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Le Pari de la décroissance

de Serge Latouche

récension rédigée parThéo JacobDocteur en sociologie à l'EHESS, chercheur associé aux laboratoires PALOC (IRD-MNHN) et CRH (EHESS)

Synopsis

Société

Dans cet ouvrage, Serge Latouche cherche à clarifier son concept phare de « décroissance ». En dénonçant la colonisation de nos imaginaires par la pensée économique, il formule le projet d’une société économe et autonome, fondée sur l’écologie politique.

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1. Introduction

Le pari de la décroissance est rédigé au début des années 2000, à un moment où la crise environnementale peine à s’imposer dans les arènes internationales : « La maison brûle et nous regardons ailleurs » (référence au célèbre discours de Jacques Chirac, à l’occasion du Sommet du développement durable de Johannesburg en 2002). Pour Serge Latouche, tous les indicateurs vont dans le même sens : l’humanité s’apprête à affronter une sixième crise d’extinction des espèces. « Après quelques décennies de gaspillage frénétique, nous sommes entrés dans la zone des tempêtes » (p. 10).

Face à la multiplication des catastrophes naturelles, à la raréfaction des ressources énergétiques et à l’expansion démographique, l’auteur entend « clarifier » son concept de « décroissance ». Compte tenu des malentendus qu’a générés cette notion, il souhaite « remettre les pendules à l’heure ». Pour de nombreux commentateurs, la « décroissance » est devenue le synonyme d’une nouvelle forme d’obscurantisme, qui ferait revenir l’humanité à l’âge des cavernes.

Pourtant, selon l’auteur, « il [est] injuste de qualifier les partisans de la décroissance de technophobes et de réactionnaires sous le seul prétexte qu’ils revendiquent un "droit d’inventaire" sur le progrès et la technique (p. 97)» .

Pour Latouche, il y a urgence à repenser les lois de l’économie au sein de la biosphère. Nous ne pouvons plus faire comme si les promesses de « croissance infinie dans un monde fini » étaient possibles. Son entreprise de clarification est donc salutaire : dans la première partie de l’ouvrage, le théoricien de la « décroissance » cherche à réfuter les objections qu’on lui oppose régulièrement. Il expose, dans un second temps, un ensemble de solutions pour changer de civilisation.

2. Décoloniser l’imaginaire de la « croissance »

L’humanité a toujours eu recours aux échanges marchands. Néanmoins, même en Occident, l’économie était régulée par son insertion dans les domaines moral et religieux. L’enrichissement matériel était ainsi limité par un ensemble de normes sociales. La modernité a bouleversé ce rapport : la sphère marchande s’est autonomisée jusqu’à régir les différents ordres sociaux auxquels elle se soumettait. Fidèle aux analyses de Cornelius Castoriadis, Latouche dénonce la dimension religieuse que recouvre aujourd’hui l’économie : elle est passée d’un mode d’organisation de la production à une rationalité de pensée qui régit nos désirs.

Nos imaginaires sont colonisés par une idéologie fondée sur l’accumulation illimitée de la richesse : la croyance dans le progrès et la technique nous engage dans une « fuite en avant » insoutenable, tant écologiquement que socialement. « La démesure [...] a pris la place de l’antique sagesse qui consistait à s’insérer dans un environnement exploité de façon raisonnée » (p. 44). En brûlant un carburant non renouvelable, l’économie capitaliste montre son incapacité à saisir les réalités du système terrestre. Pourtant, ses lois biophysiques se caractérisent par l’ « entropie » : il s’agit d’un écosystème instable et irréversible marqué par la dégradation constante de l’énergie. La « décroissance » de Latouche prend la forme d’un athéisme, qui s’oppose à cette religion « sans limite ». Son effort de démystification s’avère difficile, car nos imaginaires s’expriment jusque dans la construction d’outils techniques ? à priori rationnels. Il en va ainsi de notre rapport fétichiste à l’égard d’indicateurs tels que le Produit intérieur brut (PIB). « Nous avons été "formatés" à y voir la mesure de notre bien-être considéré comme strictement proportionnel à notre consommation marchande » (p. 69). Dans un tel contexte, la remise en question de la « croissance » doit être radicale et ne peut se contenter de corrections « réformistes ».

3. Les limites d’un « développement » alternatif

Ces dernières années ont vu la multiplication d’adjectifs alternatifs dans le champ du développement ? durable, équitable, éthique, participatif, communautaire... Pour l’auteur, il s’agit bien de concepts « fourre-tout » qui « s’emploient à sauver la possibilité théologique » de la croissance. Ainsi, « il n’est jamais dit développement de quoi, pour qui et pour quoi, mais jamais non plus jusqu’où » (p. 133). Alors qu’en biologie, le concept de « développement » suppose un processus de maturation puis de déclin, ces logiques soi-disant alternatives continuent de promouvoir l’absence de limites.

