Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Shlomo Sand
Sous un titre quelque peu provocateur, Shlomo Sand s’intéresse au récit canonique du nationalisme juif, aux symboles et à l’imaginaire qu’il véhicule, ainsi qu’à ses parts d’ombre. Il interroge des thèmes récurrents de la tradition juive, comme celui de l’exil hors de la Terre sainte ou de l’origine commune de toutes les communautés juives, et remet ainsi en cause l’idée d’une continuité historique d’un « peuple » juif, affirmant qu’il n’existe aucun dénominateur culturel profane rassemblant ces communautés – définies principalement par leur croyance religieuse.
« Comment dénationaliser les histoires nationales ? » C’est à l’aune de cette question que Shlomo Sand propose une critique du récit national juif. L’auteur, se revendiquant marginal car n’étant pas spécialiste de ce champ historique, s’insurge contre la dimension ethnique – voire biologique – et exclusive de ce nationalisme.
Tout en avouant « triturer » sa propre identité, inculquée depuis l’enfance, il interroge et déconstruit les différentes conceptions de la nation et du nationalisme, les spécificités inhérentes au « peuple juif » et les mythes qui constituent le récit national juif, afin de comprendre la politique identitaire menée par le gouvernement israélien contemporain.
Le titre même de cet ouvrage, Comment le peuple juif fut inventé, fait directement référence aux travaux de Benedict Anderson, qui intègre la nation au domaine de l’imaginaire.
Cette conception s’oppose à l’idée commune que l’on se fait des nations, à savoir des « entités premières et presque naturelles, existant depuis toujours » (p. 51), définition entretenue par la confusion du terme de nation avec ceux de peuple et d’ethnie. Tandis que les peuples apparaissent et disparaissent selon les rapports de force entre États, et sont avant tout déterminés par leur attachement à un territoire particulier et à des institutions, l’ethnie fait quant à elle référence à l’idée de communauté naturelle : elle maintient ses membres dans une solidarité de destin, en leur attribuant une origine biologique commune et fantasmée.
Or ce que cherche à montrer Shlomo Sand , c’est que la formation des nations est contemporaine, et intrinsèquement liée à la modernité et à l’industrialisation du XIXe siècle. Elle s’explique par plusieurs changements fondamentaux : la standardisation des langues liées à l’imprimerie et à la diffusion du modèle économique capitaliste, l’émergence de nouvelles mobilités (professionnelles et sociales) liée à la disparition des structures agraires traditionnelles, et par conséquent l’apparition d’une culture de masse unique. L’idéologie nationale a ainsi rempli au sein de chaque État le rôle d’une nouvelle religion, portée par une élite culturelle qui a tracé, au travers de grammaires, romans et opéras, les frontières de la nouvelle patrie.
À partir de ce moment émerge une distinction fondamentale entre deux conceptions de la nation : le nationalisme ethnique et le nationalisme civique, ou libéral. Tandis que le second, défini par les écrits d’E. Renan, de J. S. Mill ou de T. Mommsen, met en avant le désir de l’individu d’intégrer une communauté imaginée ou sa sympathie envers cette communauté ; le premier se manifeste par son ethnocentrisme, se focalise sur les liens du sang et l’origine commune des nationaux et reste exclusif. C’est dans cette dernière conception que se place selon S. Sand le nationalisme juif.
Le récit nationaliste juif s’est progressivement fixé au XIXe siècle à travers la prose d’historiens comme I. Jost, M. Hess ou H. Graetz.
Alors que les Juifs d’Europe ont à l’époque de plus en plus de difficultés à s’intégrer dans leur pays de résidence, il apparaît impératif de constituer une nation qui leur soit propre. Ils sont en effet victimes de discriminations xénophobes dans les pays de l’Est, ainsi que de violences antisémites (pogroms de Pologne, Russie, affaire Dreyfus). Il s’agit dès lors de montrer que les communautés juives dispersées forment un peuple uni par une même origine et ne se définissent pas seulement par leur religion. À travers sa grande fresque historique, Graetz est le premier à créer un continuum entre le peuple juif évoqué dans les récits bibliques et la diaspora du XIXe siècle, idée qui sera ensuite développée par des universitaires, comme Yitzhak Baer dans les années 1920.
Le « peuple élu » de la Bible fournit ainsi aux juifs une origine ethnique commune, et les grands événements qui ont marqué son histoire deviennent autant de hauts faits insérés dans le roman national : la sortie d’Égypte, la conquête du pays de Canaan, la création d’un royaume unifié dirigé par les rois légendaires Saül, David puis son fils Salomon, etc. Cet âge d’or permet en outre aux juifs de revendiquer un certain droit de propriété sur la Palestine, terre qui leur revenait et dont on les a expulsés . La Bible, élevée au rang de « mythistoire », donne au peuple juif « un sentiment prolongé et presque éternel d’appartenance que le présent contraignant et pesant était incapable de fournir » (p. 179).
