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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sénèque
Les Lettres à Lucilius se présentent comme un ensemble de 124 lettres écrites par Sénèque peu avant sa mort. Elles sont adressées à Lucilius dans le cadre d’une correspondance d’amitié. À travers celle-ci, le maître forme son disciple aux grands principes de la philosophie stoïcienne. Selon Sénèque, l’apprenti philosophe doit s’affranchir des plaisirs sensuels et des passions qui entravent l’âme et le corps. Il doit exercer sa Raison pour s’élever à la vertu et parvenir à la modération, nécessaire en toute chose et ultime voie d’accès à la sagesse.
Nous passons la plupart de notre vie ballottés entre souffrance et plaisir, préoccupés par le passé et soucieux de l’avenir, soumis aux lois de notre imagination et de nos passions. Ces états passagers nous laissent toujours un arrière-goût amer et nourrissent un profond sentiment d’insatisfaction auquel nous voudrions remédier. Mais comment trouver la paix intérieure ? Un itinéraire vers le bonheur se dessine dans ces Lettres à Lucilius, chef d’œuvre de Sénèque qui demeure d’une extraordinaire actualité.
La philosophie stoïcienne a de quoi nous réconforter : nous pouvons être heureux pourvu que nous le décidions, tel est son enseignement. En effet, loin d’être synonyme de passivité ou de résignation, elle nous exhorte à agir.
Tout d’abord, il convient de distinguer les biens méprisables tels que la richesse et la gloire des véritables richesses intérieures que sont par exemple la constance et la tranquillité de l’âme. Les uns sont périssables, éphémères et soumis au sort tandis que les autres, forgés par la vertu, sont libres et impérissables. Dès lors, il s’agit de nous délivrer de ceux qui ne dépendent pas de nous et de changer ceux qui en dépendent grâce à la force de notre volonté, notamment grâce à ce que le philosophe nomme « courage », vertu que l’on se doit d’entraîner assidûment. Pour ce faire, nous devons nous détacher des passions qui nous dévorent et sont tributaires du hasard. Ainsi, c’est la Raison qui doit présider à notre conduite et garantir l’absence de trouble : l’ataraxie.
Sénèque nous fait part de multiples conseils à visée pratique pour parvenir à la sagesse : comment bien user de son temps, comment se comporter en amitié, comment surmonter la maladie, comment se préparer à la mort... In fine, la sagesse nous permettrait de vivre sans souffrir des cahots en chemin.
Ce qui fait la singularité de ce texte, c’est avant tout la manière dont le maître initie son élève : il se fonde sur les expériences de la vie quotidienne et sur une multitude d’exemples rencontrés au cours de sa vie pour illustrer, en un style foisonnant qui fait volontiers appel à la métaphore et frappe l’imagination, une philosophie qui prône l’ascétisme sans renoncer à la joie.
La philosophie s’emploie à comprendre les lois de l’univers grâce à une observation attentive de la Nature. Grâce à la contemplation, nous accédons au divin : nous nous concentrons sur le tout plutôt que sur nous-mêmes qui ne sommes qu’une partie infime. Découvrir l’ordonnancement de l’univers, c’est trouver l’origine de son existence en comprenant quelles causes donnent forme à la matière inerte. Mais, si la physique gouverne une part de notre destin, l’homme demeure libre de ses représentations et de ses opinions d’où la dimension morale omniprésente dans le stoïcisme romain. Le divin est à la matière ce que l’âme est au corps. C’est sur l’âme que nous pouvons exercer notre liberté.
L’équivalent du divin en l’homme est la Raison qui permet la maîtrise des sens. Elle aiguille notre jugement et nous évite de tomber dans l’erreur. En effet, ce qui rend l’homme malheureux, ce ne sont pas tant les choses, mais l’idée erronée qu’il s’en fait. L’activité de la raison nécessite de la volonté. En cela, nous sommes responsables de notre bonheur. Nous avons le pouvoir de changer notre caractère et de vaincre les hasards de la Fortune à condition de courage. Nous devons affronter avec la même sérénité les plaisirs et les douleurs. Face à la torture par exemple, nous pouvons décider de rester calmes et de supporter ce qui est imposé à notre corps. Ainsi, un esclave peut être plus libre qu’un maître, car l’essentiel est sa vie intérieure et le caractère qu’il s’est choisi et dont il tire sa dignité. Au contraire, son emploi n’est qu’une détermination du hasard.