La « décroissance » de Serge Latouche s’inscrit contre « une écologie réformiste qui se restreint à des vœux de décélération sans changer de cap » (p. 10). Contesté par une gauche raisonnable, l’auteur entend rappeler pourquoi ce pragmatisme ne peut être qualifié de pérenne. Pour lui, le terme même de « développement durable » traduit notre difficulté à rompre avec la rationalité économique dominante. Il s’agit d’une « tentative incantatoire de sauvetage de la croissance », en la dissimulant sous des habits neufs.

L’auteur voit cependant d’un bon œil la multiplication des initiatives, qui sans se revendiquer de la « décroissance », s’accordent largement sur l’insoutenabilité des logiques actuelles. Sa critique porte sur la configuration trop « individualiste » de ce type de changement : « la logique globale est plus forte que notre volontarisme personnel » (p. 107). Si ces énergies vertueuses sont requises pour entamer une décolonisation de nos imaginaires, elles demeurent néanmoins insuffisantes pour promouvoir une véritable « révolution culturelle ».

4. La révolution culturelle de la « décroissance »

Le programme de la « décroissance » cherche « l’abandon du projet de croissance pour la croissance ». « C’est un slogan politique à implication théorique, un "mot-obus" qui vise à casser la langue de bois du productivisme » (p. 17). La décolonisation de l’imaginaire se propose ainsi de « réencastrer » l’économie dans les ordres sociaux et écologiques. Il faut réinsérer l’espace marchand dans un réseau dense de contraintes communautaires qui le soumettent à l’intérêt collectif. L’auteur en appelle, à l’instar de l’écrivain George Orwell, à une « décence commune » : un bon sens moral par lequel nous reconnaissons ce qui est bon pour tous.

Mettre des bornes à l’accumulation du capital, c’est se donner les moyens de retrouver le sens des « vraies richesses ». Autrement dit, diminuer le bien-avoir matériel pour augmenter notre bien-être. Car le constat porté par l’auteur est celui d’une « anti-société » malade de sa richesse. Il cite en exemple la France, dont les habitants détiennent le triste record de la plus importante consommation d’antidépresseurs au monde. Au fond de nous-mêmes, nous serions conscients que cette société ne va pas dans le bon sens et qu’elle bride sans cesse notre créativité comme notre altruisme. La révolution culturelle de la « décroissance » reprend à son compte l’utopie conviviale développée par Ivan Illich dans son essai La convivialité (1973). Cet ouvrage dépeint ne société où l’échange entre humains compte plus que le travail, et où la recherche intime du bonheur se substitue à la logique froide et mécanique de l’industrie.

En définitive, Latouche invoque un renversement de valeurs où le relationnel l’emporterait sur le matériel. « L’attrait de l’utopie conviviale [...] est susceptible [...] de susciter suffisamment de comportements "vertueux" en faveur d’une solution raisonnable : la démocratie écologique » (p. 268).

5. Un « cercle vertueux » au Nord comme au Sud

Latouche souligne le caractère illusoire de la croissance : en vérité, « l’intégration de [ses] dommages collatéraux amènerait sans doute à conclure à une contre-productivité » (p. 58). À la place, il en appelle à la dynamique vertueuse de la « décroissance » ; la réduction de nos prélèvements sur la biosphère entrainerait un ensemble de conséquences positives pour les civilisations humaines. Ce « cercle vertueux » prend la forme d’un programme en huit « R » : « réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler ». Si les deux premiers « R » ont trait au renversement d’imaginaire invoqué par l’auteur, les suivants impliquent un ensemble de mesures s’enchainant de façon logique.

« Restructurer » suppose d’adapter l’appareil de production. Ajustée à des besoins plus économes, la nouvelle organisation entrainerait une réduction considérable du temps de travail. Ce nouveau temps libre impliquerait un vaste mouvement de redistributions : partage du travail, des revenus et de la terre, afin d’encourager l’agriculture paysanne.

En relocalisant la production, cette dernière favoriserait le démantèlement des firmes internationales et fragiliserait d’autant les intermédiaires financiers. Ce réaménagement permettrait d’adapter nos modes de vie dans le sens d’une plus grande sobriété : réduction des transports et de la consommation d’énergie, développement d’un artisanat de la réparation et indexation des coûts de recyclage à la charge de leurs responsables.

