Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Sigmund Freud
Au-delà du principe de plaisir est un texte absolument fondamental dans l’œuvre de Freud. Dans cet essai majeur, Freud reconnait pour la première fois l’existence de tendances indépendantes de ce principe : les tendances autodestructives ou « pulsions de mort ».
La publication d’Au-delà du principe de plaisir marque un tournant décisif dans l’œuvre de Freud.
L’analyse des troubles psychosomatiques présentés par les « traumatisés de guerre » qu’il reçoit alors en consultation, le conduit en effet à remettre en question l’une de ses affirmations les plus fondamentales : celle suivant laquelle le fonctionnement de l’esprit serait entièrement déterminé par la recherche du plaisir.
C’est dans la période de l’après-guerre, en 1919-1920, que Freud entreprend l’écriture de cet ouvrage. Il est alors profondément impressionné par le souvenir des phénomènes de destruction massive auxquels il a impuissamment assisté. La guerre l’a en particulier frappé par son caractère d’absurdité : « Il nous semble que jamais un événement n'a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l'humanité, n'a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n'a aussi profondément abaissé ce qui était élevé » (p. 9).
Les hommes agissent ainsi comme s’il ne devait plus y avoir de paix, c’est-à-dire comme si l’effondrement de ce que la civilisation a édifié au prix de tant d’efforts constituait désormais pour eux un but ultime. Mais comment expliquer ce renversement manifeste des valeurs idéales, de l’expansion de la vie vers la détermination à la mort ?
Ces phénomènes sociaux mettent selon Freud en lumière l’existence d’une tendance humaine à l’autodestruction qui doit nécessairement pouvoir être expliquée à partir des points de vue de la psychanalyse. Freud constate cependant que ses théories du fonctionnement de l’esprit ne permettent pas de parvenir à cette explication : aucune des deux grandes tendances dont la psychanalyse affirmait jusqu’alors la domination dans le fonctionnement de l’esprit, ni la tendance au plaisir ni la tendance à l’autoconservation, n’entrent manifestement en cause dans ces phénomènes.
Ce constat impose donc au psychanalyste un nouveau travail de recherche et une révision en profondeur de ses théories.
C’est à cette recherche que se consacre Freud en analysant les symptômes des « traumatisés de guerre » qu’il reçoit alors en consultation. Les soldats de la première guerre mondiale ont en effet été profondément choqués par cette violence, sans précédent, dont ils ont été les acteurs et les témoins. Nombre d’entre eux présentent les symptômes de ce que l’on appellerait aujourd’hui un état de « stress post-traumatique » : anxiété, irritabilité, isolement, cauchemars, conduites pathologiques, dépression…
En s’intéressant au motif psychologique déterminant la formation de ces symptômes, Freud parvient à une observation clinique essentielle : tous ont pour origine une mystérieuse tendance à réactualiser les souvenirs de scènes traumatiques que ces patients voudraient pourtant pouvoir oublier. Ces réminiscences incontrôlables les plongent chaque fois dans un état de terreur et d’hébétude. Les « traumatisés de guerre » s’épuisent à lutter contre ces manifestations anxiogènes. Phénomène plus grave encore : le sommeil est également devenu pour ces individus une source d’angoisse puisque l’état de rêve dont il s’accompagne remet systématiquement en scène ces souvenirs traumatiques. L’angoisse, la fatigue entrainée par les insomnies et l’incapacité de maintenir l’état de sommeil (les cauchemars provoquant le réveil) sont cause d’un affaiblissement général de l’organisme.
Les tendances inconscientes se manifestant à travers cette « compulsion à répéter » les évènements traumatiques semblent ainsi avoir pour finalité de « court-circuiter » les tendances au plaisir et à l’auto-conservation. Elles réussissent à paralyser l’esprit dans un état de stupeur qui ne permet plus la satisfaction des besoins vitaux. L’organisme travaille ainsi à son autodestruction. Dans la formation des symptômes des traumatisés de guerre, Sigmund Freud repère ainsi que les processus psychiques ne sont pas déterminés par le principe de plaisir mais par une fixation sur ce qui éveille la douleur.
