Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sigmund Freud et William C. Bullitt
Co-écrit avec le diplomate américain William C. Bullitt, cet ouvrage ne ressemble à aucun autre livre de Freud. Les auteurs y tentent de dépasser leur commune aversion pour Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), ce président américain qui, au sortir de la Grande Guerre, a joué un rôle si déterminant et si préjudiciable dans le règlement de Versailles qui annonçait déjà la Seconde Guerre mondiale. Comment ? À travers la composition, la plus neutre possible, d’un portrait psychologique de ce personnage historique majeur qui, d’après eux, aura entretenu un rapport objectif avec la folie.
En raison de son contenu explosif, cette étude atypique ne parut qu’en 1966, après la mort de la seconde épouse de Wilson. De fait, il y était question d’une étude de son psychisme : la démarche et le contenu étaient donc de nature à froisser des susceptibilités sans doute peu disposées à accepter de mettre à nu ce que l’inconscient dissimule.
Certes, durant dix longues années, les deux auteurs se sont scrupuleusement appliqués à éplucher tout ce que Wilson avait pu écrire et tout ce qui avait pu être écrit sur lui, de son vivant comme après sa mort. Mais le fait est que les hypothèses des deux analystes étaient assurément enclines à susciter gêne, effroi, voire indignation, tant de la part des proches du président (mort en 1924) que du public américain, encore très largement puritain.
Car, s’il ne fut pas vraiment question de quelque détail sulfureux, l’étude s’est attachée à conjecturer sur la vie intime et intérieure du président américain, sondé et mis à nu comme jamais et comme seul Freud, à l’époque, était en mesure de le faire. Les principaux traits psychologiques du président Wilson sont exposés d’entrée de jeu : ce dernier a eu recours au refoulement pour régler un conflit intérieur qui l’inclinait à être davantage féminin que masculin.
Avant d’entrer dans le détail du psychisme de Wilson, Freud s’applique à réexposer quelques-uns des principaux « théorèmes » de la psychanalyse, « lois » que ses investigations l’ont amené à découvrir depuis la fin du XIXe siècle.
Parmi les plus importants, la méthode du « refoulement », régulièrement utilisée par l’inconscient pour tenter de solutionner un conflit intérieur : « Le refoulement est la méthode qui consiste à nier l’existence du désir instinctuel qui demande satisfaction, en le traitant comme s’il n’existait pas, et en l’oubliant après l’avoir relégué dans l’inconscient » (p. 84).
Or, observe-t-il, le refoulement est « la moins efficace de ces méthodes », parce qu’« il est impossible, à la longue, de négliger les désirs instinctuels » et que « le désir refoulé continue à chercher un débouché », tout en demeurant « inaccessible aux critiques de la raison », puisque « coupé de la conscience » (pp.106-107).
Dans l’application de ses « théorèmes » au cas de Wilson, Freud (toujours accompagné de Bullitt) en vient alors à analyser que, « malgré son désir conscient de ressembler à son père », dans les faits, Wilson ressemblait beaucoup plus à sa mère, à la fois physiquement et moralement : « Il n’avait pas seulement son corps mince et chétif, mais encore sa sévérité, sa timidité et sa réserve » (p. 115).Dans la foulée, il est indiqué que Wilson le reconnut lui-même explicitement : « Quand je me sens mal, acariâtre, lugubre et que rien ne semble bien, je sais que le caractère de ma mère a pris le dessus en moi. Mais quand la vie me paraît gaie, belle, merveilleuse, je sais que prédomine en moi la part de mon père » (p. 116).
À partir de ce constat, Freud ne se contente pas de rapporter que, justement, d’après de nombreux témoignages, Wilson se sentait souvent mal, acariâtre et lugubre. Il affirme que « sa passivité à l’égard de son père était son émotion dominante » (p. 116) et, d’un point de vue psychanalytique, l’élément majeur et déterminant du psychisme féminin de Wilson.
Précisant son propos, Freud explique qu’en psychanalyse sont considérées « comme expressions de féminité tous les désirs qui sont caractérisés par la passivité, surtout le besoin d’être aimé ». Dans ces conditions, ajoute-t-il, la masculinité a part avec l’activité, et la féminité avec la passivité.
Or, disséquant l’enfance de Wilson (surnommé « le petit Tommy Wilson »), Freud décèle que, si « sa santé précaire l’attachait à sa mère », « le fait central de l’enfance de Tommy Wilson fut ses rapports avec son père » (p. 39). Selon les auteurs, « le père de Tommy Wilson était son principal objet d’amour ». Il était « le grand personnage de son enfance, en comparaison duquel sa mère faisait piètre figure » (p. 99).