Elle occupe également une place importante dans le développement de l’État d’Israël. Dans les années 1950, le président Ben Gourion forme autour de lui un cercle de commentateurs de la Bible (B.-Z. Dinur, Y. Kaufmann) et puise dans ses représentations pour nourrir sa rhétorique politique. Le nouvel État se construit sur la « sainte trinité “Livre-Peuple-Terre” » (p. 156), et des noms de famille bibliques et hébreux se substituent aux noms adoptés lors de la diaspora.
Dans les années 1960-1970, si des découvertes archéologiques et une lecture historique plus critique ont remis en cause la réalité de plusieurs évènements (la sortie d’Égypte et la conquête de Canaan en particulier), les départements universitaires israéliens d’histoire sont cependant restés séparés de ceux consacrés à l’histoire du peuple juif.?
Afin d’affirmer une continuité directe avec le peuple élu de la Bible, le récit national juif a fait de « l’exil » son thème fondateur.
Il renvoie à deux épisodes précis de l’histoire juive : le premier exil des juifs à la suite de la prise de la Judée par les Babyloniens au IVe siècle av. J.-C. ; et le second, mieux connu, lié à la prise de Jérusalem par les Romains de Titus et la destruction du Second Temple.
Shlomo Sand s’oppose à la vision classique de l’expulsion en masse des juifs de Palestine, arguant que les Romains n’ont jamais pratiqué d’expulsion systématique des peuples conquis et que la période qui suit est une période de prospérité pour la culture religieuse juive en Palestine. Le mythe de l’exil aurait été emprunté à des traditions chrétiennes postérieures.
Selon l’auteur, on a donc dans les faits un « exil sans expulsion ». Mais comment expliquer, dès lors, la diminution du nombre de juifs en Palestine et le phénomène de la diaspora ? Cela se justifie d’abord par des phénomènes de conversion importants, au christianisme d’abord – devenu entre-temps religion d’Empire sous Constantin –, puis à l’islam au moment des conquêtes arabes (VIIe siècle). Une partie des paysans judéens restèrent ainsi sur leur territoire. À cela s’ajoute une émigration prolongée entre le IIe et le VIIe siècle, liée aux conquêtes et à l’usurpation des terres.
Quant à l’expansion des juifs dans le bassin méditerranéen, leur dispersion n’en est pas non plus le seul facteur : la conversion inverse, vers le judaïsme, y est pour beaucoup.
Tout cela vient battre en brèche l’idée d’une pureté originelle du peuple juif, du fait qu’il n’ait eu aucun contact avec les autres nations, ainsi que celle d’un monothéisme qui ne cherche pas à convertir. La conversion au judaïsme joua un rôle important sous la dynastie des Hasmonéens et se prolongea à travers l’extension de la civilisation grecque à toute la Méditerranée.
Si ce phénomène connut un coup d’arrêt avec la montée en puissance du christianisme, il se prolongea aux marges de l’Empire : péninsule arabique avant l’avènement de l’islam, Maghreb, péninsule ibérique, etc. Mais l’objet qui occupe la plus grande place dans l’essai de Shlomo Sand est le royaume juif des Khazars (VIe-XIIIe siècle), qui s’étendait à son apogée sur un « vaste territoire allant de Kiev au nord-ouest jusqu’à la Crimée au sud, de la Volga à la Géorgie actuelle » (p. 301). Alors que le judaïsme était prééminent au sein du peuple khazar, celui-ci a été complètement occulté car il échappait à la vision linéaire et exclusive du nationalisme juif.
Le nationalisme juif s’est construit en négatif, par exclusion des autres mouvements nationaux, autour de l’idée d’un peuple errant, sans territoire.
Une partie des penseurs sionistes, Max Nordau, Martin Buber et Nathan Birnbaum entre autres, se sont appuyés sur la science racialiste de la fin du XIXe siècle afin de mettre en avant des « liens du sang », biologiques, entre les juifs modernes et l’antique nation juive, en revendiquant un territoire sur lequel le peuple juif puisse se régénérer. Cette « théorie juive du sang » s’est ensuite répandue au sein des autres courants sionistes et a notamment été reprise par Jabotinsky, père de la droite israélienne . Les recherches portant sur la génétique des juifs ont poursuivi ce travail, s’efforçant de mettre en lumière un « gène juif » commun à toutes les communautés.