À force de travail sur soi, nous pouvons parvenir à la vertu - c’est-à-dire à l’action bonne - considérée comme parfaite. Elle a raison de tous nos tourments et exerce son empire même dans les moments les plus pénibles, car elle « les fait disparaître » (LXVI). D’ailleurs, « elle est aussi louable dans un corps libre et en bonne santé que dans un corps enchaîné et souffrant » (LXVI). Ainsi, bien que les circonstances puissent susciter plus d’admiration pour une vertu que pour une autre, la constance, la générosité ou la sobriété sont également parfaites dans la mesure où elles résultent d’un choix rationnel c’est-à-dire d’une émanation du divin. La sagesse est à concevoir comme une vie en conformité avec la Raison. En effet, celle-ci, en façonnant nos représentations et nos opinions, nous permet de persévérer dans un état de sérénité stable.
La philosophie se conçoit comme un éveil de la conscience, elle doit permettre de reconnaître ses vices pour entreprendre de s’en guérir. S’adonner à la sagesse exige de se libérer du présent, de toutes les occupations, de se détacher de la compagnie des autres hommes et de leurs coutumes qui exercent une influence souvent néfaste sur nos actions. Sénèque est lui-même retranché à la campagne lorsqu’il écrit ces lettres. L’otium – que l’on peut traduire par temps libre – que préconise le philosophe correspond ainsi à un retrait de la vie publique, mais il diffère de l’oisiveté en ce qu’il n’exclut pas l’action. L’itinéraire d’apprenti-philosophe peut être assez solitaire. Pour entreprendre la transformation de soi, il est nécessaire d’endurcir son caractère et de faire la guerre aux plaisirs, car « céder aux plaisirs, c’est céder aux assauts de la douleur, de la peine, de la pauvreté. » (LI). Nous devons éviter les excès tels que la gourmandise, les plaisirs charnels, l’ambition, l’orgueil ou la cupidité afin de ne pas devenir esclaves en notre âme. Mépriser les plaisirs revient à mépriser la souffrance. Il s’avère d’ailleurs plus facile qu’on ne le croit de persévérer dans l’exercice de la vertu, car elle se suffit à elle-même tandis que les vices tels que l’ambition ou la cupidité sont source d’inquiétudes.
Ainsi, Sénèque invite Lucilius à ordonner sa vie avec discernement en se fixant des règles intangibles dans tous ses aspects de l’existence : son apparence, son langage, son intérieur doivent répondre à une exigence de modération. Cette hygiène morale n’empêche pas la joie que permet d’insuffler la philosophie. Rien n’est nécessaire au sage qui a toujours en lui, intactes, la justice, la sagesse et la vertu qui survivent à la guerre, au deuil, à la ruine : le sage « se suffit à lui-même et c’est ainsi qu’il définit son bonheur » (IX). Peu importe sa condition, ses richesses, ses biens, l’homme heureux est celui qui sait se contenter de ce qu’il a et se sent heureux chaque jour. Ce bonheur constitue le fondement de la liberté.
Nous devons penser à la mort, car elle est la seule chose certaine et inévitable. Pourtant, elle n’est pas à craindre. En effet, il serait insensé de considérer la mort elle-même comme un malheur parce qu’elle ne peut pas causer de souffrance. De plus, elle s’inscrit dans la continuité de la vie : « Les évènements certains, on les attend ; seuls ceux dont on n’est pas sûr doivent être craints. » (XXX) Sénèque nous montre que c’est l’idée de la mort que nous craignons plutôt que la mort elle-même et qu’à cet égard, nous pourrions passer notre vie à la craindre puisqu’elle peut survenir n’importe quand.