Afin de comprendre cet étrange phénomène, le psychanalyste va dans un premier temps chercher à étayer ses observations en puisant comme à son habitude à la fois dans le champ de la clinique et dans celui de la vie quotidienne. Son attention se porte donc sur la distinction de situations exemplaires dans lesquelles se manifesterait cette mystérieuse tendance à réactualiser (répéter) des situations violentes ou pénibles, de la même façon que dans la névrose traumatique.
L’observation du jeu inventé par son petit-fils de 18 mois lui fournit alors une nouvelle occasion d’appréhender ces phénomènes. Durant les longues absences de sa mère, cet enfant avait pris l’habitude de jeter par-dessus son lit une bobine reliée à une ficelle, en accompagnant son geste d’un « o-o-o-o », signifiant d’après son entourage le mot « fort » (en français : « parti »). Puis en tirant sur la ficelle il ramenait la bobine vers lui en la saluant par un « là » (« Da » en allemand). L’enfant réactualisait manifestement à travers ce jeu l’expérience du départ et du retour de sa mère.
Or, en observant cette activité durant plusieurs jours, Freud s’aperçut de ce fait étonnant : seule la phase douloureuse de la séparation (symbolisée par le lancer) était le plus souvent mise en scène par l’enfant. Il s’agirait donc ici encore d’une activité déterminée non pas par le principe de plaisir, mais par une impulsion à réactualiser des scènes ayant entrainé un fort déplaisir.
Freud constate ainsi que cette tendance qui fait exception au principe de plaisir n’appartient pas au seul tableau clinique de la névrose traumatique. Il va maintenant effectuer un pas décisif en s’intéressant à un phénomène très fréquent dans la cure psychanalytique : cette tendance compulsive du patient à mettre en scène, à travers des passages à l’acte irrationnels, dangereux et incontrôlables, des scènes traumatiques de leur passé. Le malade est ainsi « obligé de répéter le refoulé [les contenus inconscients censurés par la conscience] comme expérience vécue, dans le présent, au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé » (p. 58).
Cette compulsion de répétition, qualifiée par Freud de « démoniaque », élabore continuellement des scénarios désastreux qui font rejouer au patient, sur une autre scène, des expériences violentes, humilantes ou douloureuses. Ces processus demeurent strictement inconscients et la personne accusera donc tantôt le destin, qui lui infligerait cruellement la répétition des mêmes souffrances, tantôt une force étrangère et démoniaque qui se serait introduite en elle et la contraindrait à accomplir des actes irrationnels.
Les manifestations incontrôlables de cette compulsion à la répétition constituent donc une menace considérable dans la vie de ces malades. Pour les individus névrosés, elle prendra la forme de mises en échec systématiques (par exemple le fait que toute relation nouée finisse par se rompre avec la découverte d’une trahison), de tendances auto-destructrices (par exemple des impulsions à dépenser inconsidérablement de fortes sommes d’argent), voire des impulsions suicidaires.
Pour les personnes ayant récemment subi un traumatisme (ou qui ne sont pas parvenues à le dépasser psychiquement), elle se manifestera par la production de pensées et d’images terrifiantes, qui les épuisent physiquement et psychologiquement. Le fait que ces phénomènes se manifestent de façon exacerbée lorsque l’attention est relâchée (par exemple durant le rêve pour les individus traumatisés) met clairement en évidence le fait qu’ils ont leur origine dans des processus psychologiques inconscients.
Les malades eux-mêmes ont d’ailleurs bien conscience du fait que ces tendances « démoniaques » se manifestent à la faveur de ce qui trouble leur attention. Durant la cure psychanalytique, il est ainsi très fréquent que les patients résistent à l’injonction de laisser libre cours à l’expression de leurs pensées afin d’empêcher leur surgissement. Tentative inutile et même bien dangereuse selon Freud, puisque les revendications inconscientes non satisfaites bénéficieront alors des conditions idéales pour se développer, et finalement s’exprimer.
