséquences néfastes à long terme. Ainsi, un nombre significatif d’enfants qui disposent d’une friandise à déguster dans l’instant, et à qui on propose d’en avoir deux s’ils patientent trois minutes, choisissent de manger sans attendre.
De même, bien des jeunes gens ne renoncent pas à un rapport sexuel alors qu’ils n’ont pas de préservatifs, s’exposant ainsi à des maladies sexuellement transmissibles et à leurs conséquences. Réactions immatures ? Attitudes d’écervelés ? Ne jugeons pas trop vite, car la plupart d’entre nous n’agissons pas autrement devant la perspective d’un bon hamburger.
Nous sommes informés que l’élevage intensif entraîne déforestation, chute de la biodiversité, émission de gaz à effet, mais nous salivons à la vue d’un steak bien saignant. L’avenir de la planète ne pèse alors pas lourd face à notre satisfaction personnelle. Après nous le déluge !
Sébastien Bohler met ainsi évidence cette logique « aquoiboniste » désastreuse. Il est déjà trop tard, alors à quoi bon se priver ? De toute façon, nous mourrons avant d’assister à la grande catastrophe. Quant à nos enfants, faisons-leur confiance ; ils trouveront bien la solution pour gérer un héritage aussi empoisonné…
Quelles solutions à l’omnipotence de notre stratium ? Et d’ailleurs, des solutions existent-elles ? Sébastien Bohler n’est à ce sujet guère rassurant. « Les tentatives pour échapper à l’influence du stratium ont, à ce jour, toutes échoué. » (p. 189) Cependant, il ne désespère pas et propose des solutions. Certes, échapper au stratium serait impossible. Quant à le dominer, n’y pensons même pas.
En revanche, l’utiliser à notre avantage est envisageable. Comment ? En érigeant des attitudes vertueuses en modèles. Toute personne qui adopterait une conduite écologiquement correcte pourrait être valorisée socialement, câlinant ainsi l’un de ses renforceurs primaires : le pouvoir. Son entourage, constatant le statut enviable qu’elle aurait obtenu grâce à son comportement, n’aurait de cesse de l’imiter. Pour faire simple, la star qu’on admire ne serait plus celle qui monte les marches à Cannes, mais celle qui les descend avec des poubelles bien triées.
Il est évident que le chemin qui reste à parcourir est immense, car il s’agit là de perdre toutes nos (mauvaises) habitudes, de nous convaincre que le « toujours plus » nous mène droit dans le mur et que la sobriété peut aboutir à une vie heureuse. La tâche est rude, car le stratium est un adversaire puissant, mais nous possédons une arme : notre conscience. Une bonne illustration de ses possibilités est donnée par les gens en surpoids, qui alternent les phases où ils mangent trop et trop vite, et les phases de régime, plus frustrantes qu’efficaces. Une thérapie qui a fait ses preuves consiste à leur faire prendre conscience de ce qu’il mange : prendre le temps d’apprécier les odeurs, les saveurs, les textures ; sentir l’aliment en bouche, le mâcher lentement ; laisser la satiété s’installer. Le stratium libère alors de la dopamine en réponse à toutes ces sensations redécouvertes.
Ces personnes, qui font ce qu’il convient d’appeler de la méditation de pleine conscience, finissent par perdre du poids sans faire de régime, juste en apprenant à savourer les repas, servis en moins grande quantité. Elles parviennent à faire plus (de plaisir) avec moins (de nourriture). C’est ce que nous devons tous apprendre à faire.
Le tableau brossé par Sébastien Bohler n’est guère optimiste. Notre succès évolutif a été possible grâce au stratium, la partie la plus archaïque de notre cerveau. Mais aujourd’hui ce succès a atteint ses limites. Notre stratium évolue trop lentement pour s’adapter à notre développement exponentiel. Il nous pousse à en demander toujours plus, comme si nous étions encore des hommes préhistoriques dans un environnement menaçant, alors que nous devrions tendre vers davantage de sobriété.
Les ressources de la Terre s’épuisent, notre civilisation risque de s’effondrer, et nous ne faisons rien pour l’éviter. Il est plus qu’urgent d’en prendre conscience et d’agir en conséquence.
Excellent livre que ce texte de Sébastien Bohler, qui redonne à l’homme dit « civilisé » sa dimension animale. Nous avons beau cultiver les arts et les lettres, faire d’étonnantes découvertes, repousser toujours plus loin les limites de la connaissance, bâtir des empires, aller sur la Lune, etc., il n’en demeure pas moins que nous sommes des mammifères gouvernés avant tout par notre instinct de survie.
Ce que nous donne à voir Sébastien Bohler n’est guère réjouissant, d’autant plus que son argumentation s’avère particulièrement implacable. Les solutions qu’il propose paraissent bien légères devant l’immense, pour ne pas dire l’insurmontable, défi qui attend l’humanité, non pas d’un futur lointain, mais de la prochaine génération.
À vrai dire, si ce livre souffre d’un seul défaut, c’est celui de décourager ses lecteurs face à une partie qui semble perdue d’avance alors que Sébastien Bohler les appelle au contraire à réagir avant qu’il ne soit définitivement trop tard. Un livre lucide, essentiel, mais qui risque de conforter les « aquoibonistes ».
Ouvrage recensé
– Le Bug humain, Paris, Robert Laffont, 2019.
Du même auteur
– La télé nuit-elle à votre santé ?, Éditions Dunod, 2010.– Les Soldats de l'or gris, Éditions Odile Jacob, 2011.– Neuroland, Éditions Robert Laffont, 2015.
Autres pistes
– Christophe André, La Vie intérieure, Paris, L’Iconoclaste, 2018– Jérôme Boutang, Michel De Lara, Les Biais de l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2019– Ivar Ekeland, Le Syndrome de la grenouille, Paris, Odile Jacob, 2015– Jean Jouzel, Anne Debroise, Le Défi climatique, Paris, Dunod, coll. Quai des sciences, 2014– Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, coll. Babel, 2013