Quand bien même elle se présenterait à nous sur l’heure, nous ne soupçonnons pas le courage dont nous pourrions faire preuve. Souvent, les dangers précédant la mort nous découvrent fermes et courageux. Les exemples ne manquent pas pour nous ôter nos craintes, car combien de lâches se sont comportés en héros au moment fatidique et ont librement choisi la mort plutôt que de perdre leur liberté en se rendant à l’ennemi ?
La mort demeure toujours une voie ultime vers la liberté face aux supplices ou à l’infamie. Le suicide est donc perçu comme un acte digne, nécessaire dans certaines circonstances. Sénèque, malade, accepta d’ailleurs de se trancher calmement les veines sur ordre de Néron en 65.
S’il ne faut pas se lamenter sur sa mort à venir et parfois la préférer à la vie, il ne s’agit pas non plus de cultiver ce que Sénèque appelle « la passion de la mort ». Certains hommes sont accablés par la vie, se sentent las et ennuyés au point qu’ils préfèrent mettre fin à leurs jours. Ce désir est souvent le fruit d’un mouvement de colère, d’une incapacité à maîtriser ses passions.
Au contraire, le sage, tranquille, peut mûrir sa réflexion et attendre paisiblement la mort ou « chercher le meilleur moyen de faire sa sortie » (Lettre XXX). Les plus chanceux meurent de vieillesse et se voient décliner jour après jour. D’autres succombent à la maladie qui leur cause des douleurs. La mort se présente à ceux-ci comme une libération. Quoi qu’il en soit, il nous faut garder à l’esprit que la durée de notre vie sur Terre importe peu : « L’important n’est pas de vivre, mais de bien vivre. » (LXX).
Sénèque nous met en garde : nous ne sommes pas maîtres de notre destinée et ne sommes jamais à l’abri d’un revers de fortune. Rappelons qu’au temps où écrit Sénèque, un homme influent peut être tué sur ordonnance de l’empereur, subir la haine d’un affranchi ou d’un rival à tout moment. Afin de jouer la partie à armes égales avec la Fortune, nous devons faire un usage raisonnable de ce que nous avons de plus précieux : notre temps.
Car, contrairement à ce que pense la foule, il est la seule chose qui nous appartienne vraiment. Nous le perdons trop souvent par négligence notamment dans les affaires publiques. Parfois aussi, le temps nous est volé. Puis, nous songeons au passé et appréhendons l’avenir par peur de l’incertitude. L’imagination se perd alors en conjectures. Tantôt habités par la crainte, tantôt par l’espoir, nous vivons nos malheurs à l’avance. Sénèque nous enjoint à nous concentrer sur le moment présent afin de reprendre possession de notre temps. Paradoxalement, pour prêter attention au présent, nous devons nous préparer au futur afin de n’être jamais pris au dépourvu.
En effet, afin de trouver la sécurité, Sénèque propose d’envisager le pire scénario qui soit. Mais s’il convient de s’y préparer, il ne s’agit pas pour autant de souffrir ou de mourir avant l’heure. Au contraire, Sénèque nous engage à vivre bien non pas en profitant des plaisirs comme le prescrirait Épicure –régulièrement cité au fil des lettres-, mais en mettant en pratique les enseignements du stoïcisme : nous devons faire de notre mieux en nous entraînant quotidiennement à vivre selon la Raison pour échapper aux fluctuations de l’âme et des évènements. Rien ne nous condamne à la passivité ou à l’indifférence.