Cette observation est corroborée par plusieurs biographes postérieurs, parmi lesquels Charles Zorgbibe. Son constat vient en droite ligne de l’analyse de Freud et Bullitt : « L’élément central de son existence est ce père pasteur, grand homme de la bourgeoisie presbytérienne locale, et maître incontesté de la cellule familiale ».
En quoi cet aspect fut-il déterminant ?
Freud rappelle que « de nombreux petits garçons admirent leur père », avant d’ajouter : « Mais il est rare de trouver une adoration aussi intense et aussi complète que celle de Tommy Wilson pour le sien. » Qui plus est, « chétif, le petit n’alla pas à l’école ». Ainsi donc, « toute sa première éducation vint des lèvres de son père » et « il but les paroles qui en sortaient avec une avidité extraordinaire » (p. 104).Or ce père, le révérend Joseph Ruggles Wilson, orateur avant tout, voulait que son fils soit « un presbytérien vertueux et d’une moralité exemplaire ». Pour Tommy Wilson, il aurait été impossible de ne pas devenir ce que son père voulut qu’il soit : « Son père voulut qu’il devint spécialiste des mots, et orateur. Il le devint » (p. 114). D’où ce portrait psychologique d’un président Wilson dépeint « en orateur illuminé et maladif, rivé à la statue d’un père épuisant d’exigences », conscientes et inconscientes.
Les auteurs rappellent que « Thomas Woodrow Wilson, enfant, s’imprégna des idées et des idéaux des Britanniques moyens, grands lecteurs de l’Ancien Testament, qui avaient répandu dans toute l’Amérique une conception biblique de l’existence » (p. 173). Et face à un père considéré comme l’interprète de Dieu sur terre, c’est tout naturellement qu’« il se sentit en communication directe avec Dieu ». Mieux, « il sentit que Dieu l’avait choisi pour une grande tâche », qu’Il « se servirait de lui » et qu’Il « le protégerait jusqu’à ce qu’elle fût accomplie » (p. 45).
Le comportement ultérieur de Wilson, notamment à Versailles, en constitue un indicateur quasi certain : Wilson « semble avoir identifié son père à Dieu dès son jeune âge », puis « sans doute s’identifia-t-il au Fils unique de Dieu peu après avoir identifié son père à Dieu » (p. 132-133). D’où, le fait que, « plus tard, la Maison-Blanche devint sa chaire, et l’univers sa paroisse » (p. 49).
En engageant les États-Unis dans la Première Guerre mondiale à partir de sa déclaration enflammée du 1er avril 1917, Wilson démontrait alors qu’il « voulait servir l’humanité en devenant le Prince de la paix ». En ce sens, « il était incapable d’être heureux s’il ne pouvait croire qu’il allait devenir le sauveur du monde » (p. 251).
Car « s’il ne pouvait conduire les États-Unis en guerre comme à une croisade pour une paix qu’il dicterait lui-même, peu lui importait d’être Président ou pas ».
De la sorte, le problème de la posture politique de Wilson a trait au fait que, d’une part, il prenait ses désirs pour des réalités et que, d’autre part, il lui était impossible de lutter pour se sortir de cet univers de mots (et non de faits) dans lequel le rapport à son père (décédé en 1903) l’avait enfermé depuis l’enfance.
C’est ainsi que, « du 1er avril 1917 à sa mort, il y eut, dans l’esprit de Wilson, deux sortes de faits totalement différents à l’égard de la paix et de la guerre : les faits réels, autant que possible refoulés, et ceux que son désir avait créés » (pp. 298-299). Comme de croire, en 1918, que le traité de Versailles était une « incomparable réalisation des espérances humaines », « le premier traité jamais signé par les grandes puissances qui n’ait pas été en leur faveur », « une assurance contre la guerre à 99 % » (p. 200).
« Les inconvénients pratiques du projet de Wilson étaient évidents ». Or, quand il « traversa l’océan pour apporter, à l’Europe déchirée, une paix juste et durable », Wilson se trouvait « dans la situation déplorable du bienfaiteur qui veut rendre la vue à un malade, mais ignore la structure de l’œil et a négligé d’apprendre les méthodes opératoires indispensables » (p. 317).
En effet, tandis que la diplomatie se fondait « non pas sur la nature pacifique des États, mais sur leur propension à faire la guerre qu’il fallait soit décourager soit contrebalancer », Wilson « n’avait que faire de l’idée d’équilibre des forces et jugeait la pratique de la realpolitik immorale ». Dans son idéal, il rêvait d’un monde bâti « sur le principe et non la force, sur le droit et non l’intérêt » (Kissinger, Diplomatie).