Il importe en effet de ne pas surestimer les capacités du moi (du système de la conscience) à se rendre maître des pulsions inconscientes, dont la caractéristique essentielle est d’exercer sur l’organisme une tension permanente (et même croissante) jusqu’à l’obtention d’une satisfaction. Ce moi n’est d’ailleurs selon Freud qu’un fragment du « ça » (la partie inconsciente du psychisme) qui s’est différencié sous l’influence du monde extérieur, et à laquelle il revient la fonction essentielle d’orienter la satisfaction des pulsions vers un but adéquat (un objet), en tenant compte des contraintes de la réalité.
Ce moi ne peut donc ignorer les revendications du ça, qui manifestent les besoins fondamentaux de l’organisme. Sa tâche est de lier ces impulsions qui lui parviennent de façon désordonnée, irrationnelle et dangereuse afin de procéder à la décharge des excitations internes par une action adéquate. Les impulsions du ça visent en effet des possibilités de satisfaction immédiates et directes, sans tenir compte de la réalité et de ses dangers : c’est ce que Freud appelle les « processus primaires ».
Tout le travail de la conscience consiste à transformer ces processus primaires en « processus secondaires », c’est-à-dire à les lier à des représentations afin que l’individu puisse contrôler ses impulsions par l’intermédiaire du jugement. Les excitations (pulsions) qui demeurent dans l’esprit à l’état non lié tendent en effet à se manifester de façon compulsive et dangereuse dès que la situation le permet.
C’est la raison pour laquelle le malade met souvent en scène les expériences traumatiques pour les « abréagir » (pour en modifier le cours après-coup) : au moment où il revit la scène, il mobilise alors toute son énergie pour se rendre maître de la situation et parvenir à contenir les excitations, en les liant à des représentations. Ce travail de traduction et de liaison en « langage conscient » est un préalable nécessaire à l’orientation des pulsions vers la réalisation d’actions adéquates, devant permettre la décharge progressive de l’excitation accumulée.
Étant parvenu à ce point d’explication, Freud va maintenant se trouver confronté à cette question difficile : certes, l’analyse des manifestations de cette tendance à la répétition nous a permis de constater qu’elle permettait (ou visait à permettre) au moi de parvenir retrospectivement à la maîtrise d’une expérience traumatique ; mais cela n’explique pas pour autant l’origine pulsionnelle (inconsciente) de cette tendance, qui n’est en rien déterminée par la recherche d’un plaisir. Toute activité de l’organisme provient en effet d’une impulsion à agir, laquelle n’a pas sa source dans le moi mais dans cette zone frontalière entre le psychique et le somatique (le corps) : le « ça », siège de l’inconscient pulsionnel. Mais de quelle nature mystérieuse sont donc ces pulsions qui se manifestent sous la forme d’une compulsion de répétition, qui plus est déterminées à réactualiser des expériences menaçantes pour la survie de l’organisme ?
À l’évidence, ces tendances ne sont ni déterminées par les pulsions sexuelles (recherche du plaisir dans la satisfaction des besoins organiques), ni par les pulsions d’autoconservation (fuite des situations entrainant la souffrance ou le déplaisir). Cette analyse conduit donc Freud à formuler l’existence d’un autre type de pulsions, dont le but serait de ramener l’organisme, en épuisant ses forces vitales et en rompant les liens qui le rattachent à la vie terrestre, à un état de non-tension absolu, suivant ce qu’il nomme le « principe de nirvana ».
Ces pulsions manifestent des tendances qui se situent « au-delà du principe de plaisir », plus archaïques que celles qu’il appelera désormais les « pulsions de vie » (réunissant les pulsions sexuelles et d’autoconservation). Elles traduiraient dans l’homme la nostalgie de « l’inorganique », c’est-à-dire de l’inertie et de l’indifférence d’un corps inconscient de sa propre existence, qui n’aurait pas encore éprouvé ces tensions déplaisantes inhérentes à la vie.