Ainsi, ce n’est pas parce que mon corps ne dépend pas de moi que je ne dois pas essayer de me maintenir en bonne santé, de soigner mon alimentation, de bien me vêtir…même si en dépit de mes efforts, un élément extérieur comme la maladie ou la mort peuvent m’emporter. De même, bien que notre bonheur ne dépende pas de nos richesses, nous ne devons pas pour autant rechercher la misère. Mieux vaut dormir sous un toit que dehors, être en pleine santé que malade…
Aussi, Sénèque évoque-t-il longuement un des biens non nécessaires dont le sage pourrait néanmoins éprouver le besoin : l’amitié. Le sage étant son propre ami est certes capable de se passer d’un ami, mais peut néanmoins souhaiter aimer et mettre l’amitié en pratique, car un instinct l’y pousse. L’ami se définit comme celui en qui, après examen, nous pouvons avoir une confiance absolue. L’amour et le désintéressement doivent présider à l’amitié, car comme l’amour, elle est sa propre fin. Deux âmes amies peuvent courir mille périls voire mourir l’une pour l’autre. C’est dans cet esprit de bienveillance et de partage que Sénèque et Lucilius correspondent. L’objectif des lettres est d’ailleurs sans doute l’amitié elle-même. Sénèque se réjouit d’apprendre sur lui-même et de s’enrichir au gré de ses échanges avec son ami Lucilius.
Sénèque se fait ici directeur de conscience. Il croit en la libération de Lucilius et par son intermédiaire, en la nôtre. Le philosophe s’inscrit dans la tradition diatribique qui vise à mettre l’accent sur le dialogue entre le maître et l’élève afin de reproduire l’échange qui peut avoir lieu en cours de philosophie. Par ce dialogue, il entend amener l’homme passionné sur le chemin de la sagesse. Bien que les lois de l’univers nous prédestinent, il faut agir sur ce qui est en notre pouvoir. Oui, la douleur et la mort existent et sont inéluctables, mais nous pouvons les accepter en maîtrisant notre représentation de celles-ci grâce à notre Raison.
En effet, celle-ci chasse les passions, règle l’âme et agit sur le corps. En somme, notre bonheur dépend de notre attitude intérieure. Si je suis pris au milieu d’une tempête en pleine mer, je peux décider de paniquer ou non. L’expérience sera simplement moins pénible si je choisis la deuxième option. Quel que soit l’état dans lequel je me trouve, c’est ce que je fais de ce qui m’arrive qui importe. Un homme tempérant dont rien ne peut ébranler le calme vit en harmonie avec les lois de la Nature : il joue en quelque sorte sa partition dans le grand orchestre du cosmos.
En parcourant les Lettres à Lucilius, nous sommes frappés par l’exceptionnelle modernité de l’écriture. L’esprit est sans cesse tenu en éveil et pour cause : la théorie passe sans arrêt par des exemples du quotidien aussi banals que le mal de mer. Ces références aux expériences humaines concrétisent la pensée et nous donnent envie de mettre en application les préceptes du philosophe. L’expérience à travers laquelle nous nous reconnaissons est en particulier la sienne, en tant qu’homme oscillant entre erreur et vérité, vice et vertu, qui entend transformer sa « condition morale » (Amaranta Maruotti) et se dépasser lui-même.
En effet, si le stoïcisme n’est pas une philosophie du « moi », ce qui fait la particularité de Sénèque est d’insister sur l’intentionnalité du « je » dans le processus de transformation. Ces lettres peuvent ainsi se lire comme une véritable direction de conscience. L’œuvre de Sénèque sera d’ailleurs largement reprise par la communauté chrétienne. Une légende selon laquelle Saint-Paul aurait inspiré ces lettres à Sénèque lors d’un séjour à Rome en 61-62 eut même cours. En réalité, ces lettres sont dues à Sénèque qui avait lui-même prédit la postérité de son œuvre : « Je te le promets Lucilius : j’aurai la faveur de la postérité : je peux emmener avec moi des noms auxquels je donnerai la survie » (XXI).
Ouvrage recensé– Lettres à Lucilius, Paris, Éditions Pocket, coll. « Agora », 1991.
Du même auteur :– La vie heureuse, La brièveté de la vie, Paris, Editions Garnier Flammarion, 2005.– Éloge de l’oisiveté, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2015.
Autres pistes– Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 2002.– Jean-Baptiste Gourinat, Lire les Stoiciens, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2009.– Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Suivi de Manuel d’Épictète, Éditions Garnier Flammarion, 1964.