« En ce qui concerne les sociétés du Sud, l’objectif de décroissance n’est pas vraiment à l’ordre du jour dans les mêmes termes » (p. 154). En effet, cet enchainement causal ne peut se développer de la même manière dans des sociétés dont les systèmes politiques sont verrouillés par les exportations de matières premières. Au Sud, « la première étape consiste [donc] à rompre avec la dépendance économique et culturelle vis-à-vis du Nord » (p. 247). Dans un sens général, la société de « décroissance » implique de lever tous les obstacles à l’épanouissement de communautés autonomes.

6. L’autonomie locale comme horizon politique

Si le terme de « décroissance » est très récent, il s’appuie néanmoins sur une histoire ancienne qui rassemble les premières utopies socialistes, la tradition anarchiste et la pensée des pères fondateurs de l’écologie. Ces différentes sensibilités ont en commun d’être des courants dissidents qui encouragent la formation du sens critique. Aussi, l’autonomie recouvre une dimension particulière dans le projet de Serge Latouche : « L’autonomie est à prendre au sens fort, au sens étymologique – autos-nomos, qui se donne ses propres lois » (Latouche, 2014, p.17). Dans la filiation directe de Cornelius Castoriadis, la « décroissance » se construit donc sur un droit à l’auto-organisation et à l’auto-institution.

Dans cette perspective, l’auteur considère le « local » comme échelon politique privilégié. « Face à la boulimie d’un modèle urbain [...] dévoreur d’espace », il s’agit de « multiplier les expériences de reterritorialisation et [...] d’étendre progressivement le réseau des "organismes sains" pour faire reculer le désert ou le féconder » (p. 211). Organisées au sein de « biorégions », ces organisations locales parviendraient à réinventer des espaces de communs, où droit d’usage et gestion collective de l’espace se substitueraient à la propriété privée.

Pour l’auteur, « la revitalisation de la démocratie locale constitue beaucoup plus surement une dimension de la décroissance sereine que l’utopie d’une démocratie universelle » (p. 273), empreinte d’une vision occidentale. Contre une écologie planétaire centralisée, que Latouche identifie à la tentation d’un « éco-totalitarisme », il invoque la nécessité d’une organisation fondée sur la proximité, à l’instar de la démocratie athénienne. Ce modèle décentralisé, conjugué au sursaut engendré par la menace des catastrophes environnementales, serait le seul capable de « réenchanter le monde », en réintégrant l’humain au sein de son écosystème.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, Serge Latouche cherche à mieux définir son concept de « décroissance ». En analysant l’ensemble de ses implications pratiques et théoriques, il montre que la « décolonisation de nos imaginaires » est fondamentale pour l’invention de nouveaux modèles politiques. Ce faisant, l’auteur signe un plaidoyer en faveur d’une démocratie écologique où autonomie locale, convivialité et frugalité constituent la pierre angulaire d’une nouvelle forme de souveraineté. Le Défi de la décroissance reste d’une grande actualité. À sa parution, Serge Latouche a fréquemment été qualifié de passéiste, de réactionnaire, voire de « savant fou ». Pourtant, en 2019, certaines idées développées dans cet ouvrage ne choquent plus par leur radicalité. Nombre d’institutions ont repris à leur compte un discours décroissant, qui encourage les citoyens au « mieux-vivre » et au « mieux-être ». Force est de constater que l’aggravation de la crise environnementale ne fait que crédibiliser davantage les analyses de l’auteur.

8. Zone critique

Si son analyse est convaincante sur bien des points, cet ouvrage laisse quelque peu sur sa faim. Latouche confit au renversement des valeurs morales un rôle prépondérant dans la transition écologique. Néanmoins, il ne précise pas par quelles actions et configurations ces nouvelles croyances parviendront à se diffuser. Le slogan « penser global, agir local » n’est pas nouveau dans le débat politique, et malgré son indéniable succès, il peine à s’appliquer. En ce sens, les problématiques du conflit et de la conquête du pouvoir semblent avoir été laissées de côté. Enfin, si le théoricien de la « décroissance » apparait comme véritablement précurseur, certains glissements idéologiques n’ont pas été anticipés. En effet, le débat « éco-fascisme universel » vs « éco-démocratie locale » apparait bien vite tranché. Le « localisme » est lui-même frappé de certaines ambiguïtés : on le trouve aujourd’hui de plus en plus invoqué dans un sens raciste et réactionnaire, peu compatible avec le concept de « convivialité ».

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.

Du même auteur– Survivre au développement : De la décolonisation de l'imaginaire économique à la construction d'une société alternative, Paris, Mille et une nuits, 2004. – Avec Alain Caillé, Marc Humbert, et Patrick Viveret, De la convivialité : Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte, 2011. – Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, Paris, Le passager clandestin, 2014.

Autres pistes– Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2005. – Ivan Illich, La convivialité, Paris, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2014 [1973].

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