Freud conclut cet exposé en formulant une proposition bien surprenante : le but des pulsions organiques ne serait-il pas de revenir à un état inaugural de non-vie (à l’inorganique), en déterminant l’organisme à remonter l’histoire de son évolution à rebours ? Les pulsions de mort travailleraient ainsi à défaire continuellement ce que crée la vie.
Elles s’emploieraient pour ce faire à rompre les liens libidinaux (sexuels et affectifs) qui attachent l’organisme aux objets du monde extérieur et à lui-même (amour de soi, qualifié par Freud de « narcissisme »), s’opposant ainsi aux pulsions de vie qui opéreraient dans un sens absolument contraire (recherche de la satisfaction par l’union avec l’objet).
Mais ne faudrait-il pas finalement considérer que les pulsions sexuelles seraient également déterminées à faire régresser l’organisme vivant, jusqu’à la mort ? On pourrait en effet considérer qu’en cherchant à s’attacher durablement l’objet qui éteint dans l’organisme toute sensation de manque, ce que l’acte sexuel met en scène de façon caractéristique, l’homme chercherait bel et bien à en finir avec le désir et donc avec la vie.
Cette formidable décharge d’excitation que constitue l’orgasme, et surtout le sentiment d’extase qui l’accompagne, ne montrent-ils pas de façon évidente le but finalement poursuivi par les pulsions sexuelles : ramener l’organisme à l’état inanimé par le détour de la relation avec l’autre ?
La lecture de l'ouvrage s’avère difficile et, en bien des points, déroutante. Face à ces hypothèses, Freud s’est d’abord montré lui-même très dubitatif : « On pourrait me demander si et dans quelle mesure je suis moi-même convaincu des hypothèses que j’ai développées ici. Je répondrais que je ne suis pas moi-même convaincu et que je ne demande pas aux autres d’y croire ». Il décidera finalement d’intégrer définitivement ces hypothèses à sa métapsychologie.
La réception de ces thèses par les psychanalystes demeure aujourd’hui encore très partagée. Si certains ont tout bonnement choisi de les ignorer, des psychanalystes de renom comme Sándor Ferenczi (1873-1933) et Jacques Lacan (1901-1981) ont pour leur part largement contribué à les diffuser. On se rapportera pour le premier à sa célèbre étude de l’évolution de la vie sexuelle humaine (Thalassa, publié en 1924) et pour le second à son introduction du concept de jouissance dans la théorie psychanalytique (voir en particulier son séminaire de 1957-1958, Les formations de l’inconscient.
Ouvrage recensé
– Au-delà du principe de plaisir, dans Essais de Psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1990 [1920].
Ouvrages du même auteur
– Le Malaise dans la culture [1930], dans Œuvres complètes, t. XVIII, Psychanalyse, Paris, PUF, 1994.– L’interprétation des rêves [1900], Paris, PUF, 1967.– Totem et Tabou, Paris, Editions Points, 2010.– Psychopathologie de la vie quotidienne [1901], Paris, Petite bibliothèque Payot, 1979.– La naissance de la psychanalyse : lettres à Wilhelm Fliess, notes et plans (1887-1902), Paris, PUF, 2009. – Trouble de mémoire sur l’Acropole, suivi de rêve et télépathie, Paris, l’Herne, 2015. – Cinq leçons sur la psychanalyse [1910], Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1998.— Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort [1915], in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1981.
Autres pistes
– Paul-Laurent Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1991.– Michelle et Vincent Chalmeton, Sigmund Freud: la vie et oeuvre 1856-1939, Ed. Economica, 2005.– Sigmund Freud, Le Moi et le ça [1923], dans Essais de Psychanalyse, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1990.– Sigmund Freud, Le Malaise dans la Culture [1930], dans Œuvres Complètes Psychanalyse, vol. XVIII, Paris, PUF, 1994,– Robert Samacher, Sur la pulsion de mort, Création et destruction au cœur de l’humain, Paris, Éditions Hermann, 2009.