Par la suite, Shlomo Sand détaille la mise en place de l’État d’Israël, décrivant une « exploitation cynique de la religion juive dans la mise en œuvre des objectifs du sionisme » (p. 393), l’État empêchant par exemple l’existence d’un mariage civil afin d’éviter tout mélange de populations. Selon lui, Israël est une « ethnocratie juive aux traits libéraux » (p. 424), au service d’une ethnie fictive fondée sur une appartenance religieuse.
En 1950, la loi du retour accorde à tous les juifs du monde le droit d’immigrer en Israël, puis de recevoir la nationalité.
L’auteur montre dans son avant-propos l’absurdité d’une telle conception de la nationalité à travers l’exemple de plusieurs de ses proches : tandis que certains se la voient confiée par défaut, car juifs, d’autres désirant par-dessus tout rejoindre cette nation en sont exclus.
S. Sand interroge alors la compatibilité entre le caractère juif de l’État – inscrit dans les lois fondamentales de 1992 – et la démocratie. Puisque le régime démocratique implique la représentation de tous les citoyens de l’État et le partage des biens publics sur une base égalitaire, Shlomo Sand relève une incohérence avec le fait qu’une grande part de la population, non juive, soit laissée à l’écart et spoliée de son droit de propriété ; qu’il n’existe aucun symbole ni fête civile réunissant tous les citoyens ; et que les transports publics ne fonctionnent pas le jour du shabbat et lors des fêtes juives.
Si la démocratie n’implique pas nécessairement une neutralité culturelle, l’identité étatique doit cependant être inclusive. C’est pourquoi Shlomo Sand prône à la fin de cet ouvrage une transformation vers un État binational et une démocratie multiculturelle.
L’ouvrage se clôt sur une série de questions portant sur les possibles futurs de cet État israélien, en particulier : celui-ci arrêtera-t-il d’utiliser la rhétorique du « peuple élu », qui lui permet de se glorifier en excluant l’autre, et qui représente aujourd’hui un danger pour lui-même ?
Entre les deux conceptions de la nation que nous avons évoquées, celle de l’ethnocentrisme exclusif semble en effet l’avoir emporté dans le cas juif. Shlomo Sand tente ainsi de déconstruire les mythes et la lecture nationaliste de la Bible devenus des faits indiscutés, mettant pour cela en lumière certains éléments historiques occultés par le récit national traditionnel.
Comme le laissent supposer son titre et son sujet, l’ouvrage de Shlomo Sand fut très controversé dès sa publication. Il reçut néanmoins un accueil plutôt favorable en France, où il remporta en 2009 le prix Aujourd’hui, récompensant un ouvrage politique ou historique sur la période contemporaine.
La première critique qui lui a été adressée est celle de ne pas être spécialiste de cette question, ce que lui-même admet en déplorant n’avoir pu regrouper autour de lui une équipe multidisciplinaire. Comment le peuple juif fut inventé reste néanmoins un ouvrage de synthèse, fondé sur des sources secondaires, et couvre une période assez large pour sortir de tout champ d’études spécialisé. L’auteur revendique d’ailleurs la forme d’un « essai à caractère historique » (p. 9).
S’il nous offre des éléments de compréhension de la politique identitaire menée par le gouvernement israélien, cet ouvrage a cependant été accusé par l’historien Israel Bartal d’« inventer une historiographie sioniste d’un type qui n’a jamais existé », celle des « historiens autorisés » critiqués pour leur collusion avec le pouvoir, alors que les historiens libéraux ou démocratiques sont passés sous silence.
Bartal montre également que l’importance des Khazars, et plus largement de la conversion, dans la transmission du judaïsme était bien reconnue dans l’enseignement israélien des années 1950-1960, notamment à travers l’encyclopédie Mikhlal. Néanmoins, l’ouvrage de Shlomo Sand reste essentiel afin de saisir les ressorts du récit national juif, et à travers lui des mouvements nationalistes du XIXe siècle.
Du même auteur– Comment la terre d’Israël fut inventée – De la Terre sainte à la mère patrie, Paris, Flammarion, 2012.– Comment j’ai cessé d’être juif – Un regard israélien, Paris, Flammarion, 2013.– La fin de l’intellectuel français ?, Paris, La Découverte, 2016.
Sur Shlomo Sand et Comment le peuple juif fut inventé– Israel Bartal, « L’invention d’une invention. Lecture du livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé », Cités, no 38, février 2009, p.167-180.– Esther Benbassa et al. « Autour de Comment le peuple juif fut inventé de Shlomo Sand », Le Débat, no 158, janvier 2010, p. 147-192.