Mais c’est un fait : « Lorsque Wilson commence à se préoccuper de politique internationale, c’est parce qu’il la considère comme une annexe de la politique intérieure : les principes moraux qu’il entend faire triompher en politique intérieure doivent avoir leur prolongement en politique étrangère ». Or c’est « son ignorance du monde » qui lui permit « de se servir de la politique étrangère plus librement que de la politique intérieure pour exprimer ses désirs inconscients ». Car, « de même qu’en 1912 il avait senti que Dieu avait voulu qu’il devînt président des États-Unis », en 1918 il s’était persuadé « que Dieu voulait qu’il donnât la paix éternelle au monde ». Il partit donc pour Paris « en qualité d’envoyé de Dieu » (p. 241).
Malgré « son désir d’être le juge équitable de l’humanité » et cette volonté de faire triompher le droit à travers la Société des Nations (SDN), la suite de l’histoire est bien connue : la SDN s’est révélée impotente, tandis que, d’emblée, le traité de Versailles excluait l’Allemagne et la Russie du jeu international, préparant le terrain à l’instabilité chronique d’un entre-deux-guerres qui ne trouva matière à dénouement qu’à travers une Seconde Guerre mondiale encore plus dévastatrice.En fin de compte, c’est donc l’intrusion névrotique de Wilson dans la destinée du monde qui fut l’élément capital de cette catastrophe annoncée.
Freud et Bullitt ont insisté sur la part exorbitante de responsabilité imputable à Wilson : la paix de Versailles avait échoué parce qu’il avait rencontré « les chefs alliés non avec des armes masculines, mais avec des armes féminines : prières, supplications, concessions, docilité » ; parce qu’« il n’avait jamais osé se battre » et que « ses combats avaient toujours été gagnés avec des mots » ; parce que « lorsqu’il devait lutter personnellement contre Clemenceau ou Lloyd George, la profonde féminité qui était à la base de sa nature reprenait le dessus, et [qu’]il s’apercevait qu’il n’avait aucun désir de les combattre avec force » (p. 320).
Les deux auteurs estiment que Wilson aurait dû quitter la Conférence, dénoncer publiquement les Alliés comme les ennemis d’une paix durable, leur supprimer l’aide financière et économique qui seule leur permettait de vivre et les laisser face aux peuples de leurs pays respectifs qui exigeaient cette paix juste.
Dès le début de l’ouvrage, Freud met en garde son lecteur : sa démarche ne tend nullement à l’exhaustivité. Il s’agit de tenter de dresser un portrait psychologique du président Wilson. Quant à une psychanalyse proprement dite, il n’y pense même pas : la méthode psychanalytique veut que les analyses thérapeutiques se fassent entre médecin et malade, sous le sceau du secret professionnel. Aussi précise-t-il qu’il ne pourra jamais atteindre à une analyse complète du caractère de Wilson, puisqu’il n’aura pas eu l’occasion de le rencontrer.
Mais une autre critique pourrait être soulevée, qui a trait au contexte historico-politique dans lequel Wilson a été contraint d’œuvrer pour la paix. Freud et Bullitt estiment que le bolchevisme fut une excuse inventée par Wilson pour couvrir la nudité de ses capitulations répétées devant Lloyd George et Clemenceau à Versailles. Or, de ce point de vue, force est de constater que Wilson était lucide et rationnel : la guerre mondiale avait enfanté la révolution mondiale. Il lui fallait donc manœuvrer de façon extrêmement subtile et éviter d’être trop intransigeant vis-à-vis des Alliés qui, depuis la révolution d’octobre 1917, n’étaient pas épargnés par ce vent révolutionnaire transnational qui soufflait depuis la Russie de Lénine.
Or, à travers ses fameux Quatorze points, l’utopie wilsonienne était une réponse directement corrélative à l’utopie léniniste.
Ouvrage recensé– Le Président Thomas Woodrow Wilson. Portrait psychologique, Paris, Payot, 1990.
Du même auteur– Totem et tabou, Paris, Payot & Rivages, 2001 (1923).– L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986 (1939).– Psychopathologie de la vie quotidienne [1901], Paris, Petite bibliothèque Payot, 1979.– L’interprétation des rêves [1900], Paris, PUF, 1967.– Cinq leçons sur la psychanalyse [1910], Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1998.
Pour aller plus loin– Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2006 (3 tomes).– Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, Paris, Grasset, 2011.– Assoun Paul-Laurent, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture [1993], Paris, Armand Colin, 2008.– Causse Jean-Daniel, Figures de la filiation, Paris, Cerf, 2008.– Chalmeton Michelle et Vincent, Sigmund Freud: la vie et œuvre 1856-1939, Ed. Economica, 2005.